Son âge eût été difficile à déterminer ; il devait avoir entre trente et quarante, car, encore que l’ensemble de sa personne produisît une impression de jeunesse, sa chevelure, aux tempes, était déjà traversée de fils d’argent et un peu plus haut elle s’éclaircissait visiblement : deux baies chauves s’inséraient à côté de la raie mince, dessinée dans un cheveu clairsemé, et agrandissaient le front. Ses vêtements, ces larges pantalons jaune clair et carrelés, ainsi qu’une redingote de bure trop longue, avec deux rangées de boutons et de larges revers, étaient loin de prétendre à l’élégance ; de plus, son col raide aux angles arrondis paraissait déjà un peu effilé aux plis par le blanchissage fréquent, sa cravate noire était usée et il ne semblait pas porter de manchettes. Du moins Hans Castorp crut-il le reconnaître à la mollesse des manches qui pendaient sur les poignets. Cependant, il se rendait compte qu’il était en présence d’un monsieur ; l’expression cultivée du visage, l’allure libre, on dirait presque noble de l’étranger, ne laissaient à ce sujet aucun doute. Ce mélange de pauvreté et de grâce, les yeux noirs et la moustache à la courbe douce firent aussitôt penser Hans Castorp à certains musiciens étrangers qui jouaient aux environs de Noël dans les cours de chez lui, et avec des yeux de velours dirigés vers en haut, tendaient leur chapeau mou pour qu’on y jetât du haut des fenêtres des pièces de dix pfennigs. « Un joueur d’orgue de barbarie », pensa-t-il. Et il ne fut donc nullement surpris par le nom qu’il entendit lorsque Joachim se leva de son banc et, avec un peu de timidité, fit les présentations :
– Mon cousin Castorp. Monsieur Settembrini.
Hans Castorp s’était également levé pour saluer, cependant que son visage trahissait encore son récent accès de gaîté. Mais l’Italien pria courtoisement les deux jeunes gens de ne pas se laisser déranger et les obligea à reprendre leurs places tandis que lui-même restait debout devant eux dans sa pose agréable. Il souriait, debout, tout en considérant les cousins, mais surtout Hans Castorp, et ce renforcement fin et un peu moqueur des commissures de ses lèvres légèrement plissées sous la moustache pleine, là où sa belle courbe se redressait, produisait un effet particulier, vous invitait en quelque sorte à la lucidité d’esprit et à l’attention, et dégrisa à l’instant Hans Castorp, au point qu’il eut honte tout à coup.
Settembrini dit :
– Ces Messieurs sont de bonne humeur. Avec juste raison, avec juste raison. Une matinée splendide. Le ciel est bleu, le soleil rit.
Et d’un geste léger et élégant de son bras il leva sa petite main jaunâtre vers le ciel, tout en dirigeant dans la même direction un regard oblique et gai.
– On pourrait effectivement oublier où l’on se trouve.
Il parlait sans accent, et seule la précision de son élocution aurait pu faire deviner qu’il était un étranger. Ses lèvres formaient les mots avec un certain plaisir. On éprouvait de l’agrément à l’entendre.
– Et Monsieur a fait un agréable voyage jusque chez nous ? s’adressa-t-il à Hans Castorp. Le verdict vous a-t-il déjà été signifié ? je veux dire : cette sinistre cérémonie de la première consultation a-t-elle déjà eu lieu ?
Ici il aurait dû se taire et attendre, si vraiment il avait souhaité une réponse ; car il avait posé sa question et Hans Castorp s’apprêtait à répondre. Mais l’étranger poursuivit aussitôt :
– Cela s’est-il bien terminé ? De votre hilarité – et il se tut un instant, tandis que la crispation de ses lèvres s’accentuait, – on pourrait tirer des conclusions contradictoires. Combien de mois vous ont administré nos Minos et Rhadamante ?
Le mot « administré » semblait particulièrement drôle dans sa bouche. « Laissez-moi deviner ! six ? ou, d’emblée, neuf ? Oh ! on n’est pas précisément regardant ici… »
Hans Castorp rit, étonné, tout en essayant de se rappeler qui donc étaient Minos et Rhadamante. Il répondit :
– Comment ça ? Non, vous faites erreur, Monsieur Septem…
– Settembrini, corrigea l’Italien avec élan et précision, en s’inclinant avec humour.
