CHAPITRE IV L'EVASION

Pendant que le marquis Jacques de Clavaillan dansait au palais du Gouvernement, les deux matelots Evel et Ustaritz, accompagnés du petit Guillaume Ternant, mettaient à exécution le plan que leur avait tracé le jeune lieutenant de Surcouf.

Toutes les précautions étaient prises. Les chambres qu'ils occupaient à l'hôtel donnaient sur un enclos qui, lui-même, était en bordure sur la mer.

Afin de ne point éveiller les soupçons des domestiques hindous, les deux hommes avaient décidé qu'ils prendraient par le plus court, c'est-à-dire par l'enclos, afin d'atteindre la grève et d'y commencer sur-le-champ leur besogne.

La maison n'était point haute. Elle n'avait qu'un étage, comme la plupart des habitations coloniales, et le toit, presque plat, reposait sur une galerie faisant tout le tour de l'édifice. Il était donc facile à des hommes adroits de sortir de la maison et de descendre jusqu'au jardin, surtout en mettant à profit les vastes et solides branches d'un banyan-tree qui croissait.

Evel fut le premier au départ. C'était le plus robuste des deux marins. Il attacha solidement sur son dos le ballot des hardes qu'on emportait, laissant à Ustaritz la provision des vivres. Will passa le second et n'eut à s'occuper que de sa personne. Grâce à leur pratique de la gymnastique, les trois compagnons eurent tôt fait d'atteindre la limite de l'enclos.

Là, ils se tinrent un instant immobiles, l'oreille aux écoutes.

Ils allaient franchir la palissade de clôture lors qu’un bruit cadencé les fit tressaillir.

C'étaient des pas résonnant sur la chaussée qui bordait le port.

Ils retinrent leur souffle et se tapirent contre la muraille de planches.

Une ronde de cipayes passa, frôlant la palissade. Mais, peu soupçonneux par habitude, les soldats indigènes n'eurent pas même un regard pour le jardin de l'hôtel.

Lorsque le bruit de leur marche se fut perdu dans l'éloignement, Evel, Ustaritz et Guillaume escaladèrent la clôture et se glissèrent sous les manguiers et les banyans qui ombrageaient le rivage, afin de gagner le petit promontoire sur lequel s'élevait l'abri du canot de plaisance du gouverneur.

Ils y parvinrent au moment même où l'horloge du fort qui commandait la racle jetait à l'écho le tintement de la demie après dix heures.

Personne ne veillait aux alentours du chalet de briques.

« Hardi, garçons ! ordonna Evel. Mettons-nous vite à la besogne.

— Viens çà, pitchoun, dit Piarrille à Guillaume, c'est le moment de montrer que tu as profité de nos leçons et que tu vas faire un mousse de choix. »

Will n'avait pas besoin qu'on le stimulât. Il était trop fier de son rôle pour ne pas porter tout son effort à le tenir le mieux possible.

« As pas peur ! » répondit-il, imitant le parler de ses compagnons, ce qui était à ses propres yeux un indice de vigueur et d'esprit.

Et, sans attendre de plus amples explications, il enroula autour de sa taille le grelin dont il allait se servir pour opérer sa descente dans l'habitacle.

Le temps était mesuré, les minutes comptées Il fallait se comprendre à demi-mot et agir vite. Mais le péril commun leur donnait une mutuelle entente de leurs pensées.

Evel venait de s'arc-bouter au pied du mur. Ustaritz monta sur ses épaules.

D'un bond, avec la légèreté d'un chat, Will grimpa sur le dos du premier, puis sur celui du second. Mais il s'en fallut d'un demi-pied qu'il n'atteignît la fenêtre.

« As pas peur ! » dit à son tour Evel.

Et l'hercule breton, prenant entre ses larges mains les chevilles du Basque, souleva celui-ci, qui lui-même portait l'enfant. Will mit ses mains sur le rebord.

D'un vigoureux rétablissement, il s'assit à califourchon et se mit à dérouler la corde.

Ustaritz et Evel en retinrent une extrémité, tandis que l'enfant se laissait glisser dans l'intérieur de l'abri et se guidait à tâtons autour du bateau.

