INQUIÉTUDE NAISSANTE. DES DEUX GRANDS-PÈRES ET DE LA PROMENADE EN BARQUE AU CRÉPUSCULE

Le mauvais temps était exorbitant, – à cet égard Hans Castorp n’avait pas de chance pour son bref séjour dans ces contrées. Il ne neigeait pas précisément, mais il tombait, durant des journées entières, une pluie lourde et vilaine, d’épais brouillards emplissaient la vallée, et des orages ridiculement superflus – car il faisait en outre si froid que l’on avait même allumé le chauffage dans la salle à manger – éclataient avec des échos qui roulaient longuement.

– Dommage ! dit Joachim, j’avais pensé que nous pourrions aller un jour à la Schatzalp avec notre déjeuner, ou entreprendre quelque autre excursion, mais il semble que cela ne doive pas se faire. Espérons que ta dernière semaine sera meilleure.

Mais Hans Castorp répondit :

– Laisse donc. Je n’aspire guère aux entreprises. Ma dernière expédition ne m’a pas précisément réussi. Je me repose mieux en vivant au jour le jour sans beaucoup de distraction. La distraction, c’est pour les anciens, mais moi, avec mes trois semaines, qu’ai-je besoin de distraction ?

C’était ainsi, il se sentait occupé et absorbé là où il était. S’il avait des espérances, l’accomplissement comme la déception l’attendaient ici, et non pas sur une Schatzalp quelconque. Ce n’était pas l’ennui qui le tourmentait ; au contraire, il commençait à craindre que la fin de son séjour arrivât avec une rapidité trop ailée. La deuxième semaine s’écoulait, deux tiers du temps qui lui était accordé seraient bientôt vécus, et lorsque la troisième serait entamée, on commencerait déjà de penser à faire sa malle. La reviviscence de son sens de la durée s’était affaiblie ; déjà les jours commençaient à s’envoler, et ils le faisaient, bien que chacun d’entre eux s’étirât en une attente sans cesse renouvelée, et se gonflât de sensations, silencieuses et secrètes… Oui, le temps est une singulière énigme ; comment la tirer au clair ?

Serait-il nécessaire de désigner de plus près les sensations secrètes qui ralentissaient et accéléraient à la fois le cours des journées de Hans Castorp ? Mais tout le monde les connaît, c’étaient tout à fait les sensations coutumières en leur insignifiance sentimentale, et dans le cas plus raisonnable et plus prometteur auquel eût pu s’appliquer la petite chanson insipide : « Combien me touche étrangement », ils n’auraient pu se dérouler d’une autre manière.

Il était impossible que Mme Chauchat n’aperçût rien des fils qui se nouaient entre une certaine table et la sienne ; et cependant, c’était le désir effréné de Hans Castorp qu’elle s’en aperçût le plus possible. Nous l’appelons désir effréné, parce que Hans Castorp était absolument fixé sur le caractère déraisonnable de son cas. Mais quiconque en est au point où il en était arrivé, ou bien au point où il allait en arriver, veut que de l’autre côté on ait connaissance de son état, même si la chose n’a ni rime ni raison. L’homme est ainsi fait.

Or donc, après que Mme Chauchat se fût retournée deux ou trois fois par hasard, ou sous une influence magnétique, vers cette table, et qu’elle eut chaque fois rencontré les yeux de Hans Castorp, elle regarda une troisième fois avec préméditation, et cette fois encore, rencontra ses yeux. Pour la cinquième fois, elle ne le surprit pas immédiatement : il n’était pas au garde à vous. Mais il sentit aussitôt qu’elle le regardait, et ses yeux répondirent avec tant d’empressement qu’elle se détourna en souriant. La méfiance et le ravissement se disputèrent son esprit en face de son sourire. Si elle le jugeait puéril, elle se trompait. Son besoin de raffinement était considérable. À la sixième occasion, lorsqu’il devina, sentit, fut intérieurement averti, qu’elle regardait de son côté, il fit semblant de considérer avec un déplaisir insistant une dame pustuleuse qui s’était approchée de sa table pour bavarder avec la grand-tante, tint bon avec une volonté de fer, au moins pendant deux ou trois minutes, et ne céda pas jusqu’à ce qu’il fût certain que les yeux de Kirghize, là-bas, l’avaient quitté – étrange comédie que Mme Chauchat non seulement pouvait mais devait pénétrer afin que la grande finesse et la maîtrise de soi de Hans Castorp lui donnassent à réfléchir… Il arriva encore ceci : entre deux services, Mme Chauchat se retourna négligemment, et inspecta la salle. Hans Castorp s’était trouvé à son poste ; leurs yeux se rencontrèrent. Tandis qu’ils se regardent – la malade d’un air moqueur qui vaguement le guettait, Hans Castorp, avec une fermeté excitée (il serrait même les dents en tenant tête à ses yeux), – la serviette est sur le point d’échapper à Mme Chauchat et de glisser de ses genoux jusque par terre. Tressaillant nerveusement, elle allonge la main, mais lui aussi est pris d’un sursaut qui le soulève à moitié de sa chaise et il veut se précipiter aveuglément à son secours, par delà huit mètres d’espace et une table qui les sépare, comme si c’eût été une catastrophe que la serviette touchât le sol… À quelques centimètres du parquet elle réussit à la rattraper. Mais dans son attitude penchée, obliquement inclinée, tenant le bout de la serviette, et la mine sombre, apparemment irritée par cette absurde petite panique à laquelle elle vient de céder et dont elle rejette, semble-t-il, la faute sur lui, elle regarde encore une fois dans sa direction, voit son élan contenu, ses sourcils relevés et se détourne en souriant.

Cet incident, Hans Castorp le ressentit comme un triomphe auquel il se laissa aller. Mais le contrecoup ne se fit pas attendre, car, pendant deux journées entières, c’est-à-dire pendant dix repas, Mme Chauchat ne se retourna plus vers la salle, elle renonça même à se « présenter » au public en entrant dans le réfectoire, comme elle en avait eu l’habitude. C’était dur. Mais comme ces changements dans les habitudes de la dame s’adressaient sans aucun doute à lui, il y avait évidemment quand même un rapport entre eux, bien que sous une forme négative ; et cela pouvait suffire.

