CHAPITRE XIII BRANLE-BAS DE COMBAT

Le jour se leva enfin, un jour clair, lumineux, mais dont l'ardeur torride se trouvait atténuée par les souffles d'une brise fraîche.

L'heure de la grande bataille avait sonné. Déjà, sur les rivages de l'îlot, les prisonniers, lady Stanhope en tête, étaient accourus pour assister aux péripéties du combat. Toute la nuit ils avaient été tenus en haleine par le bruit du canon.

Ils avaient vu la nier s'illuminer au large des rapides éclairs des bouches à feu. Haletants d'angoisse, sentant que leur destinée se jouait sur l'abîme sans qu'ils pussent aider au dénouement, ni prêter la main à leurs compatriotes, ils avaient appelé le jour de tous leurs vœux, espérant que la victoire appartiendrait aux Anglais.

Car ils ne pouvaient croire que les corsaires eussent l'audace de s'attaquer à la marine régulière de la Grande-Bretagne, à une frégate flanquée de deux corvettes de Royal Navy.

Et cependant, cette invraisemblable hypothèse, ce jour qu'ils appelaient de tous leurs vœux enfin allait la leur montrer réalisée.

Dès que les premières brumes furent dissipées, on put voir de la côte les trois vaisseaux de guerre s'avancer résolument.

Les Anglais prenaient l'offensive. Ils jouaient leur va-tout.

La lumière leur avait permis de reconnaître les avaries subies par leur propre maladresse et de quelle ridicule façon ils s'étaient laissé jouer par leur ennemi.

Et maintenant, la rage au cœur, altérés de vengeance, ils brûlaient de faire expier à l'audacieux corsaire l'humiliation qu'ils avaient subie.

Mais Surcouf était déjà prêt à la lutte. Les équipages, reposés et frais, faisaient des gorges chaudes sur l'incident de la nuit. Tous les hommes aptes à la lutte, la hache et le sabre d'abordage au poing, s'apprêtaient à fondre sur leurs adversaires.

Ils avaient eu l'avant-goût de la victoire. Ils entendaient bien l'achever.

Au moment d'appareiller, Jacques de Clavaillan appela Will.

« Guillaume, mon enfant, lui dit-il, voici la première affaire à laquelle tu vas assister. Elle sera chaude. As-tu peur ? »

Les yeux du mousse étincelèrent et son poing se serra convulsivement.

« Est-ce à moi que vous dites cela, monsieur le marquis ? »

Jacques eut un bel éclat de rire, et, frappant sur l'épaule du gamin :

« Bravo ! fit-il, voilà la meilleure réponse, “monsieur le marquis”, rien que ça ! Morbleu ! Tu me rappelles la réplique de Rodrigue à son père, dans le Cid. Je vois que tu seras crâne. Viens çà, et embrasse-moi comme un frère. »

Guillaume se jeta éperdument dans les bras de son chef.

Celui-ci reprit, après un examen scrupuleux du mousse :

« 'I'u n'as pas beaucoup plus de treize ans, je crois, mais tu en marques dix-sept ou dix-huit. Songe que les goddems ne t'épargneront pas. Fais donc bien ta besogne, et ne ménage personne, quand nous aborderons, car il est certain que nous irons à l'abordage, mon gars. »

Il n'avait pas fini de parler que le signal de l'attaque était hissé au grand mât du Revenant.

Répondant au défi des Anglais, Surcouf courait sus à l'ennemi.

Les forces des deux partis étaient à peu près égales, bien que l'Anglais n'eût que trois bâtiments à opposer aux quatre des Français.

Mais le Good Hope, avec ses deux pièces de retraite, ne pouvait être tenu pour un combattant. D'ailleurs, le Malouin n'entendait l'utiliser que comme un stratagème.

Son ordre de bataille était fort simple.

À la tête du Revenant, il allait attaquer personnellement le Kent. Clavaillan et la Sainte-Anne se porteraient sur l'Eagle, pendant que la Confiance se mesurerait avec la Queen Elisabeth.

Surcouf attirerait insensiblement la frégate jusqu'à ce qu'elle fût à portée du Good Hope. À ce moment les quelques gaillards résolus que conduisaient Evel et Ustaritz accrocheraient le navire anglais capturé à l'arrière du grand vaisseau, et pendant que celui-ci s'efforcerait de se dépêtrer de cet obstacle imprévu, le corsaire le mitraillerait sans relâche.

L'ordre fut exécuté au pied de la lettre.

Le commodore John Harris, si présomptueux et si plein de morgue dédaigneuse à l'encontre de son subordonné, le commandant Peterson, ignorait l'habileté stratégique de Surcouf et ne voulait point y croire.

