HIPPE

C’est ainsi que le dimanche se détacha nettement. Son après-midi fut, de plus, marqué par des promenades en voiture qu’entreprenaient divers groupes de pensionnaires : plusieurs équipages à deux chevaux se traînèrent après le thé jusqu’en haut du virage et s’arrêtèrent devant le portail principal, pour charger les pensionnaires qui les avaient commandés ; c’étaient surtout des Russes, de préférence des dames russes.

– Les Russes font toujours des promenades en voiture, dit Joachim à Hans Castorp.

Ils étaient debout ensemble devant le portail et pour se distraire assistaient aux départs.

– À présent, ils vont à Clavadelle, ou au lac, ou dans la vallée de Fluelen, ou au couvent, ce sont les buts de promenade. Nous pourrons aussi faire un jour une promenade, tandis que tu seras là, si cela te fait plaisir. Mais je crois que, provisoirement, tu as suffisamment à faire pour t’acclimater, et tu n’as pas besoin d’entreprendre autre chose.

Hans Castorp approuva. Il avait une cigarette à la bouche et les mains dans les poches de son pantalon. Il regarda ainsi la vieille petite dame russe si alerte, avec sa petite-nièce maigre, prendre place dans une voiture en compagnie de deux autres dames : c’étaient Maroussia et Mme Chauchat. Celle-ci avait mis un cache-poussière, avec une ceinture au dos, mais ne portait pas de chapeau. Elle s’assit à côté de la vieille dame, au fond de la voiture, tandis que les jeunes filles occupaient les places de strapontin. Toutes quatre étaient gaies et bavardaient continuellement dans leur langue comme désossée. Elles parlaient et riaient de la couverture trop étroite qu’elles se partageaient à grand’peine, des fruits confits russes que la grand’tante avait emportés dans une caissette garnie de coton et de dentelles en papier et qu’elle faisait déjà circuler. Hans Castorp distinguait avec intérêt l’organe voilé de Mme Chauchat. Comme toujours, lorsque cette femme nonchalante paraissait sous ses yeux, il se sentait à nouveau confirmé dans le sentiment de cette ressemblance qu’il avait cherchée un instant et qui avait surgi dans son rêve. Mais le rire de Maroussia, l’aspect de ses yeux ronds et bruns qui regardaient puérilement par-dessus le mouchoir qui cachait sa bouche, et par-dessus cette poitrine opulente qui ne semblait pas du tout être intérieurement malade, lui rappelait encore une autre chose bouleversante qu’il avait récemment observée, et il guigna donc, prudemment, et sans mouvoir la tête, vers Joachim. Non, Dieu merci ! sa figure n’était pas aussi tachetée que l’autre jour, ni ses lèvres aussi plaintivement déformées. Mais il regardait Maroussia dans une attitude et avec une expression des yeux qui n’avaient rien de militaire, qui apparaissaient au contraire si troubles et si oublieuses d’elles-mêmes que l’on était bien obligé de les reconnaître pour celles d’un civil. D’ailleurs, presque aussitôt, il se ressaisit et jeta un regard rapide vers Hans Castorp qui n’eut que le temps de détourner les yeux pour regarder n’importe où, en l’air. En même temps, il sentait son cœur battre, sans raison et de son propre chef, comme il le lui arrivait ici, bon gré mal gré.

Le reste du dimanche n’offrit rien d’exceptionnel, hormis peut-être les repas qui, faute de pouvoir être plus abondants que d’habitude, se distinguaient du moins par la délicatesse particulière des mets. (Pour le déjeuner, il y eut un chaud-froid de poulet garni d’écrevisses et de cerises coupées en deux ; avec la glace, des pâtisseries servies en de petits paniers en sucre filé, et ensuite encore de l’ananas frais). Le soir, après avoir bu sa bière, Hans Castorp sentit ses membres encore plus épuisés, plus frissonnants et plus lourds que les jours précédents ; il dit bonsoir à son cousin vers neuf heures, tira l’édredon jusque sous son manteau et s’endormit, comme assommé.