Il voyait bien que Joachim avait eu parfaitement raison en faisant remarquer qu’il n’était pas du tout facile de nouer connaissance ici, hormis avec ses commensaux. Car, après le dîner, durant l’unique heure qui donnait l’occasion d’une sorte de vie de société régulière, mais qui se réduisait souvent à une vingtaine de minutes, Mme Chauchat était assise, sans exception, dans son entourage ordinaire, le Monsieur à la poitrine plate, l’humoriste aux cheveux crépus, le silencieux docteur Blumenkohl et les jeunes hommes aux épaules tombantes, dans le fond du petit salon qui semblait être réservé à la « table des Russes bien ». De plus, Joachim était toujours pressé de s’en aller, afin de ne pas abréger la cure de repos du soir, comme il disait, et peut-être également pour d’autres raisons diététiques qu’il n’invoquait pas, mais que Hans Castorp soupçonnait et respectait. Nous lui avons reproché le caractère effréné de ses désirs, mais quels qu’ils fussent, ce n’était pas en tout cas des relations mondaines qu’il souhaitait avoir avec Mme Chauchat, et au fond il était d’accord avec les circonstances qui y faisaient obstacle. Les relations tendues et indéterminées que ses regards et ses manèges avaient établies entre lui et la Russe n’étaient pas d’une nature mondaine, elles n’obligeaient à rien et ne pouvaient en aucune façon l’obliger. Car une bonne part de réprobation mondaine pouvait d’un côté s’accorder avec eux, et le fait qu’il rattachait le battement de son cœur à la pensée de « Clawdia » ne suffisait guère à ébranler chez le petit-fils de Hans Lorenz Castorp la conviction qu’il ne pouvait rien avoir de commun avec cette étrangère qui passait sa vie séparée de son mari, et sans porter d’alliance, dans toutes les stations climatériques possibles, qui se tenait mal, qui claquait les portes, qui faisait des boulettes de pain et qui, incontestablement, rongeait ses ongles, que, – mettons : en réalité, c’est-à-dire en dehors de ces relations secrètes, – de profonds abîmes séparaient son existence à elle, de la sienne à lui, et qu’il n’aurait pu affronter avec elle aucune des critiques qu’il avouait justifiées. Hans Castorp était trop sensé pour avoir aucun orgueil personnel ; mais un orgueil d’une espèce plus générale et d’une origine plus lointaine était inscrit sur son front et autour de ses yeux aux regards un peu somnolents, et du fond de cet orgueil montait un sentiment de supériorité dont il ne pouvait ni ne voulait se défaire en présence de l’être et de la manière d’être de Mme Chauchat. Chose étrange, il prit conscience avec une vivacité particulière et, peut-être pour la première fois, de ce sentiment de supériorité d’origine si lointaine lorsqu’il entendit pour la première fois Mme Chauchat parler l’allemand. Elle était debout, les deux mains dans les poches de son chandail, à l’issue d’un repas et, engagée, comme Hans Castorp l’entendit en passant, dans une conversation avec une autre malade, une compagne de cure de repos sans doute ; elle faisait des efforts d’ailleurs charmants pour parler la langue allemande, la langue maternelle de Hans Castorp, ce qu’il éprouva avec une fierté qu’il n’avait encore jamais ressentie, bien qu’il se sentît en même temps assez disposé à sacrifier cette fierté au ravissement dont l’animait ce délicieux baragouin.

En un mot : Hans Castorp ne considérait cette liaison muette avec ce membre nonchalant de la société de ces gens que comme une aventure de vacances qui, devant le tribunal de la Raison, – de sa propre conscience raisonnable, – ne pouvait nullement prétendre à être approuvée : d’abord parce que Mme Chauchat était malade, fatiguée, fiévreuse et intérieurement vermoulue, – circonstance étroitement liée au caractère douteux de son existence tout entière ainsi qu’aux sentiments de distante prudence de Hans Castorp… Non chercher, sérieusement à faire sa connaissance, voilà une idée qui ne pouvait pas lui venir, et quant au reste, tout ne serait-il pas fini, bien ou mal, avant une semaine et demie, lorsqu’il commencerait son stage chez Tunder et Wilms ?

Il est vrai qu’en attendant il en allait ainsi qu’il avait commencé de considérer les états d’âme, les tensions, les satisfactions et les déceptions qu’il tirait de ses rapports délicats avec la malade, comme le sens et le contenu véritables de son séjour de vacances, de ne vivre que pour eux et de laisser dépendre son humeur bonne ou mauvaise de leur développement. Les circonstances favorisaient ce culte avec beaucoup de bienveillance, car on vivait l’un près de l’autre, en un espace limité, et quoique Mme Chauchat fût logée à un autre étage que lui – au premier (elle faisait d’ailleurs sa cure de repos, comme Hans Castorp l’apprit par l’institutrice, dans une salle commune, celle-là même, située sous le toit, où le capitaine Miklosich avait l’autre jour éteint la lumière), – il n’en restait pas moins que, par le simple fait des cinq repas, et en outre à chaque pas, du matin au soir, la possibilité existait, voire la nécessité inéluctable de rencontres fréquentes. Et cela aussi, de même que tout le reste, l’absence de soucis et de peines, Hans Castorp le trouvait fameux, encore qu’il éprouvât une sorte d’angoisse à se sentir enfermé ainsi avec cet à peu près propice.

Pourtant il aidait même un peu, il calculait et mettait son cerveau au service de la cause, pour améliorer ce bonheur. Comme Mme Chauchat venait habituellement en retard à table, il s’arrangea pour venir lui aussi avec un léger retard afin de la rencontrer en chemin. Il s’attardait à sa toilette, n’était pas prêt lorsque Joachim venait le prendre, laissait son cousin le précéder et disait qu’il le suivrait. Conseillé par l’instinct propre à son état, il attendait un certain temps qui lui semblait le temps indiqué, puis descendait au premier étage ; arrivé là, il ne continuait pas de descendre le même escalier, mais en gagnait un autre en parcourant toute la longueur du corridor et en passant devant la porte d’une chambre bien connue : c’était le numéro 7. Par ce chemin, en longeant le corridor, d’un escalier à l’autre, il s’offrait pour ainsi dire à chaque pas une chance, car à chaque instant la dite porte pouvait s’ouvrir, – et cela se produisit à plusieurs reprises : avec fracas elle se refermait derrière Mme Chauchat qui, pour sa part, se montrait et glissait sans bruit vers l’escalier… Puis elle descendait devant lui et soutenait de la main ses cheveux, ou bien Hans Castorp marchait devant elle et sentait son regard dans le dos, avec des tressaillements et des fourmillements, mais avec la volonté de se tenir devant elle comme s’il ignorait sa présence, et comme s’il menait en toute indépendance sa vie personnelle. Aussi plongeait-il les mains dans les poches de son veston, roulait très inutilement les épaules, toussait tout haut en se frappant la poitrine du poing, – tout cela pour manifester son détachement.

Parfois il poussait l’astuce encore plus loin. Lorsqu’il était déjà à table, il disait d’un air fâché et ennuyé à son cousin en tâtant ses poches : « Voilà que j’ai oublié mon mouchoir. Il va falloir encore me promener jusque là-haut. » Et il remontait pour que « Clawdia » et lui se rencontrassent, ce qui était encore tout autre chose, infiniment plus dangereux, et d’un charme plus aigu que lorsqu’il marchait devant ou derrière elle. La première fois qu’il exécuta cette manœuvre, elle le toisa à quelque distance d’un regard plutôt impertinent et sans timidité, le toisa de haut en bas, mais lorsqu’elle se fut approchée, elle détourna de lui les yeux avec indifférence et passa de telle façon que cet épisode ne pouvait avoir une grande valeur. Par contre, la deuxième fois elle le regarda, non pas seulement de loin, mais durant tout le temps le regarda en face d’un air ferme et même un peu sombre, alla jusqu’à tourner à son passage la tête vers lui ; le pauvre Hans Castorp en fut pénétré jusqu’à la moelle. D’ailleurs il n’y avait pas lieu de le plaindre, puisqu’il n’avait pas voulu autre chose et que lui-même avait préparé la voie à cela. Mais cette rencontre lui causa un saisissement, aussi bien lorsqu’elle eut lieu, que plus tard, à titre rétrospectif ; car ce n’est que lorsque ce fut passé qu’il se rendit exactement compte comment cela avait été. Jamais encore il n’avait vu le visage de Mme Chauchat si proche de lui, si clairement distinct dans tous ses détails ; il avait pu distinguer les petits cheveux qui se détachaient de l’entrelacement de sa natte blonde, laquelle tirait un peu vers le roux métallique et était simplement nouée autour de la tête, et il n’y avait eu que la largeur de quelques mains entre son visage à lui et le sien à elle, aux formes si étranges, mais depuis si longtemps familières et qui lui plaisaient comme rien d’autre au monde : des formes exotiques et pleines de caractère à la fois (car seul ce qui nous est étranger nous semble avoir du caractère), d’un exotisme nordique et mystérieux, qui excitait à l’exploration, dans la mesure où ses signes et ses rapports étaient difficiles à déterminer. Mais le plus caractéristique, c’était sans doute la saillie des pommettes placées très haut : elles cernaient de près les yeux placés exceptionnellement loin l’un de l’autre, à fleur de tête, et les rendait un peu obliques tout en donnant leur concavité suave aux joues, laquelle, à son tour, semblait entraîner la plénitude des lèvres légèrement retroussées. Mais il y avait surtout les yeux, – ces yeux étroits de Kirghize et (du moins était-ce la pensée de Hans Castorp) d’une coupe vraiment magique, d’un gris bleu ou d’un bleu gris, qui était la couleur de montagnes lointaines, et qui parfois, en un regard oblique qui ne servait pas à voir, se fondaient en une coloration nocturne, ténébreuse et voilée – les yeux de Clawdia qui l’avaient considéré d’un regard pénétrant et un peu sombre, de tout près, et qui, par la position, la couleur et l’expression, ressemblaient d’une manière frappante et presque effrayante à ceux de Pribislav Hippe. « Ressemblaient » n’était pas du tout le mot juste – c’étaient les mêmes yeux, et aussi la largeur de la moitié supérieure du visage, ce nez renfoncé, tout, jusqu’à la blancheur rougissante de la peau, la couleur saine des joues, qui pourtant, chez Mme Chauchat, ne faisait que donner l’illusion de la santé, et, comme chez tous les autres ici, n’était que le résultat superficiel de la cure de repos à l’air libre – tout était comme chez Pribislav, et ce dernier ne l’avait pas regardé autrement lorsqu’ils se rencontraient dans la cour de l’école.