C'était d'ailleurs la première fois que le Malouin faisait acte de chef d'escadre. Son génie, prompt aux rapides assimilations, allait emprunter à Nelson lui-même l'audacieuse méthode qui avait assuré au grand marin anglais sa double victoire d'Aboukir et de Trafalgar.

En voyant les quatre bâtiments français venir à leur rencontre, les marins du roi George n'en purent croire leurs yeux.

Il leur fallut pourtant se rendre à l'évidence lorsque, parvenus à un quart de mille de leur ligne, simultanément le Revenant, la Sainte-Anne et la Confiance évoluèrent dans le vent et firent pleuvoir sur les vaisseaux anglais un véritable déluge de fer.

Une décharge de mitraille tua trente hommes à bord du Kent.

En même temps un boulet ramé emporta la moitié de la passerelle, et, avant que l'équipage eût pu déblayer le pont, dix canons de la batterie crevèrent le flanc de la frégate, éteignant ses pièces de tribord. La lutte était mal engagée.

John Harris le comprit. Pesamment le Kent vira et envoya sa bordée. Trop tard. Déjà le rapide navire passait avec une fulgurante vitesse sous la hanche de son lourd adversaire. Le feu de celui-ci ne fit que raser son gaillard et lui tuer ou blesser cinq hommes.

En revanche, il prit en enfilade l'Anglais, et des pièces de chasse balayèrent de bout en bout le pont déjà dévasté par la première décharge.

Puis, passant à bâbord, il envoya la bordée de quinze canons dans les œuvres vives du Kent.

Ce fut effroyable comme le passage d'une trombe. Le grand mât, haché, s'écroula. La barre fut rompue et le vaisseau, pareil à un cygne auquel on aurait brisé du même coup l'aile et la patte, se mit à dériver misérablement sous les remous.

« Hardi, les gars ! cria le Malouin. Il est à nous ! » C'était le signal.

À ce moment, l'étrave du Kent vint frôler l'étambot du Good Hope. Une décharge suprême des pièces de retraite de celui-ci fit une trouée dans les rangs anglais, et les vingt hommes d'Evel et d'Ustaritz, se ruant sur le gaillard de la frégate, accrochèrent son beaupré à l'arrière du lourd trois-mâts.

Les marins britanniques s'élancèrent à leur rencontre.

Mais au même instant, l'insaisissable Revenant virait pour la troisième fois, et balayait le Kent avec sa batterie de tribord.

La frégate était perdue.

Un tiers de son équipage était tombé sous la mitraille. Le reste, plus ou moins blessé, se serrait autour du commodore et de ses lieutenants.

La défaite était lamentable, humiliante au-delà de toute expression.

Mais John Harris était aussi brave que présomptueux. Il voulut faire tête à ses ennemis. Rassemblant ses hommes en carré, il accueillit par un feu de mousqueterie bien nourri les marins du Revenant qui s'élançaient à l'abordage et escaladaient l'arrière.

Surcouf perdit là une quarantaine des siens.

Mais le moment d'après les Anglais, sabrés, hachés, réduits à la proportion d'un homme sur quatre, étaient contraints de mettre bas les armes.

Le vainqueur laissa au commodore son épée.

Aussi bien l'ennemi méritait-il ce suprême honneur.

John Harris était étendu sur le pont, enveloppé dans le pavillon britannique, le corps et les membres troués de huit blessures.

« Je ne m'attendais pas à être vaincu par vous, monsieur Surcouf, murmura le glorieux vaincu quand il fut en présence du corsaire.

— Ce n'est pas un médiocre honneur pour moi, monsieur, expliqua celui-ci. Votre Seigneurie a fait tout son devoir. Vous tombez en héros. J'en rendrai témoignage à l'Amirauté anglaise. »

Il donna l'ordre d'emporter avec précaution le blessé qu'il fit déposer dans sa propre cabine à bord du Revenant.

Puis, amarrant la frégate prise au Good Hope, il se disposa à revenir à la charge contre les deux corvettes.

La Queen Elisabeth luttait désespérément contre la Confiance. Démâtée, transformée en ponton, n'ayant plus qu'un homme valide sur dix, elle refusa d'amener son pavillon.

Debout, à l'arrière, le aras en écharpe, l'héroïque commandant Peterson salua d'une dernière décharge la Confiance, qui perdit du coup vingt hommes. Puis au cri de : « Vive la Vieille Angleterre ! » la corvette et ce qui restait de son équipage s'engloutirent dans les flots troublés et noircis par les violences de la lutte.

Dans le même temps, Jacques de Clavaillan s'emparait de l'Eagle. La bataille avait été chaude sur ce point plus que sur tout autre.

Le brick, rivalisant de vitesse et d'audace avec le Revenant, avait passé, toutes voiles dehors, sous les canons de la corvette. Supérieurement servi par ses canonniers, il avait démonté les pièces du pont, éteint le feu des batteries de tribord et logé deux boulets au niveau de la flottaison.