Mais le lendemain déjà, le premier lundi par conséquent que l’hospitant passait en haut, apporta une nouvelle modification périodique du programme de la journée : à savoir une de ces conférences que le docteur Krokovski faisait tous les quinze jours, dans la salle à manger, devant tout le public adulte, de langue allemande, et non moribond, du « Berghof ». Il s’agissait, comme Joachim l’apprit à son cousin, d’une suite régulière de cours, d’une sorte de vulgarisation scientifique sous le titre général : « L’amour, comme facteur pathogénique. » Ce divertissement didactique avait lieu après le deuxième déjeuner, et, comme Joachim lui apprit encore, il n’était pas admissible – ou du moins très mal vu – que l’on s’abstînt d’y assister. Aussi était-ce considéré comme une impertinence surprenante que Settembrini, bien qu’il sût l’allemand mieux que personne, n’assistât non seulement jamais aux conférences, mais encore se livrât sur leur compte aux remarques les plus désobligeantes. Quant à Hans Castorp, il était décidé à s’y rendre, tout d’abord, sans doute, par politesse, mais également par une curiosité non dissimulée. Auparavant, toutefois, il entreprit encore quelque chose de tout à fait maladroit et erroné : la fantaisie le prit de faire de son propre chef une grande promenade, ce dont il se ressentit plus fâcheusement qu’on ne l’eût jamais supposé.

– Cette fois, attention ! furent ses premières paroles lorsque, le matin, Joachim entra dans sa chambre. Je vois déjà que je ne peux pas continuer ainsi. J’en ai assez de l’existence horizontale ; le sang finit par s’endormir à ce régime. Pour toi, c’est naturellement tout autre chose, tu es en traitement, et je ne veux pas t’entraîner. Mais j’ai envie de faire aussitôt après le déjeuner une bonne promenade, si tu ne m’en veux pas ; j’irai où le hasard me conduira. J’emporte quelques provisions pour mon petit déjeuner, et me voilà indépendant. Nous verrons bien si je ne serai pas un autre homme lorsque je serai de retour.

– Bien, dit Joachim lorsqu’il se rendit compte que l’autre prenait au sérieux ce désir et ce projet. Mais n’exagère pas, je te le conseille. Ici, c’est autre chose que chez nous. Et sois de retour à l’heure pour la conférence.

En réalité, ce n’étaient pas que des raisons de bien-être qui avaient suggéré son projet au jeune Hans Castorp. Il lui semblait que sa tête échauffée, le mauvais goût qu’il sentait le plus souvent dans la bouche, et les battements arbitraires de son cœur, tenaient beaucoup moins aux difficultés de l’acclimatation, qu’à des choses comme la conduite du couple russe à côté de lui, les discours que prononçait à table cette Mme Stoehr, malade et sotte, la toux molle de l’homme du monde autrichien qu’il entendait tous les jours dans les corridors, les paroles de M. Albin, ses conjectures sur les rapports qu’entretenait cette jeunesse malade, l’expression du visage de Joachim lorsqu’il regardait Maroussia, et beaucoup d’autres observations qu’il avait faites. Il pensait qu’il serait bon d’échapper une bonne fois au cercle magique du « Berghof », de respirer profondément à l’air libre, et de se donner du mouvement, afin de savoir du moins, lorsqu’il se sentirait fatigué le soir, de quoi il l’était. Et, entreprenant, il se sépara donc de Joachim lorsque, après le déjeuner, celui-ci s’apprêta à l’exercice de la promenade réglementairement délimitée jusqu’au banc du ruisselet, pour, agitant sa canne, suivre son propre chemin en descendant par la route.

C’était un matin frais et couvert, aux environs de huit heures et demie. Comme il se l’était proposé, Hans Castorp aspira profondément l’air pur du matin, cette atmosphère fraîche et légère qui pénétrait sans peine, qui était sans humidité, sans teneur et sans souvenirs… Il franchit le cours d’eau et la voie étroite des rails, rencontra la route irrégulièrement bordée de maisons, mais la quitta aussitôt et s’engagea dans un sentier à travers les prés qui, après un court trajet à plat, montait obliquement et en pente assez raide le long du versant de droite. Cette montée réjouit Hans Castorp, sa poitrine se dilata, de la poignée de sa canne il repoussa son chapeau en arrière, et lorsque, arrivé à une certaine hauteur et regardant en arrière, il aperçut au loin le miroir du lac auprès duquel il était passé en arrivant, il se mit à chanter.