C’était bouleversant à tous les égards ; Hans Castorp était enthousiasmé par cette coïncidence, et en même temps il éprouvait quelque chose comme une crainte qui montait en lui, une angoisse du même genre que ce sentiment d’être enfermé avec l’à-peu-près propice dans un espace exigu : cela aussi qu’il rencontrât de nouveau Pribislav depuis longtemps oublié, et qu’en la personne de Mme Chauchat, son ancien camarade le regardât de ses yeux de Kirghize, cela aussi, c’était d’être enfermé avec quelque chose d’inévitable et d’inéluctable, inéluctable dans un sens de félicité angoissante. C’était à la fois prometteur, inquiétant et presque menaçant, et le jeune Hans Castorp sentit qu’il avait besoin de secours ; des mouvements vagues et instinctifs s’opéraient en lui, que l’on eût pu qualifier de tâtonnements, de gestes en quête d’une aide, d’un conseil, d’un appui ; il pensa tour à tour à plusieurs personnes auxquelles il pouvait être éventuellement utile de penser en la circonstance.

Il y avait là Joachim, le brave et honnête Joachim, à ses côtés, dont les yeux, ces mois derniers, avaient pris une expression triste et qui haussait parfois les épaules avec cette violence négligente qu’on ne lui connaissait pas autrefois, Joachim avec son « Henri le Bleu » dans sa poche, pour nous servir du terme dont Mme Stoehr désignait cet ustensile ; avec un visage empreint d’une impudeur si têtue que Hans Castorp en était chaque fois épouvanté jusqu’au tréfonds de l’âme… L’honnête Joachim donc était là, qui agaçait et tourmentait le docteur Behrens pour pouvoir repartir, pour prendre, dans cette « plaine », dans ce « pays plat » dont on parlait ici avec une légère, mais sensible nuance de dédain, ce service tant convoité. Pour en arriver là plus vite, et gagner un peu de ce temps que l’on gaspillait ici si légèrement, il commençait donc par s’appliquer en toute conscience au service de la cure, le faisait pour l’amour du régime lui-même, qui en somme était une consigne comme une autre, et remplir ce devoir c’était remplir son devoir. Aussi, déjà au bout d’un quart d’heure, Joachim, chaque soir, pressait-il son cousin de quitter la réunion pour la cure du soir, et c’était heureux, car son exactitude militaire venait en quelque sorte au secours de Hans Castorp, le pékin, qui, autrement, s’y serait attardé plus longtemps encore, les yeux fixés sur le petit salon des Russes. Mais, si Joachim avait tellement hâte d’abréger la soirée, cela tenait encore à une autre raison qu’il taisait, mais que Hans Castorp connaissait exactement, depuis qu’il avait si bien appris à comprendre pourquoi le visage de Joachim se tachetait en pâlissant, et pourquoi sa bouche était tourmentée à certains instants d’une grimace si singulièrement plaintive. Car Maroussia, elle aussi, Maroussia l’éternelle rieuse, qui portait un petit rubis au doigt, qui respirait un parfum d’orange, Maroussia à la poitrine opulente, mais vermoulue, assistait le plus souvent à ces réunions, et Hans Castorp comprit que c’était cette chose qui éloignait Joachim parce qu’il se sentait trop attiré vers elle, et d’une manière trop terrible. Joachim, lui aussi, était-il enfermé, d’une manière plus étroite et plus oppressante encore que lui-même, puisqu’il était assis cinq fois par jour à la même table que Maroussia et que son mouchoir parfumé à l’orange ? Quoiqu’il en fût, Joachim était beaucoup trop occupé de lui-même pour que sa présence eût pu en quelque manière apporter une aide à Hans Castorp. Sa fuite quotidienne était sans doute tout à son honneur, mais rien moins que rassurante pour Hans Castorp et, par moments, il semblait à celui-ci que le bon exemple de Joachim, sous le rapport de l’exactitude dans l’observation de sa cure, et les instructions expertes qu’il donnait à cet égard, avaient quelque chose d’inquiétant.

Hans Castorp n’était encore là que depuis deux semaines, mais il lui semblait qu’il y avait plus longtemps, et le régime de ces gens d’ici que Joachim observait à ses côtés avec tant d’application, avait commencé à prendre à ses yeux une intangibilité presque sacrée et naturelle, de telle sorte que la vie d’en bas, dans la plaine, vue d’ici, lui semblait presque singulière et comme à rebours. Déjà il avait acquis une jolie dextérité dans le maniement des deux couvertures au moyen desquelles on se transformait par temps froids en un paquet bien fait, en une véritable momie ; il s’en fallait de peu qu’il égalât Joachim dans l’adresse assurée et dans l’art de s’en envelopper selon les règles et il s’étonnait presque, à la pensée que, dans la plaine, en bas, personne ne savait rien de cet art et de ces règles. Oui, c’était bizarre ; mais, en même temps que Hans Castorp s’étonnait de trouver cela bizarre, cette inquiétude qui le faisait se retourner intérieurement, en quête d’un conseil et d’un appui, montait de nouveau en lui.