Une volée en retour brisa le gouvernail de la corvette anglaise, un feu de salve admirablement dirigé tua une trentaine d’hommes dans les haubans. Et tout aussitôt les deux bâtiments se trouvèrent bord à bord. L'Anglais tenait bien. Un ouragan de plomb et de mitraille passa sur la Sainte-Anne, trouant des têtes et des poitrines, fauchant des jambes et des bras, amoncelant les cadavres.

Et quand il fut passé, Guillaume, frémissant, enivré par la poudre, tenant une hache dans la main gauche, un pistolet dans la droite, se vit debout sans une égratignure, aux côtés de son commandant, intact, lui aussi.

C'était le moment attendu par Clavaillan.

La Sainte-Anne avait pris le vent. Elle vint donner à toute volée dans la joue de bâbord de l'Eagle et engagea son beaupré dans celui de l'Anglais. Le choc fut formidable.

Mais les matelots étaient prêts. Ils s'étaient rassemblés en masse compacte autour de leur commandant. Tous ensembles s'élancèrent à l'abordage de la corvette, tandis que six des pièces du brick faisaient feu simultanément sur le pont de l'ennemi.

En ce moment Will se sentit saisir par le bras gauche. En même temps, une voix bien connue lui cria à l'oreille :

« Hé ! pitchoun, ça chauffe pour le présent. On va en découdre avec les Ingliches. N'as pas peur. On est près de toi.

— Comment, se récria l'enfant, toi ici, Piarrille ? Je te croyais sur le Good Hope avec Evel ?

— Nous y étions, té. Mais il n'y a plus rien à y faire pour le quart d'heure. Tout est fini. Alors, tu comprends, rien ne pouvait nous empêcher, Evel et moi, de venir rejoindre le commandant. »

Mais déjà l'attaque était commencée. Les marins de la Sainte-Anne se ruaient fiévreusement sur le pont de l'Eagle.

Ils y furent vaillamment reçus.

Les Anglais se battaient avec le courage du désespoir.

Déjà le commandant George Blackford avait pu constater que la bataille était perdue.

Du haut de son gaillard, il avait vu la prise du Kent et deviné celle de la Queen Elisabeth.

Il ne lui restait plus qu'à mourir en vendant chèrement sa vie.

Debout, au milieu de ses hommes, il dirigeait le feu avec le sang-froid de sa race et regardait la mort venir sans fléchir à son approche.

Une multitude de combats s'étaient engagés sur le pont.

Jacques de Clavaillan, l'épée à la main, avait déjà fait sa trouée.

Il était passé, s'ouvrant un chemin sanglant dans les rangs des Anglais.

Autour de lui les corsaires multipliaient leurs exploits, une nappe rouge s'étendait sur le plancher ciré, et les pieds nus des matelots clapotaient dans le sang chaud, coulant des blessures affreuses à voir. Cependant l'ennemi résistait encore avec une formidable ténacité.

Clavaillan se dit qu'il n'aurait raison de cette résistance qu'en abattant le chef vaillant qui la dirigeait.

Il promena autour de lui un rapide regard.

Il aperçut Evel et Ustaritz à ses côtés, luttant en héros.

« Garçons, leur cria-t-il, déblayez-moi un peu la place, de manière que je puisse rejoindre le commandant anglais. J'ai un compte personnel à régler avec lui. »

En un clin d'œil, la hache ou le sabre eurent taillé une brèche dans la haie vivante qui entourait l'officier du roi George.

Alors le marquis s'avança l'épée haute et cria :

« Monsieur George Blackford, j'ai un mot à vous dire. »

Cette parole, jetée comme une phrase de politesse, frappa de stupeur l'assistance. Le combat fut un moment suspendu.

L'Anglais s'avança sur le front de la petite troupe qui se défendait encore et répondit avec hauteur :

« Je ne sais ce que vous avez à me dire ; je consens pourtant à vous écouter. »

Jacques ôta de son justaucorps un flot de rubans jaunes.

« Monsieur, dit-il, ces rubans m'ont été donnés par une de vos parentes… pour la rappeler à votre souvenir.

« Je suis le marquis Jacques de Clavaillan, lieutenant de Surcouf.

« Je vous offre de vous rendre à moi avec vos hommes, vous engageant ma parole de gentilhomme que vous serez traités les uns et les autres avec égard et déférence.

— Et si je refuse, monsieur ? riposta l'Anglais dédaigneux.

— J'ai une seconde alternative honorable à vous offrir. Vous sortirez seul des rangs et j'aurai l'honneur de croiser le fer avec vous.

« Si je vous tue, vos hommes se rendront à discrétion, et ils seront traités en adversaires particuliers, c'est-à-dire que je leur rendrai la liberté sans condition.

— Et si je vous tue, moi ?