– Monsieur Settembrini, je vous demande pardon. Mais vous vous trompez, je ne suis pas malade du tout. Je ne fais que rendre une visite de quelques semaines à mon cousin, et par la même occasion, me reposer un peu.
– Sapristi, vous n’êtes donc pas des nôtres ? Vous êtes bien portant, vous n’êtes que de passage ici, comme Ulysse au royaume des Ombres ? Quelle audace de descendre dans ces profondeurs où habitent des morts, irréels et privés de sens !…
– Dans ces profondeurs ? Monsieur Settembrini, je vous en prie, j’ai dû faire une ascension de près de cinq mille pieds pour arriver jusqu’à vous…
– Vous vous êtes figuré cela. Ma parole, ce n’était qu’une illusion, dit l’Italien avec un geste décidé de la main. Nous sommes des créatures qui sont tombées très bas, n’est-il pas vrai, lieutenant ? se retourna-t-il vers Joachim, qui se réjouit sincèrement de ce titre qu’on lui donnait, mais s’efforça de le dissimuler et répondit d’un air réfléchi :
– Nous sommes, en effet, un peu abrutis. Mais après tout, il y a peut-être moyen de se ressaisir.
– Oui, je vous en juge capable : vous êtes un homme convenable, dit Settembrini.
– Tiens, tiens, tiens ! dit-il trois fois, en faisant souffler le T et en se tournant de nouveau vers Hans Castorp. Il claqua de la langue contre le palais, puis dit encore trois fois : « Ah, ah, ah », en regardant si fixement le novice, que ses propres yeux prirent une expression fixe et aveugle, puis ranimant de nouveau son regard, il poursuivit :
– C’est donc tout à fait volontairement que vous venez en haut, chez nous autres qui sommes tombés si bas et que vous voulez nous procurer l’avantage de votre compagnie. Allons, voilà qui est bien. Et quel délai vous êtes-vous assigné ? Je ne vous pose pas la question très délicatement. Mais je serais vraiment curieux d’apprendre combien de temps l’on s’accorde lorsque c’est soi-même qui décide et non pas Rhadamante.
– Trois semaines », dit Hans Castorp avec une légèreté non dénuée de fatuité, comme il remarquait qu’on l’enviait.
– O Dio, trois semaines ! avez-vous entendu, lieutenant ? N’est-ce pas presque impertinent de dire je viens ici pour trois semaines et puis je repars ? Nous ne connaissons pas ici une mesure du temps qui s’appelle la semaine, si vous me permettez, Monsieur, de vous dispenser cet enseignement. Notre unité la plus petite est le mois. Nous comptons largement, c’est un privilège des ombres. Nous en avons d’autres qui sont tous d’une espèce analogue. Puis-je vous demander quelle profession vous exercez, là en bas, dans la vie, ou plus exactement à quelle profession vous vous préparez ? Vous voyez, je n’impose aucune retenue à notre curiosité. La curiosité aussi fait partie de nos privilèges.
– Je vous en prie, dit Hans Castorp.
Et il donna le renseignement demandé.
– Ingénieur de la marine ! Mais c’est magnifique ! s’écria Settembrini. Soyez persuadé que je trouve cela magnifique, quoique mes propres facultés soient orientées dans un sens tout différent.
– Monsieur Settembrini est littérateur, dit Joachim avec un peu de gêne. Il a écrit la nécrologie de Carducci pour des journaux allemands… Carducci, tu sais…
Et il parut encore plus gêné, parce que son cousin le regardait avec surprise et semblait dire : Que sais-tu donc de Carducci ? Aussi peu que moi, je pense.
– C’est exact, dit l’Italien en hochant la tête. J’ai eu l’honneur de parler à vos compatriotes de la vie de ce grand poète et libre penseur lorsqu’elle eut pris fin. Je l’ai connu, je puis me nommer son disciple. À Bologne, j’ai été assis à ses pieds. C’est à lui que je dois ce que je possède de culture et de gaîté de cœur. Mais nous parlions de vous. Un ingénieur de la marine ! Savez-vous que vous grandissez à mes yeux ? Ne voilà-t-il pas que vous m’apparaissez comme le représentant de tout un monde, celui du travail et du génie pratique.
– Mais, monsieur Settembrini, je ne suis encore qu’un étudiant et je débute à peine.
– Certainement, et tout commencement est difficile. En général, tout travail est difficile qui mérite ce nom, n’est-ce pas ?
– Oui, que diable ! dit Hans Castorp, et ses paroles jaillirent du fond du cœur.
