CHAPITRE VII L'EQUIPAGE D'UN CORSAIRE

C'était vraiment un beau navire que la Confiance.

Il représentait le type de ces vaisseaux que l'image nous fait connaître.

Haut de l'avant, il l'était plus encore de l'arrière. Ses trois mâts, légèrement inclinés vers l'avant, portaient crânement leurs voiles carrées.

Il se comportait à la mer comme un cheval de race sous la main d'un cavalier expérimenté. Ses larges flancs s'asseyaient bien sur l'eau et le soutenaient comme se soutiennent les hippocampes de la mythologie attelés au char de Neptune. Et, chaque fois qu'il évoluait, on voyait luire à ses robustes hanches les quatorze gueules dorées de ses canons.

Une pièce plus grande s'allongeait un peu en arrière du beaupré, une plus petite sur l'étambot. Surcouf avait, en effet sur cette question émis une opinion remarquable, digne de son impétueuse vaillance.

« L'ennemi ne doit me voir que lorsque je fonce sur lui, et, s'il lui prend fantaisie de me tourner, il faut qu'il sache que j'ai le dard du scorpion. »

Et, cependant, il soupirait quand on le complimentait sur son navire.

Cette robuste Confiance n'était point encore le vaisseau de ses rêves.

« Sans doute, sans doute, disait-il en hochant la tête, c'est une bonne bête, qui fait bien sa besogne. Mais ce n'est qu'un cheval de labour, digne des preux du bon vieux temps. Il serait mieux avec une armure de fer. Ce que je rêve, c'est un bateau fin et délié, maigre comme un coursier arabe, qui puisse filer ses douze ou treize nœuds sous un bon vent. »

Ainsi l'illustre corsaire avait déjà la conception de notre marine contemporaine vêtue de fer, avec sa division en cuirassés et en croiseurs.

À cette époque, Robert Surcouf, à peine âgé de trente-deux ans, avait déjà la renommée d'un des plus habiles coureurs de mer qu'on pût rencontrer. Il venait de gagner définitivement le grand procès qu'il soutenait depuis neuf ans contre l'administration coloniale pour le règlement de sa part dans la prise du Triton, vaisseau anglais de vingt-six canons, et de quatre autres navires de la même nation et d'un danois, qui avait rapporté cent seize mille piastres.

Napoléon, devenu empereur, avait, d'autorité, liquidé cette querelle, et fait compter au vaillant marin quinze cent mille francs, plus deux cent mille prélevés sur sa cassette personnelle.

Les deux années de paix dont le monde avait joui avaient créé des loisirs à l'infatigable batailleur, et il les avait occupés à élaborer le plan du bateau idéal sur lequel il se proposait de reprendre ses courses terribles. Aussi, dès la rupture de la paix d'Amiens, en pressait-il la construction.

Présentement, le futur corsaire était sur les chantiers de Saint-Denis, et l'on pouvait déjà en admirer les formes élégantes et fortes en même temps.

Surcouf avait fait grandement les choses. Il avait affecté cinq cent mille francs à la construction de ce vaisseau merveilleux.

En attendant, pris de court, il avait été contraint de se servir de la Confiance.

Or, c'était à bord de la Confiance qu'il venait de livrer bataille à une corvette anglaise, qu'il l'avait coulée, et, après avoir capturé son équipage, l'avait généreusement relâché à la pointe méridionale des Maldives.

Puis, pour assurer le salut de ces malheureux, il avait donné la chasse à un bateau anglais auquel il avait imposé pour toute corvée de guerre de rapatrier leurs malheureux compatriotes.

Cet exploit, digne des héros antiques, avait valu au jeune corsaire une immense renommée, et, lorsqu'il rentra à la Réunion, vers la fin du mois d'août, il trouva la population en effervescence.

On l'accueillit triomphalement ; on lui dressa des arcs de triomphe, on jeta des fleurs et des palmes sous ses pas. Le gouverneur anglais de Maurice lui adressa un message avec une couronne d'or pour le complimenter de sa magnanimité. Surcouf devint le héros des légendes de mer.

Or, à la même époque, de graves événements s'accomplissaient en Europe. La France perdait sa dernière flotte et l'Angleterre son plus illustre marin.

Le 21 octobre, en effet, pendant que Napoléon, dont les projets de débarquement en Grande-Bretagne avaient échoué au camp de Boulogne, entrait victorieusement à Vienne, dans le palais de Schönbrunn et s'apprêtait à écraser la première coalition à Austerlitz, Nelson mourait glorieusement à Trafalgar, après avoir détruit les vaisseaux franco-espagnols de Villeneuve, et tué les deux amiraux Magon et Gravina.