— En ce cas la lutte continuera jusqu'à ce que l'Eagle soit pris. »

George Blackford souleva son chapeau et salua : « Monsieur le marquis de Clavaillan, je suis votre homme. Défendez-vous. »

Et il marcha sur le jeune chef.

« Un instant, fit celui-ci, je dois vous remettre les rubans de votre aimable parente. Souffrez que je les mette à votre portée. »

Ce disant, Jacques de Clavaillan embrochait le flot de rubans avec son épée et tombait en garde présentant l'arme ainsi enguirlandée.

Le duel commença aussitôt, à la face des deux corps hostiles. Les deux adversaires étaient de même taille et presque du même âge.

Plus grand et plus corpulent, l'Anglais avait sur le Français l'avantage de son poids et de son volume. Le corsaire, il est vrai, compensait cette disproportion par une souplesse et une agilité incomparables.

La lutte ne pouvait qu'être mortelle.

Tous comprenaient que chacun des deux champions combattait tant pour lui-même que pour l'honneur de son peuple et de son pavillon. Leur acharnement en devait être doublé, leur victoire d'autant plus méritoire.

Ce fut, pendant quelques minutes, un cliquetis formidable de lames heurtées.

L'acier résonnait avec des vibrations argentines, et le spectacle était si captivant, qu'un silence prodigieux régnait sur le pont de la corvette.

Tout à coup, emporté par un élan irréfléchi, George Blackford se fendit à fond, portant au jeune lieutenant de Surcouf un coup d'allonge démesuré.

L'attaque glissa sur le fer de Clavaillan, qui, prompt comme la foudre, riposta par un dégagé furieux, en coups à coups.

Les deux hommes étaient si près l'un de l'autre que l'épée du marquis tout entière disparut dans la poitrine de son ennemi.

George Blackford se redressa, étouffé par le sang, battit l'air de ses bras et tomba comme une masse sur le pont.

Il était mort.

« Bas les armes ! » cria Jacques en élevant son fer sanglant.

Mais au lieu de se conformer aux clauses du combat singulier, les marins survivants de l'Eagle firent entendre un rugissement de colère, et, poussant un hourra de défi, se ruèrent sur les Français.

Jacques était au premier rang. Il n'avait pas prévu le choc.

Son pied glissa dans une flaque de sang et chancela.

En même temps un Anglais, de stature gigantesque, s'élança sur lui, la hache levée, prêt à lui fendre le crâne.

Autour de lui la mêlée était furieuse. Les marins anglais se défendaient avec le courage du désespoir.

Clavaillan para du bras gauche le coup qui lui était porté. L'arme glissa, lui entaillant l'épaule.

Mais elle se releva, et derechef le commandant fut à la merci de son adversaire, ne pouvant lutter dans la position où il se trouvait.

Brusquement l'Anglais chancela, en jetant une sourde imprécation.

En même temps un coup de feu éclatait aux oreilles de Clavaillan, une main le saisissait sous le bras et l'aidait à se redresser.

« Hardi, commandant ! L'homme est mort ! » cria une voix claire.

Il se retourna. Guillaume Ternant était à ses côtés, tenant à la main son pistolet encore fumant.

La lutte d'ailleurs était finie. Une quinzaine de matelots tenaient encore.

Voyant l'inutilité d'une plus longue résistance, ils jetèrent leurs armes et se rendirent.

On les entoura vivement et on les fit passer sur la Sainte-Anne.

Alors seulement le vaillant brick, traînant la corvette à sa remorque, rallia les trois vaisseaux victorieux.

Surcouf ouvrit ses bras à Jacques de Clavaillan et l'embrassa à la vue de tous les équipages. Puis il donna l'ordre d'un repos bien gagné.

Il était trois heures de l'après-midi. Vers six heures du soir, les vaisseaux accostèrent l'îlot afin d'y procéder à l'enterrement des morts et à l'installation à terre, pour quelques jours, des blessés le plus gravement atteints.

Au nombre de ceux-ci se trouvait le commodore John Harris. Le Malouin veilla sur lui avec le soin d'un père pour son enfant.

On construisit pendant la nuit un baraquement de planches à l'extrémité de l'île la plus éloignée du campement des prisonniers.

Ce fut également pendant cette nuit que les tristes restes de ceux que la mer n'avait pas engloutis furent confiés à la terre.

Le lieutenant Jacques de Clavaillan, Surcouf et tous les équipages de corsaires accompagnèrent à sa dernière demeure le commandant George Blackford, mort en héros sur le pont de la corvette Eagle.

Un quartier de roche détaché du granit, une croix de bois sur laquelle le nom de l'officier fut gravé grossièrement marquèrent la place de sa sépulture.

Ces devoirs rendus aux vaincus, les Français payèrent à leurs propres morts le tribut d'honneur qu'ils leur devaient.

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