Settembrini tout aussitôt fronça les sourcils.
– Vous invoquez même le diable pour confirmer cela ! Satan en personne ? Et savez-vous que mon grand maître lui a dédié un hymne ?
– Permettez, dit Hans Castorp, au Diable ?
– En personne. On le chante parfois dans mon pays en des circonstances solennelles. O salute, o satana, o Ribellione, o forza vindice della Ragione… Un cantique admirable. Mais il est peu probable que vous ayez pensé à ce diable-là, car il vit sur un excellent pied avec le travail. Celui que vous vouliez mentionner et qui a horreur du travail parce qu’il a tout lieu de le redouter, est peut-être cet autre diable dont il est dit qu’il ne faut même pas lui abandonner le petit doigt de la main…
Tout cela semblait bien étrange au bon Hans Castorp. Il ne comprenait pas l’italien, et le reste ne lui semblait pas plus confortable. Cela sentait le sermon dominical, bien que ce fût débité sur un ton de causerie légère et presque de plaisanterie. Il regarda son cousin qui baissait les yeux, puis dit :
– Mais, monsieur Settembrini, vous prenez les mots trop à la lettre. Ce que j’ai dit du diable n’était qu’une manière de parler, je vous l’assure.
– Il faut avoir de l’esprit, dit Settembrini en regardant en l’air d’un air mélancolique. Puis, se ranimant, s’égayant et dirigeant avec grâce la conversation, il poursuivit : « De toutes façons, je conclus avec juste raison de vos paroles que vous avez choisi une profession aussi exigeante qu’honorable. Mon Dieu, je suis humaniste et je n’entends rien aux choses ingénieuses, si l’on peut dire, quelque sincère que soit le respect que je leur voue. Mais j’imagine que la théorie de votre métier doit exiger un cerveau clair et lucide et sa pratique un homme qui tienne sa place, n’est-il pas vrai ?
– Certainement, oui, je ne puis que vous donner raison, répondit Hans Castorp, en s’efforçant involontairement de s’exprimer avec un peu plus d’éloquence. Les exigences sont considérables aujourd’hui ; on se défend même de penser à quel point elles sont rudes, car on risquerait de perdre courage. Non, ce n’est pas une plaisanterie. Et quand on n’est pas des plus résistants… Il est vrai que je ne suis ici qu’en hôte, mais je ne suis cependant pas des plus résistants, et je mentirais si je prétendais que le travail me réussit parfaitement. Au contraire, il me fatigue passablement, pour tout dire. Au fond, je ne me sens parfaitement bien portant que lorsque je ne fais rien…
– Par exemple en ce moment !
– En ce moment ? Oh, je ne suis ici que depuis si peu de temps. Aussi je me sens un peu troublé, vous pensez bien ?
– Ah ! Troublé ?
– Oui, je n’ai pas non plus très bien dormi, et puis le petit déjeuner a été vraiment trop copieux… Sans doute suis-je habitué à un déjeuner convenable mais celui d’aujourd’hui était vraiment trop complet pour moi, too rich, comme disent les Anglais. Bref, je me sens un peu oppressé, et surtout je n’ai pas réussi ce matin à prendre goût à mon cigare, pensez donc ! Cela ne m’arrive pour ainsi dire jamais, à moins que je sois sérieusement malade, et voilà que je lui trouve un goût de cuir. J’ai dû le jeter, cela n’avait pas de sens de vouloir se forcer. Êtes-vous fumeur, si vous me permettez de vous poser la question ? Non ? vous ne pouvez pas vous imaginer quelle déception et quel sujet de mécontentement ce peut être pour quelqu’un qui depuis sa jeunesse aime particulièrement à fumer, comme c’est mon cas…
– Je n’ai aucune expérience dans ce domaine, répondit Settembrini, et, avec cette inexpérience, je ne me trouve pas en très mauvaise compagnie. Nombre de nobles et clairs esprits ont détesté le tabac à fumer. Carducci, lui non plus, ne l’aimait pas. Mais vous trouverez certainement à cet égard de la compréhension chez Rhadamante. Il est un adhérent de votre vice.
– Oh ! vice, monsieur Settembrini…
– Pourquoi pas ? Il faut désigner les choses avec force et vérité. Cela fortifie et élève la vie. Moi aussi, j’ai des vices.
– Et le docteur Behrens est, par conséquent, un connaisseur de cigares ? Quel homme charmant !