Ces nouvelles traversèrent le globe et vinrent ajouter de nouveaux stimulants aux fièvres patriotiques des deux nations rivales.

Des récits de tout genre circulèrent, enflammant l'ardeur des combattants.

Les Anglais se répétaient avec transports les dernières paroles de Nelson.

S'adressant à son capitaine de pavillon, le grand marin, atteint d'une balle en pleine poitrine et sentant la mort venir, s'était écrié en tombant « Hardy, Hardy, les Français en ont fini avec moi. »

De leur côté, les vaincus de la terrible journée citaient des faits d'héroïque constance.

Ils narraient le trait admirable de ce capitaine de vaisseau, renouvelé de celui de Dupetit-Thouars à Aboukir, lequel, ayant les deux jambes emportées par un boulet, s'était fait placer dans un baril de son, afin d'atténuer la perte de sang et commander jusqu'à son dernier soupir la manœuvre aux vaisseaux placés sous ses ordres.

Tout cela alimentait les conversations et entretenait le feu des énergies.

Les détails abondaient, car les gazettes anglaises et françaises insistaient longuement sur l'événement. Elles disaient l'incroyable bravoure déployée de part et d'autre, la prodigieuse lutte soutenue par le vaillant commandant Lucas du Redoutable contre le Victory où se trouvait Nelson en personne, et où il avait été blessé mortellement, en même temps que contre le Neptunus, autre vaisseau anglais de quatre-vingts canons.

En attendant qu'on prît la mer, Evel, Ustaritz et le petit Will passaient leurs journées aux alentours du port, suivant avec impatience les progrès des réparations à faire à la Confiance et ceux de la construction du futur vaisseau que se réservait Surcouf.

Car on prêtait au corsaire l'intention d'agir sur une plus vaste échelle, c'est-à-dire de partir en course avec un second que la rumeur publique désignait déjà en Jacques de Clavaillan.

On ne se trompait point. Le Malouin avait appelé son compatriote qui était en même temps son frère d'armes, et lui avait fait la proposition de se mettre à deux pour donner la chasse à l'ennemi.

« Marquis, lui avait-il dit avec sa rondeur habituelle, je te laisse le choix de redevenir lieutenant à mon bord, ou de me seconder en prenant toi-même le commandement d'un autre navire. »

À quoi Clavaillan avait répondu sur le même ton :

« Parle franc jusqu'au bout, Robert. Je comprends bien que tout le temps que mes habits rouges m'ont gardé en leur aimable compagnie, tu n'as pas pu te passer de second. Et, maintenant, il t'est difficile de congédier ce brave Cléden, ou de le faire descendre d'un rang pour le mettre au-dessous de moi. C'est, en effet, un excellent marin et, de plus, un homme auquel je dois le respect de l'âge.

— Tu as deviné, mon cher Jacques, répliqua Surcouf en riant.

— En conséquence, reprit le marquis, bien que tu me laisses le choix, je ne l'ai guère. J'accepte donc de commander ton second navire. Seulement, où est-il, ce second ? Car je n'imagine pas que celui qu'on te construit en ce moment puisse être lancé avant deux mois au moins.

— Voilà ce qui te trompe, matelot. Il sera paré dans quinze jours.

— Dans quinze jours ? Tu te moques de moi.

— Pas le moins du monde. Dans quinze jours, je l'ai dit et je le répète.

— Mais tout est à faire à l'intérieur. C'est à peine si les deux ponts sont terminés. Il n'y a ni cloisons, ni cabines. La soute aux poutres n'est pas aménagée.

— Voyons, fit Surcouf, en haussant les épaules, ce n'est pas sérieusement que tu me dis cela ? As-tu visité le bateau ? Il n'y manque, à vrai dire, que le gréement. Pour le reste, les charpentiers le finiront en mer. »

Et, prenant Clavaillan sous le bras, Surcouf le conduisit aux chantiers.

Là, il lui fit visiter dans tous ses détails le nouveau bâtiment.

Celui-ci avait été construit sur les plans et d'après les coupes de Robert Surcouf lui-même.

Fils d'armateur, le corsaire avait sucé, en quelque sorte, avec le lait de sa mère, sa vocation de marin. Il avait appris dès son enfance ce métier de constructeur dans les chantiers qui fournissaient à son père ses meilleurs et ses plus rapides navires.