Les deux marins quittèrent leur poste au pied du mur et vinrent se coller à la porte cochère par laquelle allait sortir l'embarcation.

« Hein, petit ? questionna Evel, vois-tu clair là dedans ?

— Pas de reste, répondit Guillaume, mais ça fait l'affaire.

— Est-ce que ce sera dur de tirer la chaloupe là dedans ?

— Dame ! il faudra un coup de collier. Mais, il n'en faudra qu'un. Le canot est paré. Il n'y aura qu'à le mettre à l'eau et à hisser la voile.

— Alors, tire les verrous et ouvre la porte pour nous faire entrer. »

En dehors, les deux hommes entendirent Guillaume peser sur les lourdes barres de fer qui fixaient les battants. Un instant, ils eurent une angoisse.

Les verrous étaient retirés ; c'était fort bien. Mais il y avait une serrure. Or, comment ouvrir la porte, puisqu'ils n'avaient pas la clef ?

Will leur cria par le trou de serrure :

« Pesez sur le battant de droite. Il cédera. Il tient toute la porte. »

Un formidable coup d'épaule des deux hommes lui donna raison.

Mais, alors, ce fut un autre motif de crainte qui les fit haleter.

Des pas résonnaient sur la route. C'était sans doute la patrouille qui revenait.

Ils repoussèrent tout doucement les portes jusqu'à les ajuster de nouveau. Puis, se cachant sous le berceau de l'embarcation, ils se tinrent dans une immobilité absolue, tendant leur ouïe en un effort plein de terreur.

La ronde s'approcha. La cadence de vingt pieds frappant régulièrement le sol leur communiqua l'ébranlement d'alentour. Un instant, l'épouvante les envahit. Ils avaient perçu une interruption, un arrêt dans la marche.

Mais ce ne fut qu'une fausse alerte. La troupe poursuivit son chemin.

Alors, Evel, Ustaritz et Guillaume Ternant ouvrirent en grand les battants de la porte et s'apprêtèrent à faire rouler le chariot sur les rails.

On entendit au loin la voix d'argent des horloges de la ville.

Elles égrenèrent onze coups réguliers dans l'espace endormi.

Evel fouilla du regard les ténèbres dont l'horizon était tapissé.

Il vit une ligne blanche onduler, comme un serpent, à deux cents piètres en avant.

« Le flot, murmura-t-il. Voilà la mer qui monte. Le capitaine devrait être ici.

— Le capitaine a dit qu'on embarquerait à minuit, prononça sentencieusement Piarrille Ustaritz. Nous avons une heure à l'attendre.

— Pourvu que la lune ne se lève pas ! soupira le Breton.

— Bah ! fit gaiement le petit Will, le bon Dieu nous a protégés jusqu'à présent. Ce n'est pas pour nous abandonner à la dernière minute.

— Bien dit, petit ! approuva le Breton. Donc attendons en Confiance. »

Et, pour mieux attendre, ils se hissèrent dans le bateau, sous la toile qui le couvrait pour le préserver des insectes qui eussent taraudé le bois.

« M'est avis, dit Evel, que nous pourrions taper de l'œil un instant.

— Dors, si tu veux, accorda le Basque. Moi je vais attendre le capitaine. »

Et, repoussant le battant pour la seconde fois, il s'installa devant l'entrée et bourra tranquillement une vieille pipe qu'il alluma au feu de son briquet.

« Ne mets pas le feu à la cambuse, au moins ! » lui cria Evel en s'étendant paresseusement sur les plis de la voile repliée, au pied du mât.

Le somme provisoire du matelot ne fut pas de longue durée. Un sifflement vint en modulations très douces jusqu'à l'entre-bâillement de la porte. Ustaritz se mit sur ses pieds.

« Attention, matelot ! Ouvre l'œil pour tout de bon. On vient à nous. »

On venait, en effet, et celui qui venait n'était autre que Jacques.

La stupéfaction des trois camarades fut profonde en voyant le jeune corsaire apparaître en tenue de soirée, culottes courtes, chemise à jabot de dentelles et bicorne à ganse de soie, l'épée à poignée de nacre au coté.

« Gurun ! capitaine, interrogea Evel, les yeux ronds, c'est-il en cet équipage que vous voulez prendre la mer ? Il vous vaudrait mieux un ciré.