Il chantait les chansons dont il avait provision, toutes sortes de chansons sentimentales et populaires comme on les trouve dans les chansonniers d’étudiants et de sociétés de gymnastique, entre autres une chanson qui contenait ces lignes :

Que les bardes chantent l’amour et le vin

Mais encore plus souvent la vertu…

Il commença par la fredonner, puis finit par la chanter à haute voix et de toutes ses forces. Sa voix de baryton était dure, mais aujourd’hui il la trouvait belle, et chanter l’enthousiasmait de plus en plus.

Lorsqu’il avait entonné trop haut, il s’appliquait à des tons de fausset et sa voix de tête aussi lui semblait belle. Lorsque sa mémoire était à court, il se tirait d’affaire en accompagnant la mélodie de n’importe quels mots ou syllabes dépourvus de sens que, à la manière des chanteurs d’opéra, il prononçait en les modelant des lèvres et en roulant des r gutturaux. Finalement, il en arriva même à improviser dans le texte comme dans la mélodie, et à accompagner sa production de gesticulations des bras, tel un acteur. Comme il était très pénible de chanter et de monter en même temps, son souffle bientôt se précipita et lui faisait de plus en plus défaut. Mais par idéalisme, par amour de la beauté du chant, il résista, et en poussant de fréquents soupirs, persévéra jusqu’au dernier souffle, jusqu’à ce que, complètement à court d’air, aveugle, le pouls battant, et n’ayant plus devant les yeux qu’un scintillement multicolore, il se laissât tomber sur un gros pin, victime soudain, après une exaltation si extrême, d’une mauvaise humeur pénétrante, d’un mal aux cheveux qui touchait au désespoir.

Lorsque, les nerfs tant bien que mal rétablis, il se leva pour reprendre sa promenade, sa nuque tremblait si vivement qu’en dépit de sa jeunesse, il branlait la tête exactement comme avait fait jadis le vieux Hans Lorenz Castorp. Lui-même se souvint cordialement de son grand-père défunt et, sans éprouver de répugnance pour ce travers, il se plut à imiter la manière dont le vieillard avait combattu ce tremblement en soutenant son menton.

Il monta plus haut encore, en zigzags. Le son des clarines l’attirait et il trouva le troupeau ; il paissait aux environs d’une chaumière, dont le toit était consolidé par des fragments de rocher. Deux hommes barbus vinrent à sa rencontre et se quittèrent au moment où il les approcha.

– Adieu donc et mille fois merci ! dit l’un à l’autre, d’une profonde voix gutturale, et il changea sa hache d’épaule, puis d’un pas fléchissant descendit entre les pins vers la vallée.

Qu’il avait résonné singulièrement dans la solitude cet « Adieu et mille fois merci » ; il avait touché comme une chose de rêve l’esprit de Hans Castorp, étourdi par le chant et la montée. Il le répéta doucement, en s’efforçant d’imiter l’accent guttural et solennellement maladroit du montagnard, puis il monta encore un bout de chemin au delà de la marcairie, car il s’agissait d’atteindre la limite des arbres ; mais, après un coup d’œil à sa montre, il renonça à son projet.

Il prit à gauche un sentier qui, d’abord plat, puis incliné, ramenait vers le bourg. Une forêt de conifères aux troncs hauts l’accueillit, et, tout en la traversant, il se reprit à chanter un peu, il est vrai avec précaution, et bien que ses genoux tremblassent dans la descente d’une manière encore plus inquiétante qu’auparavant. Mais, sortant du bois, il s’arrêta, surpris, devant la vue splendide qui s’offrait à lui : un paysage intimement isolé, d’une plasticité paisible et grandiose.