C'était même, en ces temps de prime jeunesse, une cause perpétuelle de souci pour la famille Surcouf que les fugues nombreuses et imprévues du jeune Robert hors du collège d'où il avait fini par être expulsé. Si l'enfant n'avait mordu ni au latin, ni au grec, en revanche, il s'était rompu à tous les exercices du corps et avait acquis une science consommée de la construction.

Il venait d'en fournir la preuve en mettant sur chantier le nouveau vaisseau avec lequel il s'apprêtait à courir les mers, et auquel, par allusion à son inaction de la paix d'Amiens, et surtout au bruit de sa mort qui avait couru avec persistance, il avait donné le nom significatif de Revenant, marquant par là que Surcouf ressuscité serait plus redoutable que Surcouf vivant.

Le Revenant était un bateau long de soixante-huit mètres, d'une jauge de trois mille tonneaux, à la coque étroite et effilée, à l'étrave creuse et fuyante, avec des joues évidées et de fortes hanches.

Sa quille, par une conception qu'ont adoptée plus tard les embarcations de course, était plus profonde à l'avant qu'à l'arrière, si bien que celui-ci semblait reposer simplement sur l'eau.

Un triple balcon garnissait l'étambot et le gaillard était protégé par des madriers vêtus de tôle d'acier, encore une innovation par laquelle le jeune marin anticipait sur la construction de l'avenir.

Les trois-mâts étaient inclinés vers l'avant, afin d'y porter toute l'action du vent et prévenir en même temps les ruptures par excès de résistance. Les deux ponts formant les batteries étaient surmontés de substructions qui servaient au logis de l'équipage. Celui-ci, d'ailleurs, devait faire l'objet d'un tri méticuleux.

« Vois-tu, disait Surcouf à Clavaillan, j'ai mes idées très arrêtées là-dessus. Les meilleurs matelots de France et du monde entier sont les Bretons. Après eux viennent les gens du pays basque et ceux des côtes de Flandre. Les Mocos ont des qualités d'entrain et de bonne humeur qui les rendent précieux dans un équipage.

« Je tâcherai donc d'assembler dans le mien tous ces éléments. Mais, comme il est possible que je ne les trouve pas dans les proportions désirables, j'y suppléerai avec des nègres, des Hindous et des Malais, lesquels, bien encadrés et bien entraînés, font encore des marins très passables. »

On se mit donc en quête de trouver les hommes nécessaires à cette organisation spéciale.

Les quelques semaines qui précédèrent l'appareillage, chacun des deux chefs d'expédition employa son temps au mieux des intérêts de la commune entreprise.

Si occupé qu'il fût par ses devoirs de commandant, Jacques de Clavaillan n'oubliait pas son petit ami Guillaume Ternant.

Will avait aujourd'hui douze ans accomplis, et son baptême de gabier avait été assez rude pour qu'il fût familiarisé avec la mer.

Il lui restait à faire l'apprentissage de la guerre, et ce n'était pas le plus facile.

Un nouveau scrupule hanta l'âme du jeune marquis, scrupule digne de la grande délicatesse dont il avait déjà donné tant de preuves à la famille Ternant. Il se demanda s'il avait vraiment le droit d'entraîner cet enfant dans les hasards de son aventureuse carrière et de l'exposer à ses formidables dangers.

Il appela donc Guillaume et voulut l'interroger avec soin.

L'enfant devina tout de suite, à la physionomie de son ami, que de nouveaux doutes avaient assailli l'esprit de celui-ci.

Il se tint donc debout devant lui, le cœur étreint d'une inquiétude, gardant un silence, qui trahissait d'ailleurs son angoisse.

« Guillaume, commença Jacques de Clavaillan, nous sommes à la veille d'appareiller. Au moment de partir, j'hésite à t'emmener.

— Vous hésitez ? » murmura Will.

Et, comme le marquis gardait le silence, l'enfant poursuivit :

« Est-ce que vous n'êtes pas content de moi ? Ai-je fait quelque chose de mal ?

— Non, répondit spontanément Jacques. Je n'ai que des éloges à t'adresser.

— Alors pourquoi ne voulez-vous pas m'emmener ?

— Je n'ai pas dit que je ne veux pas, Will. J'ai ait que j'hésite.

— Ça revient au même, bon ami. Pourquoi hésitez-vous ? »

Le marquis était debout. Il arpentait la chambre à grands pas, les mains derrière le dos, en proie à une visible perplexité.