Il pensait au docteur Behrens et à son conseil « absolument désintéressé » de vivre exactement comme les pensionnaires, et même de prendre sa température, et à Settembrini qui avait pouffé de rire en apprenant que ce conseil lui avait été donné, et qui ensuite avait cité quelque chose de la Flûte enchantée. Oui, à ceux-là, aussi, il pensa, en quelque sorte à titre d’essai, pour se rendre compte si cela le soulagerait. Le docteur Behrens n’avait-il pas des cheveux blancs ? N’eût-il pas pu être le père de Hans Castorp ? De plus, il était le directeur de l’établissement, la plus haute autorité, et c’était d’une autorité paternelle que le jeune Hans Castorp, au fond de son cœur, éprouvait un besoin anxieux. Et pourtant il avait beau essayer, il ne réussissait pas à penser au docteur avec une confiance filiale. Celui-ci avait enterré ici sa femme, il avait éprouvé un chagrin qui, passagèrement, l’avait rendu un peu bizarre, et, ensuite, il y était demeuré, parce que la tombe le retenait et parce que lui-même avait été légèrement atteint. Était-ce passé à présent ? Était-il décidé, sainement et sans duplicité, à guérir les gens, pour qu’ils pussent rapidement retourner dans la plaine et y accomplir leur service ? Ses joues étaient toujours bleues et, en somme, on eût dit qu’il avait toujours de la température. Mais ce pouvait être une illusion et la couleur de son teint pouvait ne tenir qu’à l’air : Hans Castorp lui-même éprouvait jour par jour comme une chaleur sèche, sans qu’il eût de la fièvre, pour autant du moins qu’il pouvait en juger sans thermomètre…

Il est vrai que, lorsqu’on entendait parler le conseiller aulique, on pouvait parfois se figurer que l’on avait de la température ; quelque chose n’était pas très net dans son langage ; il semblait si allant, si gai et si jovial, mais on y sentait on ne savait quoi d’étrange et d’exalté, surtout lorsqu’on observait ses joues bleues et ses yeux larmoyants qui faisaient penser qu’il pleurait encore sa femme. Hans Castorp se rappelait ce que Settembrini avait dit de la « mélancolie » et de la « dépravation » du docteur, et il se souvenait que l’Italien l’avait appelé une « âme confuse ». Ce pouvait être malice ou légèreté ; mais il trouvait néanmoins assez peu réconfortant de penser au docteur Behrens.

Et il y avait encore ce Settembrini lui-même, cet homme d’opposition, ce farceur et « homo humanus », comme il se surnommait lui-même, qui, en beaucoup de paroles élastiques et rebondies, lui avait reproché de qualifier la rencontre de la maladie et de la sottise de « contradiction », et de « dilemme pour le sentiment humain ». Que fallait-il penser de lui ? Et était-ce profitable de penser à lui ? Sans doute, Hans Castorp se souvenait de s’être irrité au cours de ces rêves, vivaces à l’excès, qui emplissaient ici ses nuits, du sourire fin et sec de l’Italien – de ce sourire qui ondulait sous la belle courbe de la moustache – et il se souvenait d’avoir traité Settembrini de joueur d’orgue de Barbarie, et d’avoir essayé de le pousser dehors parce qu’il dérangeait ici. Mais ç’avait été en rêve, et Hans Castorp, éveillé, était un autre Castorp, moins déchaîné que le Hans Castorp du rêve. À l’état de veille il pouvait en être autrement – peut-être ferait-il bien de tenter l’étude de ce caractère nouveau pour lui, celle de Settembrini avec son esprit d’opposition et de critique, bien que cette critique fût larmoyante et bavarde ? – L’autre ne s’était-il pas présenté comme un pédagogue ? De toute évidence, il souhaitait exercer une influence, et le jeune Hans Castorp désirait de tout cœur être influencé ce qui naturellement ne signifiait pas qu’il dût aller jusqu’à se laisser décider par Settembrini à faire sa malle et à partir avant le délai, comme celui-ci le lui avait récemment proposé le plus sérieusement du monde.

Placet experiri, songeait-il en souriant en lui-même, car il savait suffisamment de latin, sans avoir pour cela le droit de se prendre pour un homo humanus. Et il gardait donc un œil sur Settembrini et écoutait volontiers, non sans une attention critique, tout ce que l’Italien débitait lors des rencontres qu’amenaient parfois les promenades prescrites par le traitement, jusqu’au banc près de la combe, ou jusqu’à Davos-Platz. Il faisait de même en d’autres occasions, quand, par exemple, le repas terminé, Settembrini se levait le premier et, dans son pantalon à carreaux, un cure-dents entre les lèvres, flânait à travers la salle aux sept tables, pour, au mépris de la règle et de l’usage, venir un instant à la table des cousins. L’Italien prenait cette liberté, se plantant là, les chevilles croisées, en une attitude gracieuse, et bavardait en gesticulant avec son cure-dents. Ou bien il tirait une chaise à lui, prenait place à l’un des coins de la table, entre Hans Castorp et l’institutrice, ou bien entre Hans Castorp et miss Robinson de l’autre côté, et regardait ses neuf commensaux dévorer le dessert auquel il avait renoncé.

– Puis-je me joindre à cette noble compagnie ? disait-il en secouant la main des deux cousins et en adressant un salut aux autres personnes. Ce brasseur, là-bas… sans parler de l’aspect désespérant de Madame la brasseuse. Ah ! Monsieur Magnus ! Il vient de nous faire une conférence psycho-sociologique. Vous plaît-il de l’entendre ? « Notre chère Allemagne est une grande caserne, oui, certes ! Mais il s’y cache beaucoup d’énergie et je n’échangerais pas nos vertus solides contre la politesse des autres. À quoi me sert la politesse si on me trompe par devant et par derrière ?… » Et le reste est du même tonneau. Je suis à bout de forces. Et puis j’ai pour voisine un pauvre être qui a des roses de cimetière sur les joues, une vieille fille de Transylvanie, qui parle sans arrêt de son « beau-frère », un homme dont personne ne sait rien ni ne veut rien savoir. Bref, je n’en puis plus ; je me suis esquivé.

– Vous avez pris la fuite avec armes et bagages, dit Mme Stoehr, c’est bien le cas de le dire.

– Exactement, s’écria Settembrini, avec armes et bagages. Je vois qu’un autre vent souffle ici. Pas de doute, je suis arrivé à bon port. Donc avec sac et bagages… Ah ! si tout le monde savait disposer ses mots de la sorte ! Puis-je m’informer des progrès de votre précieuse santé, madame Stoehr ?

C’était effrayant de voir les airs qu’affectait Mme Stoehr :

– Grand Dieu ! dit-elle, c’est toujours la même chose. Monsieur ne l’ignore pas. On fait deux pas en avant et trois en arrière. Lorsqu’on a patienté ses cinq mois, arrive le vieux qui vous en administre encore six. Hélas ! ce sont des supplices de Tantale. On pousse, on pousse, et l’on croit être en haut…

– Oh ! comme c’est gentil à vous, cela ! Vous accordez enfin à ce pauvre Tantale un peu de variété. Pour changer, vous lui faites pousser le fameux rocher ! C’est ce que j’appelle la vraie bonté d’âme. Mais qu’y a-t-il, Madame ? Il se passe autour de vous des choses mystérieuses. On parle de double, de corps astral. Je n’y croyais pas, mais ce qui se passe chez vous serait de nature à me troubler…

– Il semble que Monsieur veuille s’amuser à mes dépens.

