L’Église, depuis son origine, n’a jamais vu d’hérésie aussi extraordinaire que le jansénisme. Toutes en naissant se sont séparées de la communion universelle, et se glorifiaient même de ne plus appartenir à une Église dont elles rejetaient la doctrine comme erronée sur quelques points. Le jansénisme s’y est pris autrement : il nie d’être séparé ; il composera même, si l’on veut, des livres sur l’unité dont il démontrera l’indispensable nécessité. Il soutient, sans rougir ni trembler, qu’il est membre de cette Église qui l’anathématise. Jusqu’à présent, pour savoir si un homme appartient à une société quelconque, on s’adresse à cette même société, c’est-à-dire à ses chefs, tout corps moral n’ayant de voix que par eux ; et dès qu’elle a dit : Il ne m’appartient pas ; ou il ne m’appartient plus, tout est dit. Le janséniste seul prétend échapper à cette loi éternelle ; illi robur et œs triplex circa frontem. Il a l’incroyable prétention d’être de l’Église catholique, malgré l’Église catholique ; il lui prouve qu’elle ne connaît pas ses enfants, qu’elle ignore ses propres dogmes, qu’elle ne comprend pas ses propres décrets, qu’elle ne sait pas lire enfin ; il se moque de ses décisions ; il en appelle ; il les foule aux pieds, tout en prouvant aux autres hérétiques qu’elle est infaillible et que rien ne peut les excuser.
Un magistrat français de l’antique roche, ami de l’abbé Fleury, au commencement du dernier siècle, a peint d’une manière naïve ce caractère du jansénisme. Ses paroles valent la peine d’être citées.
« Le jansénisme, dit-il, est l’hérésie la plus subtile que le diable ait tissue. Ils ont vu que les protestants, en se séparant de l’Église, s’étaient condamnés eux-mêmes, et qu’on leur avait reproché cette séparation ; ils ont donc mis pour maxime fondamentale de leur conduite, de ne s’en séparer jamais extérieurement et de protester toujours de leur soumission aux décisions de l’Église, à la charge de trouver tous les jours de nouvelles subtilités pour les expliquer, en sorte qu’ils paraissent soumis sans changer de sentiments. »
Ce portrait est d’une vérité parfaite ; mais si l’on veut s’amuser en s’instruisant, il faut entendre Mme de Sévigné, charmante affiliée de Port-Royal, disant au monde le secret de la famille, en croyant parler à l’oreille de sa fille.
« L’Esprit-Saint souffle où il lui plait, et c’est lui-même qui prépare les cœurs ou il veut habiter. C’est lui qui prie en nous par des gémissements ineffables. C’est saint Augustin qui m’a dit tout cela. Je le trouve bien janséniste, et saint Paul aussi. Les jésuites ont un fantôme qu’ils appellent Jansénius, auquel ils disent mille injures, et ne font pas semblant de voir où cela remonte… Ils font un bruit étrange et réveillent les disciples cachés de ces deux grands Saints.
Je n’ai rien à vous répondre sur ce que dit S. Augustin, sinon que je l’écoute et je l’entends quand il me dit et me répète cinq cents fois dans le même livre, que tout dépend donc, comme dit l’apôtre, non de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde à qui il lui plaît ; que ce n’est pas en considération d’aucun mérite que Dieu donne la grâce aux hommes, mais selon son bon plaisir, afin que l’homme ne se glorifie point, puisqu’il n’a rien qu’il n’ait reçu. Quand je lis tout ce livre (de S. Augustin), et que je trouve tout d’un coup : Comment Dieu jugerait-il les hommes, si les hommes n’avaient point de libre arbitre ? en vérité, je n’entends point cet endroit et je suis toute disposée à croire que c’est un mystère (Ibid. lettre DXXIX.)