Dans son lit pierreux et plat, un torrent descendait le versant de droite, se déversait en écumant sur les blocs échelonnés en terrasses, puis coulait plus paisiblement vers la vallée, pittoresquement chevauché par une passerelle à la rampe simplement charpentée. Le fond de la vallée avait la couleur bleue des campanules dont les plantes frutescentes foisonnaient. De graves pins, géants et de stature régulière, se trouvaient isolés, ou par groupes, dans le fond du ravin, ainsi que sur les pentes, et l’un d’entre eux, au bord du torrent, plongeant dans le versant des racines obliques, se dressait, penché et bizarre, à travers l’image. Sur cette lointaine et belle retraite régnait une solitude pleine de rumeurs. De l’autre côté du torrent, Hans Castorp avisa un banc.

Il franchit le sentier et s’assit, pour se laisser distraire par l’aspect de la chute d’eau, de l’écume mobile, pour prêter l’oreille à ce bruissement idylliquement bavard, uniforme et cependant plein d’une variété intérieure ; car Hans Castorp aimait le murmure de l’eau autant que la musique, et, peut-être, davantage encore. Mais à peine se fut-il installé commodément qu’il fut pris d’un saignement de nez si soudain qu’il ne réussit pas à mettre son costume complètement à l’abri. Le saignement était violent, persistant, et l’obligea durant une bonne demi-heure à aller et venir sans cesse entre le banc et le torrent, pour rincer son mouchoir, aspirer de l’eau, et s’étendre de nouveau à plat sur le siège du banc, le mouchoir humide posé sur le nez. Il resta ainsi étendu lorsque le sang fut enfin tari, demeura tranquille, les mains croisées derrière la tête, les genoux pliés, les yeux clos, les oreilles pleines de bourdonnements, ne se sentant pas mal, mais plutôt apaisé par cette saignée abondante, et dans un état de vitalité singulièrement diminuée ; car, lorsqu’il avait expiré l’air, pendant longtemps il n’éprouvait pas le besoin d’en aspirer à nouveau, mais, le corps immobilisé, laissait tranquillement son cœur battre un certain nombre de coups avant de reprendre haleine, tardivement et paresseusement.

Il arriva alors qu’il se trouva tout à coup reporté dans ce lointain état d’âme qui était à l’origine d’un certain songe modelé d’après ses impressions les plus récentes et qu’il avait fait voici quelques nuits. Mais il fut ravi si puissamment, si complètement dans cet autrefois et dans ce là-bas, qu’on eût dit qu’un corps inanimé gisait, en haut, sur le banc, à côté du torrent, tandis que le véritable Hans Castorp était debout, très loin, en un temps et dans un entourage passés, dans une situation osée et singulièrement enivrante malgré sa simplicité.

Il était âgé de treize ans, élève de troisième, un gamin en culotte courte, et causait dans le préau avec un autre gamin, à peu près du même âge, mais appartenant à une autre classe : conversation que Hans Castorp avait engagée assez arbitrairement et qui le réjouit au plus haut point, bien que, à cause de son objet précis et nettement délimité, elle ne pût être que très brève. C’était la récréation entre l’avant-dernière et la dernière leçon, entre le cours d’histoire et celui de dessin pour la classe de Hans Castorp. Dans la cour qui était pavée de briques rouges et séparée de la rue par un mur couvert de bardeaux et pourvu de deux portails, les élèves allaient et venaient en rangées, étaient debout en groupes, s’appuyaient, à moitié assis, aux encorbellements émaillés du bâtiment. Les voix bourdonnaient. Un professeur en chapeau mou surveillait le mouvement tout en mordant dans un sandwich.