« Voilà un an que j'ai quitté l'Inde, reprit Will, et ma résolution n'a pas failli. Plus que jamais, je veux être marin. Je vous l'ai affirmé. »

Jacques se plaça en face de lui, les bras croisés, le dévisageant bien :

« Marin, je veux bien, Mais marin ne veut pas dire corsaire.

— Qu'est-ce que ça veut dire, alors ? » interrogea naïvement l'enfant.

La question était si naturelle, si franche, que Jacques éclata de rire. « Tu n y as pas réfléchi, reprit-il. Ne t'es-tu mais demandé s'il n'y a point de marins en temps de paix ? À quoi servent-ils ?

— Pardon ! Je me suis posé cette question. Je sais fort bien qu'il y a des marins autrement qu'en temps de guerre, et en puis d'autant moins douter que mon premier voyage s'est fait sur un navire de commerce.

— Eh bien ! tu viens de répondre toi-même à ta question, Will.

— En ce cas, bon ami, il n'y a pas d'erreur possible. Je ne veux pas être marin de commerce.

— Comment ? Tu n'aurais pas de plaisir à courir la mer comme un voyageur de profession, à voir du pays, à respirer le grand air du large ?

— On a ce même plaisir sans être simple matelot de commerce. »

Jacques éprouva un réel embarras. Il sentait les arguments lui manquer.

Il désigna du doigt un siège à son petit ami, et lui dit doucement :

« Assieds-toi et écoute-moi avec attention. Tu me comprendras mieux.

« Je m'explique volontiers que tu ne veuilles pas être matelot pour convoyer des barriques de vin, des sacs d'épices ou des ballots de coton. Mais il y a une autre façon d'être marin et de prétendre à la gloire de la vie maritime.

— Sans doute, interrompit l'enfant, c'est d'être libre comme vous, c'est-à-dire corsaire, et de livrer bataille tous les jours aux Anglais. »

Un nouveau sourire se joua sur les lèvres de Jacques de Clavaillan.

« Ainsi, dit-il, pour toi, il n'y a que deux sortes de marins : les corsaires et ceux qui ne le sont pas ? C'est bien ainsi que tu l'entends ? »

Et, comme le garçonnet répondait oui de la tête, Jacques reprit :

« Eh bien ! il y a une autre façon d'être marin, et même, à vrai dire, c'est la meilleure pour ne pas dire l'unique manière, de l'être glorieusement. »

Guillaume ouvrit de grands yeux pleins d'étonnement.

« Tu vas comprendre, poursuivit son interlocuteur. Nous autres, corsaires, nous ne sommes tels que parce qu'il ne nous est pas possible d'être autre chose. Nous sommes les irréguliers de la mer, à peine un peu plus que des pirates, avec cette différence pourtant que nous combattons pour la patrie et que nous y sommes autorisés par des lettres de course. Mais cela n'empêche pas les Anglais de nous traiter en vrais forbans, et, si nous avons le malheur de nous laisser prendre, de nous pendre aux vergues de leurs vaisseaux ou de nous envoyer pourrir sur les pontons.

« Les vrais marins qu'on traite en prisonniers de guerre sont ceux qui servent à bord des bâtiments de l'État. Ceux-là sont des réguliers. Ils obéissent à des ordres précis, ils ont des officiers élevés dans des écoles ; ils ont de grands bateaux avec de grands canons et ils livrent bataille à l'ennemi, ayant pour eux les droits de la guerre.

— Et, demanda Will, est-ce qu'ils valent mieux que les autres ? »

Jacques de Clavaillan demeura un instant à court, interloqué par cette question étrange, sous laquelle il pressentait une ironie.

« Que veux-tu dire par “meilleurs” ? Qu'entends-tu par là ? interrogea-t-il.

— Je veux savoir s'ils sont plus braves, s'ils connaissent mieux le métier.

— Dame ! il faut le supposer, puisqu'ils font des études pour cela.

— Alors, comment se fait-il qu'ils aient été battus deux fois à Aboukir et à Trafalgar, alors que ni Surcouf ni vous n'êtes jamais battus ? »

L'objection était grave. Elle allait à l'encontre des intentions du marquis.

« Petit, répliqua-t-il, un peu bourru, les hommes les plus braves et les plus habiles peuvent avoir une mauvaise chance, les circonstances contre eux, toutes sortes d'obstacles imprévus. Cela ne prouve point qu'ils vaillent moins que d'autres, mais seulement qu'ils ont moins de bonheur. »

Et, coupant court à ces réflexions, il posa à son tour une question directe :

« Voudrais-tu être de ces marins-là, Guillaume, travailler et étudier en vue de l'épaulette d'officier et rentrer ainsi dans l'existence régulière ? »

Les yeux de l'enfant s'allumèrent. Une flamme y brilla soudain.