– Nullement, je n’y songe pas. Rassurez-moi d’abord sur certains côtés obscurs de votre existence et nous pourrons parler d’amusement ! Hier soir, entre neuf heures et demie et dix heures, je me donne un peu de mouvement dans le jardin ; des yeux je parcours les balcons, la petite lampe électrique, sur le vôtre, luit à travers l’obscurité. Vous faisiez donc votre cure, ainsi que le commandent le devoir, la raison et le règlement. « Voici notre jolie malade, me disais-je à moi-même, qui observe fidèlement les prescriptions pour pouvoir retourner le plus tôt possible dans les bras de M. Stoehr. » Et tout à l’heure, qu’entends-je ? Qu’à la même heure vous auriez été vue au cinematografo (M. Settembrini prononça le mot à l’italienne, avec l’accent sur la quatrième syllabe), au cinematografo des arcades du Casino, et ensuite encore à la confiserie, avec du vin doux et on ne sait quels petits fours, et, dit-on…

Mme Stoehr se tortillait, gloussait dans sa serviette, poussait du coude Joachim Ziemssen et le paisible docteur Blumenkohl, clignait d’un œil rusé et confidentiel et témoignait de toutes les manières une coquetterie suffisante et bornée. Pour tromper la surveillance, elle avait l’habitude de poser sur le balcon sa petite lampe de chevet, de s’esquiver discrètement, et de s’accorder quelques distractions en bas, dans le quartier anglais. Son mari l’attendait à Cannstatt. D’ailleurs, elle n’était pas la seule malade qui pratiquât ce régime.

– …Et, dit-on, poursuivit Settembrini, vous auriez savouré ces petits fours en compagnie de qui ? En compagnie du capitaine Miklosich, de Bucarest. On assure qu’il porte un corset, mais, mon Dieu, quelle importance cela peut-il avoir ? Je vous en conjure, Madame, où étiez-vous ? vous êtes donc double ? Sans doute vous étiez-vous endormie ; tandis que la partie terrestre de votre être faisait solitairement sa cure, la partie spirituelle se divertissait en compagnie du capitaine Miklosich et de ses petits fours…

Mme Stoehr se tordait et se débattait comme quelqu’un que l’on chatouille.

– On ne sait pas si on doit souhaiter le contraire, dit Settembrini. Que vous eussiez savouré seule les petits fours, et que vous eussiez fait votre cure de repos en compagnie du capitaine Miklosich…

– Hi, hi, hi…

– Ces dames et messieurs connaissent-ils l’histoire d’avant-hier, demanda sans transition l’Italien. Quelqu’un a été enlevé emporté par le diable, ou plus exactement par Madame sa mère, une dame énergique, elle m’a plu. C’est le jeune Schermann, Antoine Schermann, qui était assis là devant, à la table de Mlle Kleefeld ; vous voyez, sa place est vide. Elle sera bientôt occupée, je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet, mais Antoine est parti, sur les ailes de Zéphir en un tournemain, et avant de s’en être rendu compte. Il était ici depuis un an et demi, avec ses seize ans ; on venait de lui octroyer six mois de plus. Et qu’arrive-t-il ? Je ne sais pas qui a glissé un mot à Mme Schermann ; toujours a-t-elle eu vent des mœurs de son rejeton in Baccho et cæteris. Elle entre en scène, sans crier gare, une matrone, trois têtes de plus que moi, les cheveux blancs, furibonde, elle administre sans mot dire une paire de gifles à M. Antoine, l’empoigne par le col et l’embarque dans le train. « S’il doit périr, dit-elle, il le peut aussi bien en bas. » Et allons-y, en route, on rentre !

On riait aussi loin qu’on pouvait l’entendre, car M. Settembrini savait conter avec drôlerie. Il paraissait renseigné sur les dernières nouvelles, bien qu’il considérât la vie en commun des gens d’ici avec une ironie marquée. Il savait tout. Il connaissait les noms, et, à peu près, les conditions de l’existence des nouveaux venus. Il rapportait qu’hier un tel ou une telle avait subi la section d’une côte, et il savait de la meilleure source qu’à partir de l’automne prochain, on n’admettrait plus de malades ayant plus de 38,5 de fièvre. La nuit dernière, contait-il, le petit chien de Mme Capatsoulias, de Mytilène, s’était assis sur le bouton du signal électrique lumineux sur la table de nuit de sa maîtresse, ce qui avait provoqué beaucoup d’allées et venues et de tumulte, d’autant plus que l’on avait trouvé Mme Capatsoulias, non pas seule, mais en compagnie de l’assesseur Dustmund, de Friedrichshagen. Le docteur Blumenkohl lui-même ne put s’empêcher de sourire de cette histoire, la jolie Maroussia faillit étouffer dans son mouchoir parfumé à l’orange, et Mme Stoehr poussa un cri perçant en comprimant son sein gauche des deux mains.

Mais, seul avec les cousins, Ludovico Settembrini parlait aussi volontiers de lui-même et de ses origines, tant en promenade qu’en profitant des réunions du soir, ou encore après le déjeuner, lorsque la plupart des pensionnaires avaient déjà quitté la salle à manger et que les trois hommes restaient encore assis un moment à leur bout de table, tandis que les serveuses la débarrassaient et que Hans Castorp fumait son Maria Mancini dont il commençait, en cette troisième semaine, à goûter de nouveau la saveur. Les examinant avec attention, étonné, mais disposé à subir leur influence, il écoutait les récits de l’Italien qui lui ouvraient un monde singulier et tout neuf.

Settembrini parlait de son grand-père qui avait été avocat à Milan, mais en même temps un grand patriote et quelque chose comme un agitateur, un orateur et un publiciste politique, lui aussi un homme d’opposition, de même que son petit-fils, mais ayant pratiqué la chose dans un plus grand style et dans un esprit plus hardi. Car, tandis que Ludovico, ainsi qu’il le faisait observer avec amertume, se voyait réduit à persifler la vie et les habitants du sanatorium international Berghof, à exercer sur eux sa critique railleuse et à protester contre eux au nom d’une humanité belle et active, l’aïeul avait donné du fil à retordre aux gouvernements, avait conspiré contre l’Autriche et la Sainte-Alliance qui avaient alors courbé sa patrie démembrée sous le joug d’une servitude accablante, et il avait été un membre zélé de certaines sociétés répandues en Italie, un carbonaro, comme le disait Settembrini en baissant subitement la voix, comme si, aujourd’hui encore, il avait été dangereux de parler de cela. Bref, ce Giuseppe Settembrini apparaissait, dans les récits de son petit-fils, aux auditeurs comme ayant mené une existence ténébreuse, passionnée et séditieuse, comme un chef de bande et un conspirateur, et malgré tout le respect auquel ils s’efforçaient par politesse, ils ne parvenaient pas à effacer de leurs visages une expression d’antipathie méfiante, voire même de répugnance. Il est vrai que les événements évoqués étaient d’une espèce assez particulière : ce qu’ils entendaient remontait à une époque lointaine, à un siècle ou presque, c’était de l’histoire ! Et par l’histoire, en particulier par l’histoire ancienne, la nature de ce dont ils entendaient ici parler, l’amour téméraire et désespéré pour la liberté et une haine invincible des tyrans qui leur étaient théoriquement familiers, bien qu’ils n’eussent jamais pensé qu’un jour ils auraient avec de tels sentiments un contact humain aussi immédiat. De plus, cet esprit de révolte et ces menées de conspirateur du grand-père s’alliaient, ainsi qu’ils l’apprirent, à un profond amour de la patrie, qu’il voulait rendre libre et unie ; effectivement, ces agissements séditieux avaient été le fruit et l’émanation de cet alliage respectable entre tous, et si étrange que parût à l’un comme à l’autre des deux cousins ce mélange d’esprit révolutionnaire et de patriotisme – car ils avaient l’habitude d’identifier le patriotisme à un sens conservateur de l’ordre – ils n’en devaient pas moins, à part eux-mêmes, convenir de ce que dans les circonstances et à l’époque en question, la rébellion avait pu être le véritable devoir civique, et qu’un loyalisme inconsidéré pouvait équivaloir à une indifférence indolente à l’égard de la chose publique.