Le collégien avec lequel Hans Castorp causait s’appelait Hippe, et son prénom était Pribislav. Détail curieux, l’rde ce prénom se prononçait ch : il fallait dire Pchibislav, et cet étrange prénom ne s’accordait pas mal avec son extérieur qui n’était pas très ordinaire, mais plutôt un peu exotique. Hippe, fils d’un historien et professeur du lycée, élève modèle par conséquent, et déjà plus avancé d’une classe que Hans Castorp, bien qu’à peine plus âgé que lui, était originaire du Mecklembourg, et sa personne était évidemment le produit d’un ancien mélange de races, d’un alliage de sang germanique et wendo-slave, ou d’une combinaison analogue. Sans doute était-il blond (ses cheveux étaient coupés à ras sur son crâne rond). Mais ses yeux gris bleu ou bleu gris – c’était une couleur un peu indéterminée et équivoque – étaient d’une forme particulière, étroite et, à en juger de près, même un peu oblique, et en dessous saillaient ses pommettes bien marquées. Dans l’ensemble, une physionomie qui, dans son cas, n’avait rien de grimaçant, qui, au contraire, n’avait rien que de sympathique, mais qui avait suffi à lui valoir parmi ses camarades le surnom de : « le Tartare ». D’ailleurs, Hippe portait déjà des pantalons longs et une vareuse bleue boutonnée jusqu’au cou et tendue dans le dos, sur le col de laquelle on apercevait quelques pellicules.

Mais le fait est que Hans Castorp avait depuis longtemps déjà distingué ce Pribislav, que dans ce grouillement connu et inconnu de la cour du collège il l’avait élu, qu’il s’intéressait à lui, le suivait des yeux, et doit-on dire ? l’admirait, ou, de toutes façons, le considérait avec un intérêt tout particulier ; déjà, sur le chemin de l’école, il se réjouissait de pouvoir l’observer dans ses rapports avec ses compagnons de classe, de le voir parler ou rire, et de distinguer de loin sa voix qui était agréablement voilée et un peu rauque. S’il faut admettre qu’il n’y avait pas de raison suffisante à cet intérêt, sauf, peut-être, ce prénom païen, cette qualité d’élève modèle (qui dans tous les cas n’y était pour rien), ou enfin ces yeux de Tartare – des yeux qui, parfois, lors de certains regards obliques qui n’étaient dirigés sur rien, se fondaient en une sorte d’obscurité voilée – il n’en est pas moins vrai que, d’ailleurs, Hans Castorp se souciait fort peu de justifier intellectuellement ses sensations, voire de leur trouver un nom. Sans doute, ne pouvait-on pas parler d’amitié, puisqu’il ne « connaissait » même pas Hippe. Mais rien, en somme, ne l’obligeait à donner un nom à ses sentiments, puisqu’il ne pouvait pas lui arriver d’avoir à parler d’un sujet qui s’y prêtait aussi peu. Et en second lieu, un mot signifie sinon critique, du moins définition, c’est-à-dire classement dans l’ordre du connu et de l’habituel, tandis que Hans Castorp était pénétré de la conviction inconsciente qu’un trésor intérieur comme celui-ci devait être à jamais gardé à l’abri de cette définition et de cette classification.

Mais quoi qu’il en soit, bien ou mal justifiées, ces sensations si éloignées d’une expression et d’une communication quelconques, étaient en tout cas d’une vitalité telle que Hans Castorp, depuis un an déjà – depuis un an environ, car il n’était pas possible de situer avec exactitude leur origine – les nourrissait en silence, ce qui témoignait tout au moins de la fidélité et de la constance de son caractère, si l’on réfléchit à la quantité formidable de temps qu’une année représente à cet âge. Malheureusement, les mots qui désignent des traits de caractère ont toujours la portée morale d’un jugement, soit dans le sens d’un éloge, soit dans le sens d’un blâme, bien qu’ils aient ces deux aspects. La « fidélité » de Hans Castorp, dont il ne se prévalait d’ailleurs pas particulièrement, consistait, à en juger sans émettre d’appréciation, en une certaine lourdeur, lenteur et obstination de ses sentiments, en un état d’âme essentiellement conservateur qui lui faisait paraître les situations et les circonstances de la vie d’autant plus dignes qu’on s’y attachât et qu’on les perpétuât, que leur durée avait été plus longue. Aussi inclinait-il à croire à la durée infinie de l’état dans lequel lui-même se trouvait justement, ne l’en estimait que davantage, et n’était nullement impatient de changement. Ainsi s’était-il habitué de tout cœur à ses rapports discrets et distants avec Pribislav Hippe, et il les tenait au fond pour un élément durable de son existence. Il aimait les états d’âme que lui procuraient ces rencontres, l’attente de savoir si l’autre passerait aujourd’hui près de lui, le regarderait, les satisfactions silencieuses et délicates dont le comblait son secret, et même les déceptions qui en découlaient, et dont la plus grande était que Pribislav « manquât la classe », car la cour alors était vide, la journée privée de toute saveur, mais l’espoir demeurait.