« Et vous croyez que j'y pourrais servir aussi bien mon pays ?

— Tu le servirais mieux, puisque tu lui donnerais toute ta vie, que tu lui consacrerais toute ta carrière. Ce serait la plus noble des existences.

— Et pourrais-je être plus utile à ma mère et à sœur en faisant ainsi ?

— Ta mère et ta sœur jouiraient mieux de la fortune et de la gloire que tu pourrais acquérir. La France manque de marins. La voie t'est largement ouverte. Tu n'as qu'à y entrer résolument. »

Guillaume avait penché la tête. Il réfléchissait.

Quand il la releva, sa pensée s'était faite précise. Il demanda :

« Mais, pour devenir officier, pour faire ces études dont vous me parlez, il faut aller en France, n'est-ce pas ?

— Oui, naturellement.

— Alors vous me ramèneriez en France ? » Clavaillan fit un geste évasif et répondit sur un ton analogue :

« Bien certainement, je te mènerai en France, dès que je pourrai.

— Dès que vous pourrez ? Et quand pourrez-vous m'y mener ?

— Dame ! Quand la mer sera libre, quand nous l'aurons débarrassée des Anglais, dans un an ou deux, lorsque l'Empereur aura débarqué en Angleterre et sera rentré à Londres.

— Et, d'ici là, soupira Guillaume, que devrai-je faire ?

— D'ici là, on te mettra au collège ici, et tu y commenceras tes études. »

Alors, la volonté fit explosion en une parole digne d'un homme.

« Eh bien ! non, bon ami, je ne veux pas de ça.

« Vous m'avez emmené pour faire de moi un mousse de Surcouf.

« Plus tard, je serai officier, s'il plaît à Dieu. Pour le moment, mousse je suis, mousse je resterai. »

Et ce fut la fin de l'entretien entre l'homme et l'enfant.

Jacques de Clavaillan s'en fut retrouver Surcouf. Il laissa éclater son admiration avec une sincérité qui fit rire son compagnon d'armes.

« En vérité, Robert, tu m'émerveilles. Il n'y a pas un armateur, pas un constructeur dans le monde entier qui aurait pu concevoir et exécuter le plan d'un pareil navire. Voilà une frégate qui ira de pair avec n'importe quels trois-ponts.

— Vois-tu, riposta Surcouf, ceci prouve que les parents n'ont pas toujours raison de vouloir imposer une carrière à leurs enfants.

« Si, au lieu d'étudier du latin et du grec au collège, je n'avais pas passé mon temps à étudier les bateaux du port et dessiner d'innombrables carcasses sur mes cahiers, ce qui me valut force pensums, je ne serais pas arrivé à connaître à fond les principes de la construction.

« Aujourd'hui, je sais, à un dixième près, ce qu'il faut de clous, de rivets, de chevilles à un vaisseau de ligne, aussi bien qu'à une chaloupe de pêche ; quelle est la meilleure toile à voile, le meilleur chanvre, le meilleur goudron. Je peux, au toucher seulement, évaluer la qualité d'un madrier de pin ou de teck, et, si je me trouvais tout seul dans une forêt de ces deux essences d'arbre, avec des vivres, une scie, une gouge, un marteau et des clous, je me construirais un canot ponté mieux que le père Noé ne construisit son arche. Et il tiendrait l'eau, je te le garantis.

— Oui, mais il n'aurait pas autant de passagers que l'arche.

— Sans doute, mais je ne mettrais pas cent ans à le bâtir comme lui.

— Et comment vas-tu l'appeler, ce chef-d'œuvre ?

— D'un nom qui aura une belle signification. Telle que tu la vois, ma frégate reproduit le type du plus parfait de nos vaisseaux, de ce Redoutable qui vient d'être pris à Trafalgar et que les Anglais ont perdu à Cadix, sur la Pointe des Diamants, dans la tempête qui suivit la bataille navale de Trafalgar. En outre, comme depuis la rupture de la paix je n'ai fait qu'une course en mer, celle où je vous ai recueillis, toi et tes compagnons, j'aurai l'air de sortir de l'autre monde. Je nommerai donc mon beau navire le Revenant.

— Bravo ! s'écria Jacques, qui battit des mains. Voilà un beau nom ! Et j'imagine que tu vas l'armer en conséquence ? Où prendras-tu les canons ?