Nous croyons toujours qu’il dépend de nous de faire ceci ou cela ; ne faisant point ce qu’on ne fait pas, on croit cependant qu’on l’aurait pu faire Les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres, parlent bien mieux et plus dignement de la Providence quand ils ne sont pas contraints ni étranglés par la politique. Ils sont bien aimables dans la conversation. Je vous prie de lire… les Essais de morale sur la soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez comme l’auteur nous la représente souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout. Je m’y tiens ; voilà ce que j’en crois ; et si en tournant le feuillet ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques. Ils ne me feront pas changer ; je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d’avis pour changer de note.
Vous lisez donc S. Paul et S. Augustin ? Voilà les bons ouvriers pour établir la souveraine volonté de Dieu ; ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures comme le potier de son argile ; il en choisit, il en rejette. Ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver sa justice ; car il n’y a point d’autre justice que sa volonté. C’est la justice même, c’est la règle ; et après tout, que doit-il aux hommes ? Rien du tout ; il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du péché originel qui est le fondement de tout ; et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu’il sauve par son Fils. — N’est-ce pas Dieu qui tourne nos cœurs ? N’est-ce pas Dieu qui nous fait vouloir ? N’est-ce pas Dieu qui nous délivre de l’empire du démon ? N’est-ce pas Dieu qui nous donne la vue et le désir d’être à lui ? C’est cela qui est couronné ; c’est Dieu qui couronne ses dons ; si c’est cela que vous appelez le libre arbitre, ah ! je le veux bien. — Jésus-Christ a dit lui-même : Je connais mes brebis ; je les mènerai paître moi-même, je n’en perdrai aucune… Je vous ai choisis ; ce n’est pas vous qui m’avez choisi. Je trouve mille passages sur ce ton ; je les entends tous ; et quand je vois le contraire, je dis : C’est qu’ils ont voulu parler communément ; c’est comme quand on dit que Dieu s’est repenti : qu’il est en furie, etc. ; c’est qu’ils parlent aux hommes. Je m’en tiens à cette première et grande vérité qui est toute divine. »
La plume élégante de Mme de Sévigné confirme parfaitement tout ce que vient de nous dire un vénérable magistrat. Elle peint au naturel, et, ce qui est impayable, en croyant faire un panégyrique, l’atrocité des dogmes jansénistes, l’hypocrisie de la secte et la subtilité de ses manœuvres. Cette secte, la plus dangereuse que le diable ait tissue, comme disait le bon sénateur et Fleury qui l’approuve, est encore la plus vile à cause du caractère de fausseté qui la distingue. Les autres sectaires sont au moins des ennemis avoués qui attaquent ouvertement une ville que nous défendons. Ceux-ci au contraire sont une portion de la garnison, mais portion révoltée et traîtresse, qui, sous les livrées même du souverain, et tout en célébrant son nom, nous poignarde par derrière, pendant que nous faisons notre devoir sur la brèche. Ainsi, lorsque Pascal viendra nous dire : « Les luthériens et les calvinistes nous appellent papilâtres et disent que le Pape est l’antéchrist ; nous disons que toutes ces propositions sont hérétiques, et c’est pourquoi nous ne sommes pas hérétiques. » Nous lui répondrons : Et c’est pourquoi vous l’êtes d’une manière beaucoup plus dangereuse.
↑ Lettre de Mme de Sévigné, in-8o tom. II, Lettre DXXV.
On voit ici, mieux que dans un livre de Port-Royal, les deux points capitaux de la doctrine janséniste. 1o Il n’y a point de jansénisme, c’est une chimère, un fantôme créé par les jésuites. Le pape qui a condamné la prétendue hérésie, rêvait en écrivant sa bulle. Il ressemblait à un chasseur qui ferait feu sur une ombre, en croyant ajuster un tigre. Que si l’Église universelle applaudit à cette bulle, ce fut de sa part un acte de simple politesse envers le Saint-Siège, et qui ne tire nullement à conséquence. 2o Ce qu’on nomme jansénisme n’est au fond que le paulinisme et l’augustinisme, S. Paul et S. Augustin ayant parlé précisément comme l’évêque d’Ypres. Si l’Église prétend le contraire, hélas ! c’est qu’elle est vieille et qu’elle radote !