Le grand-père Settembrini n’avait d’ailleurs pas seulement été un patriote italien, mais encore un concitoyen et un allié de tous les peuples assoiffés de liberté. Car après l’échec d’un certain coup de main et d’une tentative de coup d’État que l’on avait entrepris à Turin, et auquel il avait participé par la parole et par l’action, n’ayant échappé que de justesse aux sbires du prince Metternich, il avait employé ses années d’exil à combattre et à verser son sang, en Espagne pour la Constitution, en Grèce pour l’indépendance du peuple hellénique. C’était dans ce dernier pays que le père de Settembrini était venu au monde – sans doute était-ce pourquoi il était devenu un si grand humaniste et un amateur de l’antiquité classique – né d’ailleurs d’une mère de sang allemand, car Giuseppe avait épousé la jeune fille en Suisse et l’avait emmenée avec lui dans ses aventures ultérieures. Plus tard, après avoir vécu pendant dix ans en exil, il avait pu rentrer dans son pays et s’était établi avocat à Milan, mais il n’avait pas renoncé à appeler la nation par la parole orale et écrite, en vers et en prose, à la liberté et à l’instauration d’une République une et indivisible, à concevoir des programmes révolutionnaires avec un élan passionné et dictatorial, et à prédire en un style clair l’union des peuples affranchis en vue d’assurer le bonheur universel. Un détail que Settembrini, le petit-fils, mentionna, fit une impression particulièrement vive sur le jeune Hans Castorp : à savoir que le grand-père Giuseppe s’était, toute sa vie durant, montré à ses concitoyens vêtu de noir, car, avait-il dit, il portait le deuil de l’Italie, sa patrie, asservie et malheureuse. En entendant cela, Hans Castorp, qui, plusieurs fois déjà, les avait comparés en pensée, se souvint de son grand-père qui, lui aussi, tant que son petit-fils l’avait connu, avait porté des vêtements noirs, mais dans un esprit fort différent de celui qui avait animé ce grand-père-ci : il se souvint de la tenue démodée par laquelle Hans Lorenz Castorp, qui relevait en somme d’un temps révolu, s’était conformé au temps présent, tout en marquant par une sorte d’artifice combien il lui appartenait peu, jusqu’au jour où, sur son lit de mort, ses vêtements eussent solennellement recouvré leur forme véritable et appropriée à son caractère (avec la collerette). En vérité, ç’avaient été là deux grands-pères foncièrement différents ! Hans Castorp songeait à cela, tandis que ses yeux prenaient une expression fixe, et il hochait prudemment la tête, de telle manière qu’on pouvait aussi bien interpréter ce mouvement comme une marque d’admiration pour Giuseppe Settembrini ou comme un signe de son étonnement et de sa désapprobation. Il se gardait bien d’ailleurs de condamner ce qui lui semblait étrange et s’en tenait à sa constatation et à sa comparaison. Il voyait la tête étroite du vieux Hans Lorenz se pencher sur le creux légèrement doré du plat baptismal – de cette pièce ancestrale qui se transmettait invariablement de père en fils – la bouche arrondie, car ses lèvres formaient le préfixe allemand « ur » (ce qui veut dire « arrière »), ce son sourd et pieux qui rappelait des endroits où une démarche solennelle et révérencieuse était de mise. Et il voyait Giuseppe Settembrini, agitant le drapeau tricolore d’une main, brandissant son sabre de l’autre, ses yeux noirs levés invoquant le ciel, s’élancer à la tête d’une troupe de défenseurs de la liberté contre la phalange du despotisme. L’une et l’autre de ces attitudes avaient sans doute leur beauté et leur honneur, pensait-il, d’autant plus soucieux de se montrer équitable que, personnellement ou pour une part de sa personne, il se sentait un peu juge et partie. Car le grand-père Settembrini avait combattu pour des droits politiques, tandis que tous les droits avaient, à l’origine, appartenu à son propre grand-père ou tout au moins à ses aïeux, et c’était la canaille qui les leur avait arrachés au cours des quatre derniers siècles par la violence et par de belles phrases. Et voici que l’un et l’autre avaient été vêtus de noir, le grand-père du Nord et le grand-père du Sud, l’un et l’autre à cette fin d’établir entre eux et le néfaste temps présent une distance sévère. Mais l’un avait agi ainsi par piété, en l’honneur du passé et de la mort auxquels appartenait sa nature ; l’autre, au contraire, par esprit de rébellion, en l’honneur d’un progrès ennemi de toute piété. Certes, c’étaient là deux mondes ou deux points cardinaux, songeait Hans Castorp, et se voyant ainsi en quelque sorte placé entre les deux pôles, tandis que M. Settembrini racontait, et qu’il jetait un regard attentif tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre de ces mondes, il lui semblait que pareille aventure lui était déjà arrivée. Il se souvenait d’une promenade solitaire, en barque, dans la pénombre du soir, sur un lac du Holstein, vers la fin de l’été, voici quelques années. C’était vers sept heures, le soleil s’était déjà couché, une lune à peu près pleine s’était levée à l’est, au-dessus des rives plantées d’arbustes touffus. Pendant dix minutes, tandis que Hans Castorp ramait sur l’eau calme, une constellation de rêve, étrangement troublante, avait régné. À l’ouest il avait fait plein jour, un jour d’une clarté vitreuse et nette ; mais pour peu qu’il tournât la tête, il voyait une nuit de pleine lune, magique et balayée par des brouillards humides. Cet étrange contraste avait duré un petit quart d’heure, avant que la nuit et la lune eussent triomphé et avec un étonnement émerveillé, les yeux éblouis et dupés de Hans Castorp étaient allés d’un éclairage et d’un paysage à l’autre, du jour à la nuit et de la nuit au jour. C’est de quoi alors, il se souvint.