— Les canons ? Mais je les ai déjà. D'abord les trente-quatre de la Confiance. »

Clavaillan l'interrompit vivement et demanda avec gaîté :

« C'est pour ça, parbleu ! que tu me donnes la Confiance. Merci bien. »

Les deux hommes s'arrêtèrent un instant, afin de rire tout à leur aise.

« C'est vrai ! Je ne pensais plus à toi, mon pauvre Jacques. Mais, écoute-moi, il y a encore un moyen de tout arranger. Tu vas voir. »

Et il se mit à expliquer au marquis qu'indépendamment des vingt-quatre canons, ou caronades, qu'il avait dû se réserver pour armer le Revenant, il lui restait douze ou quinze pièces de diverses portées.

« Avec ça, il y a de quoi armer jusqu'aux dents un brick.

— Va pour le brick ! Entre nous, j'aime mieux ça. C'est plus dans mes cordes. Et puis, à parler franc, ta Confiance ne m'en inspirait guère.

— À moi non plus, camarade. Ce n'est pas un vaisseau de course.

— Donc, c'est un brick. Mais il faut qu'il soit prêt aussi dans quinze jours.

— Il le sera, tonnerre de Brest ! Et, dans quinze jours, nous appareillerons de conserve. Janvier est une bonne saison pour courir sous les tropiques. »

Il disait vrai. Au bout de deux semaines, les deux vaisseaux corsaires recevaient simultanément le baptême, et le Revenant sortait triomphalement de son berceau, saluant de l'avant les quatre points cardinaux et recevant sur sa hanche de bâbord le salut de la bouteille cassée.

Le brick avait reçu, pour la circonstance, un nom significatif.

Clavaillan l'avait consacré au souvenir en l'appelant la Sainte-Anne.

C'était le vocable du vaisseau sur lequel avait été tué le héros espagnol Gravina.

« À propos, dit le marquis à son chef, pendant le banquet d'adieux qui précéda le départ, t'ai-je dit que la charmante lady Blackwood m'a chargé de recommander à ta courtoisie une cousine à elle ?

— Non, par ma foi ! tu ne m'en as rien dit. Ceci est la première nouvelle.

— En ce cas, sache que cette cousine se nomme lady Stanhope, qu'elle a quitté l'Angleterre pour venir rejoindre son mari dans l'Inde, et qu'elle a emporté d'Europe un piano de grande marque, un piano à queue, paraît-il, ou plutôt deux, dont l'un est destiné à lady Blackwood elle-même.

— Que veux-tu que me fasse ce piano ? Et pourquoi me racontes-tu cette histoire ?

— Parce que je me suis engagé pour toi, Robert. J'ai donné ma parole.

— Ta parole, pour moi ? Et à quel sujet, triple fou ?

— J'ai promis que tu rendrais les deux pianos sains et saufs aux deux aimables ladies. On a beaucoup ri de ma promesse, mais je l'ai maintenue. »

Surcouf se gratta la tête et répondit, moitié fâché, moitié riant :

« Mon cher, tu as pris là un singulier engagement. D'abord je ne puis pas répondre que ces précieuses boîtes à musique ne seront pas détériorées.

— Ce risque est réservé. J'ai excepté les boulets et l'eau de mer.

— Bon ! C'est quelque chose, mais ce n'est pas tout. À la rigueur, je puis garantir la restitution d'un des pianos sur deux, celui qui tombera dans mon lot. Mais l'autre appartient de droit à l'administration.

— Arrange-toi, mon bon Robert. J'ai donné ma parole, je ne sais que ça.

— Eh ! tu as eu tort, tonnerre ! Combien coûtent-ils, ces joujoux de femmes ?

— Sept mille francs la pièce, en France. Ici, dame, ça peut être le double.

— Eh bien, mon camarade, tu n'y vas pas de main morte. Quatorze mille francs à payer au fisc, et pour les beaux yeux d'une Anglaise ! Du coup, il me faudra tuer deux ou trois officiers du roi George pour m'approprier leurs bourses.

— Encore un mot, reprit Clavaillan ; as-tu jamais rencontré la corvette Eagle ?

— Jamais. Mais je sais qu'elle navigue par là et qu'elle a pour commandant un butor dur et insolent qui s'appelle, je crois, Blackford.

— C'est ça même. J'ai connu une de ses parentes à Madras, et j'ai promis de lui planter ces faveurs avec mon épée dans la poitrine. »

Et il montrait à Surcouf les rubans jaunes de l'Anglaise.

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