— Garçon, répliqua gaiement le jeune homme, je n'ai pas le temps de changer de toilette. Je sors du bal. Embarquons sur l'heure. Je verrai à prendre un autre costume en mer. Allons ! houp ! Dehors la chaloupe ! »

Evel et Piarrille ne se le firent pas dire deux fois. Ils étaient prêts.

La manœuvre du chariot était des plus faciles. Les Anglais, gens pratiques, ont toujours eu une entente merveilleuse du confortable et des commodités de l'existence. En cette circonstance, lord Blackwood s'était surpassé.

Une fois les freins desserrés, les amarres qui retenaient les jantes aux murailles détachées, le bateau glissa rapidement sur les rails de fer où s'encastraient les roues évidées du berceau. Une poussée méthodique et prudente le mena jusqu'au bord de la grève, au contact de l'eau salée.

Là, on n'eut plus qu'à enlever la tente, à fixer le gouvernail mobile et à attendre les premières risées du flot.

Cette attente ne fut pas longue. Les rails s'avançaient assez loin sur la plage pour que les hommes eussent de l'eau jusqu'à la ceinture en poussant l'embarcation à la mer. La marée vint donc tout doucement soulever le canot, et le premier retrait de la vague l'enleva de son support.

Quatre coups d'avirons l'emportèrent à une cinquantaine de brasses.

« Y a-t-il l'un de vous qui connaisse les passes ? demanda Clavaillan.

— Non, capitaine, répondirent simultanément les deux hommes.

— Alors, à la grâce de Dieu et au petit bonheur ! » prononça le corsaire.

On longea pendant une dizaine de mètres l'embryonnaire jetée que les Anglais avaient essayé d'établir sur la pointe la plus avancée.

Puis, la mer se faisant très dure, on dut lutter avec persévérance pendant près d'une heure contre les remous, sans oser hisser la voile dans la crainte d'un échouage intempestif. Vers les deux heures du matin la lune se montra au ciel. Elle n'était qu'au premier quartier, ce qui rendit sa lumière très discrète.

« Il faudrait pourtant franchir les passes avant le jour ! » gronda Clavaillan. Comment faire pour tenter ce dangereux passage sans le secours d'un pilote ?

Au moment où ils agitaient ce problème, la Providence vint à leur secours.

Une barque montée par des pêcheurs hindous sortait du port, gagnant la haute mer. Elle venait, sans le voir, sur le canot des fugitifs.

« Attention ! cria Jacques à ses compagnons. Voilà notre affaire. »

Le canot se rangea et, au moment où les pêcheurs passaient dans leur vent, Evel et Ustaritz la saisirent à l'aide de leurs grappins.

D'abord épouvantés, les Indiens se rassurèrent dès que le Basque, qui parlait couramment leur langue, leur eut fait comprendre quel service on attendait d'eux. Docilement, ils se firent les pilotes des fugitifs et les remorquèrent jusqu'à la sortie du chenal qui donnait accès au-delà de la barre. Désormais les quatre Français étaient à l'abri de la poursuite des habits rouges.

Alors seulement ils hissèrent la voile. Il en était temps. Depuis près de quatre heures Evel, Ustaritz, le marquis lui-même avaient nagé sans interruption, et leurs doigts n'avaient point quitté les avirons. Leurs paumes, déshabituées de ce rude exercice, étaient couvertes d'ampoules brûlantes.

Il fallut s'orienter au plus tôt et prendre une résolution.

En fait, cette fuite en pleine mer, sur une embarcation de plaisance de dix tonneaux, était bien la plus folle équipée qu'on pût tenter. Il n'avait fallu rien de moins que l'amour de la liberté pour entraîner des hommes raisonnables en une pareille aventure, où tous les périls étaient réunis.

Car ce n'était pas petite besogne que courir ainsi les dangers de la mer, surtout quand cette mer était l'océan Indien, sur une coque de noix balayée par les vagues, à la merci des cyclones, des typhons, des tornades, tous noms variés désignant les effroyables violences du vent sur une nappe qui semble être son empire en propre, son domaine d'élection, et dans la saison même où ces violences se déchaînent le plus ordinairement.