Quoi qu’il en soit, se disait-il encore, l’avocat Settembrini en menant une vie pareille et poursuivant une activité aussi étendue, n’avait pas dû devenir un grand juriste. Mais le principe même de la justice l’avait animé, comme le faisait apparaître son petit-fils, de sa première enfance jusqu’à la fin de sa vie ; et bien qu’en ce moment il n’eût pas précisément le cerveau très clair et que son organisme fût absorbé par les six services d’un repas du sanatorium Berghof, Hans Castorp s’efforçait de comprendre ce que Settembrini entendait dire lorsqu’il appelait ce principe « la source de la Liberté et du Progrès ». Par ce dernier mot, Hans Castorp avait entendu jusqu’à présent quelque chose comme le développement des grues à vapeur dans le cours du dix-neuvième siècle : et il découvrit que Settembrini ne faisait pas trop peu de cas de ces choses et que son grand-père n’en avait pas usé autrement. L’Italien rendait à la patrie de ses deux auditeurs le plus grand hommage en tenant compte de ce qu’ils avaient inventé la poudre – qui avait relégué au bric-à-brac la cuirasse des féodaux – et la presse d’imprimerie ; car cette dernière avait permis de répandre les idées démocratiques. Il louait donc l’Allemagne à cet égard, et pour autant qu’il était question du passé, bien qu’il crût devoir en toute équité accorder la palme à son propre pays, puisque, le premier, il avait, tandis que les autres peuples vivaient encore dans le crépuscule de la superstition et de la servitude, déployé le drapeau des lumières, de la culture et de la liberté. Mais si Settembrini témoignait beaucoup d’estime à la technique et au trafic – le domaine propre de Hans Castorp – ainsi qu’il l’avait fait lors de sa première rencontre avec les cousins sur le banc de la combe, il ne semblait pas cependant que ce fût pour l’amour de ces puissances, mais plutôt en raison de leur influence sur le perfectionnement moral de l’homme, car c’est le genre d’importance qu’il se déclarait heureux de leur accorder. En subjuguant de plus en plus la nature, par les rapports qu’elle établissait, par les développements des réseaux routiers et télégraphiques, en triomphant des différences climatiques, la mécanique s’avérait le moyen le plus sûr de rapprocher les peuples, de favoriser leur compréhension réciproque, d’amorcer entre eux des compromis humains, de détruire leurs préjugés et enfin d’entraîner leur union universelle. La race humaine était sortie de l’ombre, de la peur et de la haine, mais sur une route de lumière elle se dirigeait vers un état final de sympathie, de clarté intérieure, de bonté et de bonheur ; et sur cette route la mécanique était le véhicule le plus utile. Mais en parlant ainsi, en un seul souffle il mêlait des catégories que Hans Castorp avait été habitué à n’envisager jusque-là que séparément. Mécanique et morale, disait-il. Et il allait jusqu’à parler du Sauveur du Christianisme qui avait le premier révélé le principe de l’égalité et de l’union des peuples, après quoi la presse à imprimer avait puissamment favorisé l’expansion de ce principe ; et la Révolution française l’avait élevé à la dignité d’une loi. Pour des raisons mal définies, tout cela semblait au jeune Hans Castorp très certainement confus, encore que M. Settembrini le résumât en termes si clairs et énergiques. Une seule fois, racontait-il, une seule fois dans sa vie, au début de sa maturité, son grand-père s’était senti entièrement heureux : ç’avait été à la nouvelle de la Révolution de Juillet, à Paris. À haute voix et publiquement, il avait proclamé que tous les hommes, un jour, placeraient les Trois Glorieuses à côté des six jours de la Genèse. Hans Castorp, à cet instant, ne put s’empêcher de frapper de la main sur la table et d’éprouver un étonnement profond. Il lui semblait vraiment un peu fort que l’on dût placer les trois journées estivales de l’an 1830, au cours desquelles les Parisiens s’étaient donné une nouvelle constitution, à côté des six jours pendant lesquels Dieu avait séparé la terre de l’eau et avait créé les astres éternels, ainsi que les fleurs, les arbres, les oiseaux, les poissons et toute vie ; et étant, plus tard, resté seul avec son cousin Joachim, il souligna que cela lui avait paru par trop fort et véritablement choquant.

Mais il était si bien disposé à se « laisser influencer », autrement dit à se livrer à des expériences, qu’il réprima la protestation que sa piété et son bon goût élevaient contre la conception settembrinienne des choses ; il se disait que ce qui lui semblait blasphème pouvait être qualifié d’audace, et que ce qu’il jugeait de mauvais goût pouvait avoir été de la générosité et un noble enthousiasme, du moins en certaines circonstances, par exemple lorsque le grand-père Settembrini avait appelé les barricades le « trône du peuple », et qu’il avait déclaré qu’il s’agissait de « consacrer la pique du citoyen sur l’autel de l’Humanité ».

Hans Castorp savait pourquoi il écoutait M. Settembrini ; il le savait non pas de manière à l’exprimer avec clarté, mais il le savait quand même. Il y avait dans sa complaisance quelque chose comme un sentiment du devoir, en dehors de cette absence de responsabilité propre aux vacances du voyageur et du visiteur, qui ne se ferme à aucune impression et qui se laisse faire par les choses, sachant que demain ou après-demain il ouvrirait ses ailes, et retournerait à l’ordre accoutumé. C’était quelque chose, par conséquent, comme une voix de sa conscience, et pour être précis, de sa conscience mauvaise qui l’inclinait à écouter l’Italien, une jambe croisée sur l’autre, tirant des bouffées de son Maria Mancini, ou lorsque, tous les trois, ils remontaient du quartier anglais vers le Berghof.

D’après les vues et exposés de Settembrini, deux principes se disputaient le monde : la Force et le Droit, la Tyrannie et la Liberté, la Superstition et la Science, le principe de conservation et le principe du mouvement : le Progrès. On pouvait appeler l’un le principe asiatique, l’autre le principe européen, car l’Europe était le pays de la rébellion, de la critique et de l’activité qui transforme, tandis que le continent oriental incarnait l’immobilité, le repos. On ne pouvait pas du tout se demander laquelle de ces deux puissances finirait par remporter la victoire : c’était sans aucun doute la puissance de la Lumière, du perfectionnement conforme à la raison. Car l’humanité entraînait sans cesse de nouveaux pays dans sa voie rayonnante, elle conquérait toujours de nouvelles terres en Europe même, et déjà elle commençait à pénétrer en Asie. Mais il s’en fallait de beaucoup encore que sa victoire fût complète, et tous ceux qui avaient reçu la lumière devaient faire encore de grands et nobles efforts jusqu’à ce que se levât le jour où les monarchies et les religions s’effondreraient jusque dans les pays qui, à la vérité, n’avaient encore vécu ni leur « dix-huitième » ni leur 1789. Mais ce jour viendrait, disait Settembrini, et il souriait finement sous sa moustache, il viendrait, sur des ailes d’aquilon sinon de colombes, et il se lèverait à l’aube de la fraternisation universelle des peuples, sous le signe de la Raison, de la Science et du Droit ; il apporterait la sainte alliance de la démocratie des citoyens, la contre-partie éclatante de cette trois fois infâme alliance des princes et des cabinets dont le grand-père Giuseppe avait été l’ennemi mortel et l’adversaire personnel, en un mot la république universelle. Mais pour atteindre ce but, il était avant tout nécessaire d’atteindre le principe asiatique de servitude et de conservation au centre et au nerf vital de sa résistance, c’est-à-dire à Vienne. Il s’agissait de frapper l’Autriche à la tête et de la détruire, d’abord pour se venger une bonne fois du passé, et ensuite pour préparer la voie au règne du droit et du bonheur sur la terre.

Cette dernière expression et cette conclusion des éloquents épanchements de Settembrini n’intéressait vraiment plus du tout Hans Castorp ; elle lui déplaisait au contraire, elle le touchait même péniblement comme un ressentiment personnel ou national, chaque fois qu’elle se répétait ; quant à Joachim Ziemssen, lorsque l’Italien s’engageait dans ces eaux, il détournait la tête, en fronçant les sourcils, et cessait d’écouter, voire rappelait aux Russes qu’il était temps de faire la cure, ou essayait de faire dévier la conversation. Hans Castorp ne se sentait pas davantage tenu à prêter attention à de tels égarements – sans doute étaient-ils au-delà des limites des influences que sa conscience lui conseillait de subir à titre d’essai – ; et pourtant il tenait tellement à être édifié que, lorsque Settembrini venait s’asseoir auprès d’eux, ou se joignait à eux en plein air, c’était le jeune homme qui invitait l’Italien à exprimer ses idées.