– Vous trouvez ? Vous avez donc fait sa connaissance ?
– Oui, tout à l’heure, avant de sortir. C’était même presque quelque chose comme une consultation, mais tout à fait sine pecunia, savez-vous. Il a vu tout de suite que j’étais assez anémique. Et puis il m’a conseillé de suivre absolument le même régime que mon cousin, de rester longtemps étendu sur le balcon, et de prendre en même temps ma température ; oui, c’est ce qu’il m’a dit.
– Vraiment ? s’écria Settembrini. À la bonne heure ! s’écria-t-il, le visage tourné vers le ciel, et il rit en renversant la tête. Comment donc est-ce dit dans l’opéra de votre maître ? « C’est moi l’oiseleur, toujours joyeux de cœur… » Bref, c’est tout à fait amusant. Et vous allez suivre son conseil ! Sans aucun doute. Pourquoi ne le feriez-vous pas ? Quel suppôt de Satan, ce Rhadamante ! Et, en effet, « toujours gai », même si c’est parfois un peu forcé. Il pousse à la mélancolie. Son vice ne lui est pas profitable – sinon, ce ne serait d’ailleurs pas un vice – le tabac le rend mélancolique, et c’est pourquoi notre respectable infirmière-major a mis les provisions sous clef et ne lui accorde que de petites rations quotidiennes. Il arrive, paraît-il, qu’il succombe à la tentation de la voler, et alors il tombe en mélancolie. En un mot : c’est une âme embrouillée. Vous connaissez déjà, notre infirmière-major ? Non ? Cela, c’est une faute. Vous avez tort de ne pas solliciter l’honneur de faire sa connaissance. Elle est de la lignée des van Mylendonk, cher Monsieur. Elle se distingue de la Vénus de Médicis en ceci que là où la déesse montre des seins, elle a coutume de porter un crucifix.
– Ah, ah, excellent ! rit Hans Castorp.
– Son prénom est Adriatica.
– Comment ? encore ? s’écria Hans Castorp. Dites donc, voilà qui est extraordinaire. Van Mylendonk et puis Adriatica ? Cela sonne comme si elle était morte depuis longtemps. C’est presque moyenâgeux.
– Mon cher Monsieur, répondit Settembrini, il y a bien des choses ici qui sont « presque moyenâgeuses », comme il vous plaît de vous exprimer. Pour ma part, je suis persuadé que notre Rhadamante n’a nommé ce fossile gouvernante de son palais des terreurs que par un besoin artistique d’unité de style. Car il est artiste, ne le saviez-vous pas ? Il fait de la peinture à l’huile. Que voulez-vous, ce n’est pas interdit, n’est-ce pas ? chacun est libre… Madame Adriatica dit donc à qui veut l’entendre, et aux autres aussi, qu’une Mylendonk a été vers le milieu du treizième siècle, abbesse d’un couvent à Bonn, sur le Rhin. Il est probable qu’elle-même aura vu le jour peu de temps après cette époque.
– Ha ha ha, je vous trouve un peu caustique, monsieur Settembrini.
– Caustique ? Vous voulez dire : méchant ? Oui, je suis un peu méchant, dit Settembrini. Mon regret c’est que je sois obligé de gaspiller ma méchanceté à des sujets aussi misérables. J’espère que vous n’avez rien contre la méchanceté, mon cher ingénieur. À mon sens, c’est l’arme la plus étincelante de la raison contre les puissances des ténèbres et de la laideur. La méchanceté, Monsieur, est l’esprit de la critique, et la critique est à l’origine du progrès et des lumières de la civilisation.
Et tout aussitôt, il commença de parler de Pétrarque, qu’il nomma le « père des temps nouveaux ».
– Il est temps que nous allions à la cure de repos, dit Joachim avec sagesse.
Le littérateur avait accompagné ses paroles de gestes gracieux de la main. À présent, il coupa court à cette mimique par un mouvement des doigts qui désignait Joachim, et il dit :
– Notre lieutenant pousse au service. Allons-y donc. Nous suivons la même route
Vers la droite qui conduit aux murs de Dis, la Puissante.