On était, en effet, au voisinage du solstice d'été, moment redoutable entre tous. Si la menace des tempêtes n'était point imminente et pouvait, à la rigueur, être évitée, il n'en était pas de même des rigueurs de la température.

On allait naviguer sous un ciel de feu, en se rapprochant de l'Équateur, c'est-à-dire en courant vers cette ligne terrible qui partage la terre en deux hémisphères, et sur laquelle le soleil se tient en permanence au zénith.

Et ce n'était pas tout. Les fugitifs n'avaient pu emporter qu'une quantité minime de provisions, pour cinq jours à peine. Continent subviendraient-ils aux nécessités de la situation, comment sustenteraient-ils leurs forces, les provisions épuisées ?

Ce qui devait les inquiéter surtout, c'était la faible quantité d'eau potable, trois outres à peine, qu'ils avaient pu emporter.

Remonter vers le nord, il n'y fallait pas songer.

C'eût été compliquer inutilement la difficulté, puisque le nord, c'était l'ennemi, l'Anglais maître du Bengale, des bouches du Godavery à celles du Brahmapoutre, et dont les rapides croiseurs auraient promptement découvert et capturé la chaloupe.

Aussi l'idée n'en vint-elle même pas à l'esprit des aventureux compagnons. En revanche, ils hésitèrent sur le choix de la direction à prendre.

Iraient-ils à l'est ou au sud ?

Clavaillan décida qu'on ferait voile vers le sud, vers la grande mer.

Il décida, en outre, qu'on longerait la côte au plus près, afin de se tenir constamment au voisinage de la terre, non seulement pour conserver la chance qu'on avait eue, mais aussi afin de pouvoir faire aiguade en quelque crique ombreuse, et se cacher à l'œil vigilant des croiseurs et de leurs acolytes, les barques orientales qui faisaient escorte aux grands vaisseaux.

Le premier jour, les choses parurent aller à souhait.

Une brise s'était levée, venant du nord, et la toile, gonflée par le souffle propice, était tendue comme la sphère d'un ballon sous la poussée de l'air chaud ou des gaz plus légers que l'air.

Le vent poussa donc l'embarcation avec la vitesse d'un char attelé à de robustes coursiers.

Elle courut ainsi sur les vagues, sans perdre de vue le rivage, s'avançant vers les horizons du midi, vers Ceylan et le détroit de Palk.

Les voyageurs purent relâcher, au bout de deux jours, sur une côte presque déserte, tuer quelques oiseaux, ce qui leur assura de la viande fraîche, et renouveler leur provision d'eau pour les jours suivants. L'espérance rentra dans leur cœur.

Le cinquième matin, comme ils inspectaient l'horizon du nord, l'œil perçant d'Ustaritz y découvrit une tache blanche qui, en grandissant, se changea en voiles carrées couvrant la carène d'un vaisseau de guerre.

« Nous sommes poursuivis, dit Jacques. Ceci est une corvette, la corvette Old Neil, qu'on attendait à Madras le lendemain de notre départ. Elle nous donne la chasse. Que Dieu nous soit en aide ! »

Et l'embarcation, sur l'ordre de son jeune chef, se couvrit de toile autant qu'elle en pouvait porter, et se mit à fuir dans le vent.

Mais elle avait été vue. La corvette la poursuivit à outrance.

La chasse se prolongea jusqu'à l'entrée de la nuit, sans un instant de répit.

À ce moment, la chaloupe avait gardé ses distances. Peut-être pourrait-on s'échapper à la faveur des ténèbres. Mais, pour cela, il fallait abandonner la côte et se jeter à l'aventure dans l'est.

Clavaillan consulta ses compagnons.

« Il nous reste deux alternatives : chercher quelque baie solitaire et nous y terrer afin de nous dissimuler aux yeux de ceux qui nous poursuivent, ou nous lancer au large, à la merci des vagues. Dans le premier cas, la corvette peut nous bloquer sur la terre et même nous déloger, si nous ne sommes pas suffisamment abrités ; dans le second, nous courons au-devant des cyclones possibles. Lequel des deux partis faut-il prendre ?

— Tout plutôt que la captivité ! s'écrièrent unanimement les deux marins.

— Et toi, Will ? interrogea le marquis. Tu as droit au vote.

