Un des ouvrages les plus remarquables qui aient paru pendant le cours de la révolution française, est sans contredit celui de M. le comte de Maistre ayant pour titre Considérations sur la France. Nul avant lui n’avoit envisagé les diverses phases de cette terrible époque avec autant de justesse et de profondeur, et précisé avec cette force de raisonnement et cette netteté d’expressions qui le distinguent, les causes des désastres que nous avons éprouvés ; personne surtout n’avoit si bien montré les voies de la Providence, et préjugé la fin de ce bouleversement général. Quand on se rappelle que M. de Maistre a écrit en 1796, et qu’on jette les yeux sur les évènemens qui se sont succédés depuis, on ne sait qu’admirer le plus, ou de sa sagacité à juger la marche des institutions humaines, ou de cet esprit essentiellement religieux qui, en rapportant tout à la puissance éternelle, trouve dans l’impiété et la corruption des peuples, le principe réel des commotions politiques qu’ils ressentent, et dans le retour aux saines doctrines, le seul remède à leurs maux. Ce n’est pas en effet avec une philosophie toute matérielle qu’il est possible d’expliquer de si grandes infortunes, mais bien avec cette philosophie chrétienne et consolante qui pénètre la conscience de l’homme, et lui montre à découvert les véritables causes de la décadence, des empires et des guerres civiles.
Les deux premières éditions de cet ouvrage furent publiées à Lausanne en 1796 : elles furent bientôt épuisées. En 1797 il en parut une troisième à Bâle, et l’auteur en préparoit une nouvelle à l’époque du 18 fructidor, pour la répandre en France, suivant les intentions du Roi, ce que les circonstances ne permirent pas d’exécuter. Enfin, en 1814 l’ouvrage fut réimprimé à Paris ; mais cette édition faite sans la participation de M. de Maistre, et fort incorrecte d’ailleurs, offre beaucoup d’augmentations et de retranchemens qui n’entroient pas dans ses vues.
Celle que nous offrons est telle que l’auteur la désiroit, et nous avons obtenu de Mme la comtesse de Maistre, l’autorisation d’y insérer une lettre adressée à son mari par un gentilhomme russe, auquel il avoit envoyé un exemplaire des Considérations sur la France. Bien que cette lettre ait été écrite en 1814, elle n’en présente pas moins d’intérêt : il semble même qu’elle en acquiert davantage par suite des évènemens qui alors avoient réalisé les vues de l’auteur et donné à son livre le caractère, pour ainsi dire, d’une prophétie accomplie.
Monsieur le Comte,
Jai l’honneur de vous renvoyer votre ouvrage sur la France. Cette lecture a produit sur moi une sensation si vive, que je ne puis m’empêcher de vous communiquer les idées qu’elle a fait naître.
Votre ouvrage, monsieur le Comte, est un axiome de la classe de ceux qui ne se prouvent pas, parce qu’ils n’ont pas besoin de preuve ; mais qui se sentent, parce qu’ils sont des rayons de la science naturelle. Je m’explique ; quand on me dit : « Le carré de l’hypothénuse est égal à la somme des carrés construits sur les deux côtés du triangle rectangle, » j’en demande la démonstration, je la suis, et je me laisse convaincre. Mais quand on s’écrie : « Il est un Dieu ! » ma raison le voit ou se perd dans une foule d’idées, mais mon ame le sent invinciblement. Il en est de même des grandes vérités dont votre ouvrage est rempli. Ces vérités sont d’un ordre élevé. Ce livre n’est point, comme on me l’a défini avant que je l’aie lu, un bon ouvrage de circonstance, mais ce sont les circonstances qui ont dicté le seul bon ouvrage que j’ai trouvé sur la révolution française.
Le Moniteur est le développement le plus volumineux de votre livre. C’est là où sont consignés les efforts des hommes en actions et en paroles, et la nullité de ces efforts. S’il y avoit un titre philosophique à donner au Moniteur, je le nommeras volontiers « Recueil de la sagesse humaine et preuve de son insuffisance. » Votre livre, le Moniteur, l’histoire, sont le développement de ce proverbe devenu commun, mais qui renferme en lui la loi la plus féconde en applications et en conséquences : « L’homme propose et Dieu dispose. »
Oui, l’homme ne peut que proposer ; c’est une immense vérité. La faculté de combiner a été laissée à l’homme avec la puissance du libre arbitre ; mais les évènemens ont été soustraits à son pouvoir, et leur marche n’obéit qu’à la main créatrice. C’est donc en vain que les hommes s’agitent et délibèrent, pour gouverner ou être gouvernés de telle ou telle manière. Les nations sont comme les particuliers ; elles peuvent s’agiter, mais non se constituer. Quand aucun principe divin ne préside à leurs efforts, les convulsions politiques sont le résultat de leur libre volonté ; mais le pouvoir de s’organiser n’est point une puissance humaine : l’ordre dérive de la source de tout ordre.