Ah ! Virgile, Virgile ! Messieurs, il est insurpassable. Je crois certainement au progrès. Mais Virgile dispose d’épithètes dont aucun moderne ne dispose…
Et tandis qu’ils suivaient le chemin du retour il commença de leur réciter des vers latins prononcés à l’italienne, mais s’interrompit lorsqu’une jeune fille qui devait habiter le village vint à leur rencontre, et il passa à un sourire et à un fredonnement polisson : T, t, t, sifflota-t-il. Tiens, tiens, tiens, la la la, mon petit moucheron, veux-tu être à moi ? Regardez donc « son regard brille d’un éclat furtif », cita-t-il. – Dieu savait ce que cela pouvait être, – et il envoya un baiser dans le dos de la jeune fille confuse.
« C’est un vrai polisson », pensa Hans Castorp, et il ne changea pas d’opinion lorsque Settembrini, après son accès de galanterie, reprit ses médisances. Il en voulait tout particulièrement au docteur Behrens, le taquinait sur la taille de ses pieds, parlait de son titre de conseiller aulique qu’il aurait reçu d’un prince qui souffrait de tuberculose cérébrale. Toute la contrée parlait encore de l’existence scandaleuse qu’avait menée ce prince, mais Rhadamante avait fermé un œil, avait fermé les deux yeux ; toujours il est resté « conseiller aulique » de pied en cap. À ce propos, ces Messieurs savaient-ils qu’il était l’inventeur de la saison d’été ? Lui, et nul autre. Accordons sa couronne au mérite ! Autrefois, seuls les fidèles d’entre les fidèles avaient passé l’été dans la vallée. Mais alors « notre humoriste », avec sa clairvoyance incorruptible, avait distingué que ce fâcheux état de choses n’était que le résultat d’un préjugé. Il avait posé en principe que, autant du moins que son établissement entrait en ligne de compte, la cure d’été n’était pas seulement recommandable, mais encore particulièrement efficace et presque indispensable. Et il avait su répandre ces théories, il avait rédigé des articles de vulgarisation et les avait lancés dans la presse. Depuis lors, les affaires allaient aussi bien en été qu’en hiver. « Génie », disait Settembrini, « In-tu-i-tion », disait-il. Après quoi il passa au fil de sa critique tous les établissements de la place et loua sur un ton mordant l’esprit entreprenant de leurs propriétaires. Il y avait là le professeur Kafka… Chaque année, à l’époque critique de la fonte des neiges, lorsque beaucoup de pensionnaires demandaient à s’en aller, le professeur Kafka se voyait dans l’obligation de partir en voyage pendant huit jours, en promettant d’accorder les autorisations dès son retour. Mais il restait absent pendant huit semaines, et les malheureux attendaient et, soit dit en passant, voyaient grossir leurs additions. On faisait venir Kafka jusqu’à Fiume, mais il ne se mettait pas en route avant qu’on lui eût assuré au moins cinq mille francs suisses, ce qui durait toujours au moins une quinzaine de jours. Naturellement, le lendemain de l’arrivée du maître celebrissimo, le malade s’empressait de mourir. Quant au docteur Salzmann, il accusait le professeur Kafka de ne pas tenir propres ses seringues à injections et d’infecter ses malades. « Il roule sur pneus, disait Salzmann, pour que ses morts ne l’entendent pas. » À quoi Kafka répliquait que chez Salzmann on imposait aux malades « le fruit réconfortant des pampres » en telles quantités – également pour arrondir leurs factures – que les gens mouraient comme des mouches, non pas de phtisie, mais d’alcoolisme…
Il continua sur ce ton et Hans Castorp riait de tout cœur et sans y entendre malice, de ce torrent d’invectives débitées avec volubilité. La faconde de l’Italien était particulièrement agréable dans sa pureté et son exactitude, dépouillée de tout accent. Les mots jaillissaient, fermes, élastiques, et comme tout neufs, de ses lèvres mobiles ; il jouissait des locutions cultivées, vives et mordantes, dont il se servait, de chaque inflexion ou nuance grammaticale, et même, avec une satisfaction si visible, si communicative et si joyeuse ; et il semblait d’esprit beaucoup trop clair et trop présent pour que la langue lui fourchât jamais.
– Vous parlez si drôlement, monsieur Settembrini, dit Hans Castorp, avec une telle vivacité… je ne sais pas comment l’exprimer…
– Plastiquement, n’est-ce pas ? répondit l’Italien, et il s’éventa de son mouchoir, bien qu’il fît plutôt frais. Ce doit être le mot que vous cherchez. J’ai une manière plastique de parler, voulez-vous dire. Mais halte ! s’écria-t-il, qu’aperçois-je là ? Voici nos juges infernaux qui se promènent !