— Je dirai comme Evel et Piarrille, répliqua vaillamment l'enfant.

— Alors, à Dieu va ! » prononça gravement Clavaillan.

Il attendit les premières ombres pour changer la route. La nuit faite, la chaloupe obliqua et courut grand largue, dans la direction du sud-est, le cap sur les îles Nicobar, qu'on supposait distantes de trois cents milles et dans le labyrinthe desquelles il serait aisé d'éluder la poursuite.

Quand l'aube revint, on put constater avec joie qu'on avait pris la bonne voie et que la corvette n'était plus sur l'horizon du nord.

Mais, vers midi, elle reparut sur celui de l'ouest. Elle s'était aperçue de la fuite de ceux qu'elle cherchait et les relançait dans l'est.

« Gurun ! gronda Evel, dont les poings se serrèrent, l'Ingliche a bon œil et bon nez. Il nous a découverts ; il ne nous lâchera plus. »

Et, derechef, on se mit à courir à la vitesse moyenne de dix nœuds, le vent se maintenant du nord, c'est-à-dire favorable aux deux adversaires.

À la nuit tombante, il faiblit. La température devint pesante, et les gorges desséchées ne furent point rafraîchies par l'eau des outres.

À l'aurore, une terre apparut dans le sud-est. On approchait du dangereux archipel des Nicobar. C'était peut-être le salut.

Mais la terre ne se laissait voir que comme une étroite bande violette, sous un angle qui faisait évaluer la distance à une trentaine de milles.

En même temps, la chaleur devenait accablante, l'air suffocant ; le vent ne soufflait plus que par rafales courtes. Il avait des sautes inquiétantes qui obligèrent les navigateurs à diminuer leur toile.

Depuis six jours qu'ils fuyaient ainsi, ils avaient franchi trois cent soixante milles.

Or, à mesure que la stabilité du bateau leur faisait une loi de diminuer leur voilure, ils pouvaient voir avec effroi leurs ennemis ajouter à la leur et le vaisseau, grossissant à vue d'œil, s'envelopper de toute la toile disponible.

Brusquement Ustaritz jeta un cri de joie farouche.

« Les récifs ! les récifs ! Si nous n'échouons pas, nous sommes sauvés ! »

Et il montrait des blocs verdâtres, tantôt dressant autour d'eux, tantôt laissant voir, sous la glauque transparence, leurs têtes verdâtres, sournoisement tapies, comme des bêtes de proie à l'affût des victimes imprudentes.

Et ces rochers invisibles étaient semés en abondance, de tous côtés, pareils à une avant-garde de tirailleurs couvrant les approches de la terre ferme.

À la rigueur, il était possible à un bateau d'un faible tirant d'eau de se dérober aux perfides morsures des écueils, de s'en faire même des alliés, en courant dans l'inextricable lacis de leurs chenaux.

Mais un grand vaisseau n'y devait pas songer, et, à moins de connaître une passe qui permît de les traverser impunément, il devait rester en deçà de leur formidable barrière.

C'était une telle espérance qui avait fait monter aux lèvres du Basque cette joyeuse exclamation : « Si nous n'échouons pas, nous sommes sauvés ! »

Les fugitifs n'avaient ni carte de ces régions dangereuses, — il n'en existait pas encore, — ni pilote pour les guider dans ces méandres. Le péril était de tous les instants.

Ils ne devaient se guider qu'avec une extrême prudence.

Pendant deux heures, ils manœuvrèrent à la gaffe, perdant leur avance, sentant diminuer leurs chances, tandis que la corvette grandissait à vue d'œil et s'avançait triomphalement vers la dangereuse barrière. Quand elle se jugea à distance suffisante, elle tira un coup à blanc.

C'était une sommation. L’Anglais enjoignait aux fugitifs de se rendre.

Ils n'y pouvaient répondre qu'en hâtant leur retraite, ce qu'ils firent de leur mieux. Après une lutte attentive contre les surprises éventuelles, ils gagnèrent un large espace découvert en eau profonde.

Ils pouvaient se croire, sinon sauvés, du moins momentanément à l'abri.

Mais, alors, la situation se compliqua de nouveau.