Ceci dura un an, jusqu’au point culminant de l’aventure, puis cela dura une année encore, grâce à la fidélité conservatrice de Hans Castorp, et ensuite cela cessa, sans qu’il éprouvât davantage le relâchement et la dissolution des liens qui l’attachaient à Pribislav Hippe, qu’il ne s’était rendu compte auparavant de leur formation. Par suite du déplacement de son père, Pribislav quitta également le lycée et la ville ; mais de cela Hans Castorp s’aperçut à peine ; déjà il l’avait oublié. On peut dire que l’image du « Tartare » était entrée insensiblement dans son existence, en se dégageant d’un brouillard, qu’elle avait acquis de plus en plus de netteté et de relief, jusqu’en cet instant de la proximité et de la présence corporelle la plus forte, certain jour dans le préau, que pendant quelque temps elle était ainsi demeurée au premier plan, et qu’ensuite, peu à peu, elle s’était effacée et évanouie, sans la tristesse des adieux, dans les brouillards.

Mais cet instant, cette situation osée et aventureuse dans laquelle Hans Castorp se trouvait en ce moment replacé, cette conversation, une véritable conversation avec Pribislav Hippe, s’était produite de la façon suivante. C’était l’heure de la leçon de dessin, et Hans Castorp remarqua qu’il n’avait pas de crayon sur lui. Tous ses compagnons de classe avaient besoin du leur ; mais parmi les élèves des autres classes ne pouvait-il pas s’adresser à tel ou tel de ceux qu’il connaissait pour leur emprunter un crayon ? De tous, lui parut-il, Pribislav lui était le mieux connu, c’était à lui qu’il touchait de plus près, à qui en silence il avait déjà eu si souvent affaire. Et en un joyeux élan de son être il résolut de saisir cette occasion – il appelait cela une occasion – de demander un crayon à Pribislav. Il lui échappait que c’était là une singulière équipée, puisque en somme il ne connaissait pas du tout Hippe, ou du moins il écarta cette considération, aveuglé par une étrange audace. Et voici que, dans le tumulte de la cour pavée de briques, il se trouva réellement devant Pribislav Hippe, et qu’il lui dit :

– Excuse-moi, peux-tu me prêter un crayon ?

Et Pribislav le regarda de ses yeux de Tartare au-dessus des pommettes saillantes et lui parla de sa voix agréablement rauque, sans s’étonner, ou du moins sans paraître étonné.

– Volontiers, dit-il. Mais il faut que tu me le rendes sans faute après la leçon.

Et il tira son crayon de sa poche : un porte-crayon argenté avec un anneau que l’on devait remonter pour que le crayon verni en rouge sortît de sa gaine de métal. Il expliqua le mécanisme très simple, tandis que leurs deux têtes étaient penchées au-dessus.

– Mais ne le casse pas, dit-il encore.

– Quelle idée ! Comme si Hans Castorp avait par hasard eu l’intention de ne pas rendre le crayon, ou de l’abîmer.

Puis ils se regardèrent en souriant, et comme il n’y avait plus rien à dire, ils se tournèrent d’abord les épaules, puis le dos, et s’en furent.

Ce fut tout. Mais Hans Castorp, de sa vie, n’avait jamais été plus joyeux que pendant cette leçon de dessin, en dessinant avec le crayon de Pribislav Hippe, – ayant par surcroît la perspective de le remettre de nouveau à son possesseur, ce qui résultait naturellement de ce qui avait précédé, et était en quelque sorte un don supplémentaire et gracieux qui lui était fait. Il prit la liberté de tailler légèrement le crayon et il conserva trois ou quatre des rognures laquées de rouge qui tombèrent, durant presque toute une année, dans un tiroir intérieur de son pupitre, – personne, s’il les eût aperçues, n’eût soupçonné de quelle importance elles étaient. D’ailleurs, la restitution s’opéra dans les formes les plus simples, ce qui était tout à fait selon l’esprit de Hans Castorp, et ce dont il se prévalut même tout particulièrement, blasé et gâté qu’il était par ses rapports intimes avec Hippe.