Déjà les promeneurs venaient à nouveau de doubler le tournant. Était-ce grâce aux discours de Settembrini, grâce à la pente du chemin ? ou s’étaient-ils en réalité moins éloignés du sanatorium que Hans Castorp l’avait d’abord cru ? – car un chemin que nous parcourons pour la première fois est beaucoup plus long que le même chemin quand nous le connaissons déjà – quoi qu’il en soit, on fut de retour avec une rapidité surprenante. Settembrini avaient raison, c’étaient les deux médecins qui arpentaient le terre-plein, derrière le sanatorium : en avant, c’était le docteur Behrens, en blouse blanche, avec sa nuque saillante, qui agitait les mains comme des rames ; dans son sillage, le docteur Krokovski, en chemise noire, regardant autour de lui d’un air où la conscience qu’il avait de sa valeur se manifestait d’autant plus que l’usage professionnel l’obligeait à se tenir derrière son chef.
– Ah ! Krokovski ! s’écria Settembrini. Le voici qui passe, lui qui connaît tous les secrets de nos dames. Prière d’observer le symbolisme raffiné de ses vêtements. Il s’habille de noir pour indiquer que le domaine particulier de ses études est la nuit. Cet homme n’a en tête qu’une seule pensée, et cette pensée est impure. Mon cher ingénieur, comment se fait-il que nous n’ayons pas encore parlé de lui ? Vous avez fait sa connaissance ?
Hans Castorp fit signe que oui.
– Eh bien ? Je commence à croire que lui aussi vous a plu.
– Je ne sais trop, monsieur Settembrini. Je ne l’ai approché que pour quelques instants. Et puis je ne suis pas très rapide dans mes jugements. Je commence par regarder les gens, et par me dire : Ah ! tu es ainsi, toi ? Bien, bien !
– Sottise, répondit l’Italien. Il faut que vous jugiez ! C’est pour cela que la nature vous a donné des yeux et un cerveau. Vous trouviez tout à l’heure que je parlais méchamment ; mais si je le faisais, ce n’était peut-être pas sans intention pédagogique. Nous autres humanistes avons tous une veine pédagogique… Messieurs, le lien historique entre l’humanisme et la pédagogie explique le lien psychologique qui existe entre les deux. Il ne faut pas enlever aux humanistes leur fonction d’éducateurs, – on ne peut pas la leur enlever, car ils sont les seuls dépositaires d’une tradition : celle de la dignité et de la beauté de l’homme. Les humanistes avaient jadis remplacé les prêtres qui, en des temps troubles et anti-humains, pouvaient s’arroger la direction de la jeunesse. Depuis lors, Messieurs, il ne s’est, à la vérité, plus formé aucun nouveau type d’éducateur. Le lycée classique, – vous pouvez m’appeler un esprit rétrograde, mon cher ingénieur, – en principe, in abstracto, je vous prie de m’entendre exactement, j’en demeure partisan…
Dans l’ascenseur encore, il poursuivit ce développement et ne se tut que lorsque les cousins sortirent au deuxième étage. Lui-même monta jusqu’au troisième où il occupait une petite chambre donnant sur l’arrière de l’établissement, ainsi que Joachim le rapporta.
– Il n’a sans doute pas d’argent ? demanda Hans Castorp qui accompagnait Joachim.
La chambre de Joachim était exactement semblable à la sienne.
– Non, dit Joachim, il n’en a sans doute pas. Ou tout au moins, juste assez pour payer le séjour qu’il fait ici. Son père déjà était littérateur, tu sais, et je crois aussi son grand-père.
– Oui, alors ! dit Hans Castorp. Mais, en somme, est-il sérieusement malade ?
– Ce n’est pas dangereux autant que je sache, mais c’est persistant et cela le reprend sans cesse. Il est déjà malade depuis des années et, dans l’intervalle, il était parti, mais il a bientôt dû rentrer dans le rang.
– Pauvre diable ! Alors qu’il semble si enthousiasmé par le travail. Il est d’ailleurs extrêmement loquace et il passe avec une grande facilité d’un sujet à un autre. Avec la jeune fille, il s’est montré un peu insolent, et cela m’a gêné sur le moment. Mais ce qu’il a dit ensuite sur la dignité humaine semblait cependant fameux, absolument comme un discours, à une séance solennelle. Le vois-tu souvent ?