Le vent tomba tout d'un coup. Le ciel s'appesantit comme un manteau de plomb sur la nappe devenue immobile et huileuse. Il fallut recourir à l'aviron.

« Mauvais présage, murmura Ustaritz. Le typhon n'est pas loin.

— Eh ! qu'il vienne ! s'écria Clavaillan ; il chassera l'Anglais. »

Or, l'Anglais, à ce moment même, mieux instruit, sans doute, du bon chemin, venait de tourner le banc d'écueils, et les fugitifs pouvaient le voir maintenant suivre une ligne oblique, perpendiculaire à la grande terre, et par laquelle il allait probablement leur couper la retraite.

Par bonheur, la chute du vent lui était au moins aussi funeste.

Il s'arrêta court au milieu du chenal qu'il venait d'embouquer. Ses voiles faseyèrent comme les ailes d'un oiseau blessé et pendirent en loques inertes, au bout des vergues. C'était le calme plat, le repos forcé.

Guillaume, qui avait suivi toute la scène d'un regard anxieux, laissa échapper une exclamation joyeuse, telle qu'en pouvait jeter un enfant.

« Ah ! çà, est-ce que nous allons rester ainsi longtemps à nous observer ? »

Evel, qui, depuis un instant, interrogeait l'horizon sud, se retourna.

« Non, pas longtemps, moussaillon. Nous allons danser une danse comme tu n'en danseras pas beaucoup dans ta vie, si, du moins, nous ne l'achevons pas dans l'autre monde. »

Et son bras étendu montrait à la limite où l'œil se perdait une tache d'un blanc jaunâtre qui montait au ciel avec une effrayante vitesse.

« La tornade ! » murmura gravement Jacques de Clavaillan.

Les quatre compagnons se signèrent dévotement. Le péril de la mer accourait, plus terrible que celui des hommes.

Ils regardèrent du côté de la corvette. Celle-ci évoluait en se surchargeant de toile, afin de fuir devant l'ouragan, si la chose était possible.

« L'Anglais aussi a vu venir le vent, ricana Ustaritz. Il trouve la place mauvaise et il file. Il aurait dû le faire plus tôt. Je crois que maintenant il est un peu tard. Mais ça n'avancera pas nos affaires. »

Au même instant, Will qui s'était penché sur le plat bord, s'écria :

« Nous dérivons, capitaine, nous dérivons !

— C'est pourtant vrai ce que dit le petit, fit Evel. Nous sommes dans un courant, et il nous porte à la côte. Oh ! si nous avions la chance de… »

Il s'interrompit.

La chaloupe venait de bondir, emportée comme un fétu par une vague énorme, une lame de fond qui la jeta à vingt brasses hors de sa station antérieure. Et, tout aussitôt, l'eau se mit à bouillonner comme sous l'action de quelque chaudière intérieure.

« C'est le bourrelet de la cuvette, dit Ustaritz, le sourcil froncé. Je connais ça, capitaine. Si le bon Dieu ne nous aide pas, dans dix minutes nous sommes par cinquante mètres de fond, la quille en l'air. »

Mais alors Jacques se redressa ; ses yeux brillaient.

« Le bon Dieu aime les braves, cria-t-il. Hisse la voile ! »

Les deux matelots le regardèrent avec des yeux ronds, le croyant fou.

« Hisse la voile ! répéta impérieusement le jeune homme. Nous n'avons qu'une chance de salut. Il ne faut pas la manquer. »

En un clin d'œil, foc et voile s'ouvrirent, prêts à prendre le vent.

La rafale arriva, formidable, monstrueuse. Elle enveloppa l'esquif comme d'un coup de fouet.

Pareille à un cheval qui se cabre, puis retombe sur ses pieds pour ruer, la chaloupe se balança sur son arrière, donna une furieuse bande à tribord qui la remplit à moitié d'eau, puis piqua de l'avant dans une montagne liquide.

Mais quand les fugitifs, étourdis et trempés, purent jeter un coup d'œil derrière eux, ils virent la corvette à un demi-mille dans le nord-ouest, aux prises avec l'assaut des lames.

Eux-mêmes avaient gagné dans l'est. Le vortex de la tornade les avait jetés hors de ses gyres, et ils couraient furieusement vers la grande terre.

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