– Voilà, dit-il, merci bien !

Et Pribislav ne dit rien du tout, ne fit que contrôler rapidement le mécanisme et glissa le crayon dans sa poche…

Ensuite ils ne parlèrent plus jamais l’un à l’autre, mais cette unique fois cela était quand même arrivé, grâce à l’esprit entreprenant de Hans Castorp.

Il ouvrit les yeux, troublé par la profondeur de son absence. « Je crois que j’ai rêvé, pensa-t-il. Oui, c’était Pribislav. Depuis longtemps je n’ai plus pensé à lui. Que sont devenues les rognures de crayon ? Le pupitre est au grenier, chez mon oncle Tienappel. Elles doivent encore être dans le tiroir intérieur à gauche. Je ne les en ai jamais retirées. Je n’ai même pas eu l’intention de les jeter… C’était Pribislav en chair et en os, je n’aurais pas cru que je le reverrais jamais aussi nettement. Comme il lui ressemblait bizarrement, – à cette femme, ici. C’est donc pour cela que je m’intéresse tant à elle ? Ou peut-être aussi, est-ce pour cela que je me suis si vivement intéressé à lui ? Sottises ! Jolies sottises ! Il est d’ailleurs temps que je parte, et le plus vite possible. »

Néanmoins, il restait encore étendu, songeant et se souvenant. Puis il se redressa :

– Adieu donc et mille fois merci ! dit-il, et tout en souriant il eut des larmes aux yeux.

Sur ce il voulut se mettre en route ; mais, le chapeau et la canne à la main, il s’assit encore une fois rapidement, car il s’était aperçu que ses genoux ne le portaient pas très solidement. « Holà ! pensa-t-il, je crois que cela n’ira pas tout seul. Et pourtant je dois être à onze heures précises dans la salle à manger pour la conférence. Les promenades ici ont du beau, mais comportent aussi leurs difficultés, semble-t-il. Avec tout ça, je ne puis pas rester ici. Je suis simplement un peu ankylosé d’être resté étendu ; en me donnant du mouvement cela ira mieux. » Et il essaya encore une fois de se mettre sur pieds et comme il fit un sérieux effort, il y réussit.

N’importe, ce fut un pitoyable retour après ce départ orgueilleux. Plusieurs fois il dut se reposer au bord du chemin lorsque les palpitations irrégulières de son cœur lui coupaient la respiration. Il sentait alors son visage pâlir et une sueur froide perler sur son front. Pitoyablement il peina pour descendre les zigzags ; mais lorsque, à proximité du Casino, il atteignit la vallée, il sentit nettement et clairement qu’il n’aurait plus les moyens de franchir par ses propres moyens le long trajet jusqu’au « Berghof », et comme il n’y avait pas de tramways, et qu’aucune voiture de louage n’apparaissait, il pria un voiturier qui conduisait un camion chargé de caisses vides, de le laisser monter. Dos à dos avec le cocher, laissant pendre les jambes hors de la voiture, considéré par les passants avec un intérêt étonné, balancé et hochant la tête dans son demi-sommeil, cahoté par les secousses du véhicule, il poursuivit son chemin, descendit près du passage à niveau, paya sans voir si c’était trop ou pas assez, et monta en hâte le chemin du sanatorium.

– Dépêchez-vous, Monsieur ! lui dit le portier français. La conférence de M. Krokovski vient de commencer.

Ayant jeté au vestiaire chapeau et canne, Hans Castorp se glissa avec des précautions hâtives, la langue entre les dents, par la porte vitrée entr’ouverte de la salle à manger, où les pensionnaires étaient assis en rangs sur des chaises, tandis que, à droite, sur le côté étroit, le docteur Krokovski, en redingote, debout derrière une table couverte d’une nappe et garnie d’une carafe d’eau, parlait.

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