CHAPITRE XXIX

Avant d’aller plus loin, je veux détruire un doute qui pourrait s’être introduit dans l’esprit de mes lecteurs.

Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’on me soupçonnât d’avoir entrepris ce voyage uniquement pour ne savoir que faire, et forcé, en quelque manière, par les circonstances : j’assure ici, et jure par tout ce qui m’est cher, que j’avais le dessein de l’entreprendre longtemps avant l’événement qui m’a fait perdre ma liberté pendant quarante-deux jours. Cette retraite forcée ne fut qu’une occasion de me mettre en route plus tôt.

Je sais que la protestation gratuite que je fais ici paraîtra suspecte à certaines personnes ; – mais je sais aussi que les gens soupçonneux ne liront pas ce livre : – ils ont assez d’occupations chez eux et chez leurs amis ; ils ont bien d’autres affaires : – et les bonnes gens me croiront.

Je conviens cependant que j’aurais préféré m’occuper de ce voyage dans un autre temps, et que j’aurais choisi, pour l’exécuter, le carême plutôt que le carnaval : toutefois, des réflexions philosophiques, qui me sont venues du ciel, m’ont beaucoup aidé à supporter la privation des plaisirs que Turin présente en foule dans ces moments de bruit et d’agitation. – Il est très sûr, me disais-je, que les murs de ma chambre ne sont pas aussi magnifiquement décorés que ceux d’une salle de bal : le silence de ma cabine ne vaut pas l’agréable bruit de la musique et de la danse ; mais, parmi les brillants personnages qu’on rencontre dans ces fêtes, il en est certainement de plus ennuyés que moi.

Et pourquoi m’attacherais-je à considérer ceux qui sont dans une situation plus agréable, tandis que le monde fourmille de gens plus malheureux que je ne le suis dans la mienne ? – Au lieu de me transporter par l’imagination dans ce superbe casin, où tant de beautés sont éclipsées par la jeune Eugénie, pour me trouver heureux je n’ai qu’à m’arrêter un instant le long des rues qui y conduisent. – Un tas d’infortunés, couchés a demi-nus sous les portiques de ces appartements somptueux, semblent près d’expirer de froid et de misère. – Quel spectacle ! Je voudrais que cette page de mon livre fût connue de tout l’univers ; je voudrais qu’on sût que, dans cette ville où tout respire l’opulence, une foule de malheureux dorment découvert, la tête appuyée sur une borne ou sur le seuil d’un palais.

Ici, c’est un groupe d’enfants serrés les uns contre les autres pour ne pas mourir de froid. – Là, c’est une femme tremblante et sans voix pour se plaindre. – Les passants vont et viennent, sans être émus d’un spectacle auquel ils sont accoutumés. – Le bruit des carrosses, la voix de l’intempérance, les sons ravissants de la musique se mêlent quelquefois aux cris de ces malheureux et forment une terrible dissonance.

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