L’époque de la révolution française est une grande époque, c’est l’âge de l’homme et de la raison. La fin est aussi digne de remarque : c’est la main de Dieu et le siècle de la foi. Du fond de cette immense catastrophe, je vois sortir une leçon sublime aux peuples et aux rois. C’est un exemple donné pour ne pas être imité. Il rentre dans la classe des grandes plaies dont a été frappé le genre humain, et forme la suite de votre éloquent chapitre qui traite de la destruction violente de l’espèce humaine. Ce chapitre, à lui seul, est un ouvrage ; il est digne de la plume de Bossuet.
La partie prophétique de l’ouvrage m’a également frappé. Voilà ce que c’est que d’étudier d’une manière spéculative en Dieu ; ce qui n’est pour la raison qu’une conséquence obscure, devient révélation. Tout se comprend, tout s’explique quand on remonte à la grande cause. Tout se devine, quand on se base sur elle.
Vous m’avez fait l’honneur de me dire que dans le moment où je vous écris, on s’occupe à réimprimer cet ouvrage à Paris. Certainement il sera très-utile tel qu’il est ; mais si vous me permettez de vous dire mon opinion, je vous ferai une seule observation. Je parts de ce principe, votre ouvrage est un ouvrage classique qu’on ne sauroit trop étudier ; il est classique pour la foule d’idées profondes et grandes qu’il contient. Il est de circonstance par un ou deux chapitres, nommément celui qui traite de la Déclaration du Roi de France, en 1795. Ces chapitres ont été faits pour l’année 1797 où l’on croyoit à la contre-révolution. Maintenant quelle foule d’idées nouvelles se présentent ! quelles grandes conséquences l’histoire ne fournit-elle pas à vos principes ! Cette révolution concentrée en une seule tête et tombée avec elle : la main de Dieu qui a sanctifié jusqu’aux fautes des alliés ; cette stupeur répandue sur une nation jadis si active et si terrible ; ce Roi inconnu dans Paris, jusqu’à la veille de notre entrée ; ce grand général vaincu dans son art même ; cette génération nouvelle, élevée dans les principes de la nouvelle dynastie ; cette noblesse factice, qui devoit être son premier appui, et qui a été la première à l’abandonner ; l’Église fatiguée et haletante des coups qui lui ont été portés ; son chef abaissé jusqu’à sanctifier l’usurpation, et élevé depuis à la puissance du martyre ; le génie le plus vigoureux, armé de la force la plus terrible, employé vainement à consolider l’édifice des hommes : voilà le tableau que je voudrois voir tracé par votre plume, et qui seroit la démonstration évidente des principes que vous avez posés. Je voudrois le voir à la place de ces chapitres que je vous ai indiqués, et alors l’ouvrage présenteroit au lecteur attentif les causes et les effets, les actions des hommes et la réaction divine. Mais il n’appartient qu’à vous, monsieur le Comte, d’entreprendre cette péroraison frappante sur vos propres principes. Ce que j’ai pris la liberté d’esquisser ici, peut devenir sous votre main un recueil de vérités sublimes ; et si j’ai réussi par cette lettre à vous encourager à ce grand travail, je croirois par cela seul avoir mérité de ceux qui lisent pour s’instruire.
Quant à moi, je me borne à faire des vœux pour que vous voulussiez bien, par un nouvel Essai, me procurer de nouveau la puissance de m’éclairer, persuadé qu’il ne sortira rien de votre plume qui ne soit plein de grandes et de fortes leçons.
Je vous prie d’agréer les assurances de la haute considération et du profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être,
Monsieur le Comte ;
De Votre Excellence,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur,et très-obéissant
M. O……
Général au service de S. M. l’empereur
de toutes les Russies.empereur
Saint-Pétersbourg, ce 24 décembre 1814.