Ces idées, cet idéal et ces tendances, observait Settembrini, étaient chez lui une tradition de famille, car tous trois y avaient consacré leur vie et leurs forces : le grand-père, le père et le petit-fils, chacun à sa manière : le père non moins que le grand-père Giuseppe, bien qu’il n’eût pas été un agitateur politique et un combattant pour la cause de la liberté, mais un savant discret et délicat, un humaniste à son pupitre. Mais qu’était-ce que l’humanisme ? C’était l’amour des hommes, ce n’était pas autre chose, et par là même l’humanisme était aussi une politique, une attitude de révolte contre tout ce qui souille et déshonore l’idée de l’homme. On avait reproché au père de Settembrini de faire trop grand cas de la forme ; mais la belle forme elle-même, il ne l’avait cultivée que par respect pour la dignité de l’homme, en opposition éclatante avec le Moyen Âge qui, non seulement avait été livré au mépris de l’homme et à la superstition, mais qui avait encore sombré dans une absence de forme honteuse ; et avant toutes choses il avait pris fait et cause pour la liberté de pensée et le plaisir de vivre, et avait soutenu qu’il fallait abandonner le ciel aux moineaux. Prométhée ! Ce fut, selon lui, le premier humaniste et il ne faisait qu’un avec ce Satan en hommage auquel Carducci avait composé son hymne… Ah ! si les cousins avaient pu entendre le vieux Bolonais railler et maudire la sensibilité chrétienne des romantiques : les chants sacrés de Manzoni ; la poésie d’ombres et de clair de lune du romanticismo qu’il avait comparée à la « pâle nonne céleste Luna » ! Per Bacco, ç’avait été une haute jouissance ! Et ils auraient encore dû entendre Carducci interpréter Dante ; il l’avait célébré comme le citoyen d’une grande ville, qui aurait défendu, contre l’ascétisme et la négation de la vie, la force active qui transforme le monde et le rend meilleur. Car ce n’était pas l’ombre maladive et mystique de Béatrice que le poète avait entendu honorer sous le nom de donna gentils et pietosa ; il aurait, au contraire, désigné ainsi son épouse qui, dans le poème, figurait le principe de la connaissance d’ici-bas, et de l’activité dans la vie…

Hans Castorp avait donc appris bien des choses sur Dante et de la meilleure source. Il ne se fiait pas absolument à ces connaissances nouvelles, en tenant compte de la légèreté de celui qui lui servait de truchement ; mais il valait la peine d’entendre dire que Dante avait été un citadin actif et lucide. Et puis il écoutait encore Settembrini parler de lui-même, et déclarer qu’en sa personne, en lui, le petit-fils Lodovico, les tendances de ses ascendants immédiats, la tendance combative du citoyen qu’avait été son grand-père et la tendance humaniste de son père s’étaient réunies, et que de ce fait même il était devenu un littérateur, un écrivain libre. Car la littérature n’était pas autre chose que cela même : elle était la réunion de l’humanisme et de la politique, réunion qui s’accomplissait d’autant plus aisément que l’humanisme était en lui-même de la politique, et la politique de l’humanisme. Ici, Hans Castorp dressait l’oreille et s’efforçait de bien le comprendre ; car il pouvait espérer percer toute l’ignorance du brasseur Magnus, et apprendre en quoi la littérature était autre chose que de « beaux caractères ». Settembrini demanda si ses auditeurs avaient jamais entendu parler de Brunetto, Brunetto Latini, greffier municipal de Florence vers 1250, qui avait écrit un livre sur les vertus et les vices. Ce maître avait été le premier à donner aux Florentins une éducation, il leur avait enseigné la parole, ainsi que l’art de diriger leur république d’après les règles de la politique. « Vous y voilà, Messieurs ! s’écriait Settembrini. Vous y voilà ! ». Et il parlait du verbe, du culte du verbe, de l’éloquence, qu’il appela le triomphe de l’humanité. Car la parole était l’honneur de l’homme, et elle seule rendait la vie digne de l’homme. Non pas l’humanisme seulement, mais l’humanité en général, toute dignité humaine, l’estime des hommes et l’estime de l’homme pour soi-même, tout cela était inséparable de la parole, était lié à la littérature.

– Tu vois bien, dit plus tard Hans Castorp à son cousin, tu vois bien que dans la littérature, ce qui importe, ce sont les belles paroles. Je m’en étais tout de suite rendu compte.

Et de même la politique était liée à la parole, ou plus exactement elle était issue de la conjonction, de l’union de l’humanité et de la littérature, car la belle parole produisait la belle action. « Vous avez eu dans votre pays, dit Settembrini, vous avez eu, voici deux siècles, un poète, un admirable vieux causeur qui attachait une grande importance à une belle écriture parce qu’il croyait qu’elle conduisait au beau style. Il aurait dû aller un peu plus loin, et dire qu’un beau style mène à de belles actions. Bien écrire, c’est déjà presque bien penser, et il n’y a pas loin de là jusqu’à bien agir. Toute civilisation et tout perfectionnement moral sont issus de l’esprit de la littérature, qui est l’âme de la dignité humaine et qui est identique à l’esprit de la politique. Oui, tout cela ne fait qu’un, ne fait qu’une seule et même idée et puissance, et c’est en un seul nom qu’on peut les réunir toutes. » Quel était ce nom ? Or donc, ce nom se composait de syllabes familières, mais dont les deux cousins n’avaient certes jamais saisi le sens et la majesté ; c’était le mot : Civilisation. Et tout en laissant tomber ce mot de ses lèvres, Settembrini levait sa petite dextre jaune, comme quelqu’un qui porte un toast.

Le jeune Hans Castorp jugeait tout cela très digne d’être écouté, mais, sans s’estimer engagé à quoi que ce soit, plutôt à titre d’expérience ; malgré tout, il lui semblait qu’en tout cas cela méritait d’être entendu, et c’est dans ce sens qu’il s’exprima en en parlant à Joachim Ziemssen, qui se trouva avoir justement le thermomètre dans la bouche, et qui ne put donc que répondre de façon indistincte, et qui fut trop occupé, ensuite, à lire le chiffre et à l’inscrire sur sa feuille de température pour pouvoir formuler un avis sur les points de vue de Settembrini. Ainsi que nous l’avons dit, Hans Castorp s’intéressait avec zèle à ces points de vue, et s’ouvrait à ces connaissances pour les examiner de près ; ce qui souligne déjà combien l’homme éveillé se distingue du rêveur confus qu’avait été Hans Castorp lorsqu’il traitait M. Settembrini, en face, de joueur d’orgue de Barbarie, tout en essayant de toutes ses forces de l’écarter, parce qu’il « dérangeait ici ». Mais, en tant qu’homme éveillé, Hans Castorp écoutait poliment et attentivement l’Italien, et s’efforçait honnêtement d’adoucir et d’atténuer les résistances qui se dressaient en lui contre les constructions et les vues du mentor. Car nous ne voulons pas nier que certaines résistances se faisaient jour dans son âme : c’étaient des résistances de vieille date qui avaient existé en lui depuis toujours, et d’autres aussi, qui résultaient de la situation présente, des expériences indirectes ou directes qu’il faisait chez les hommes d’ici.

Qu’est-ce que l’homme, et avec quelle facilité sa conscience ne s’égare-t-elle pas ? Comment trouve-t-il moyen de prendre pour la voix du devoir l’appel de la passion ? C’est par un sentiment du devoir, c’est pour l’amour de l’équité et de l’équilibre, que Hans Castorp prêtait volontiers l’oreille aux propos de M. Settembrini et qu’il examinait avec complaisance les considérations de celui-ci sur la Raison, la République et le beau style, prêt à se laisser influencer par elles. Et il jugeait ensuite qu’il y avait d’autant plus de constance à laisser libre cours à ses pensées et à ses rêveries dans une autre direction, voire dans la direction contraire, et pour formuler dès à présent tous nos soupçons et toute notre pensée, nous dirons qu’il n’avait même écouté M. Settembrini que dans le seul dessein d’obtenir de sa conscience une lettre de franchise qu’elle ne lui eût pas primitivement accordée. Mais qu’est-ce ou qui est-ce qui se trouvait du côté opposé au patriotisme, à la dignité humaine et aux belles-lettres, de ce côté vers lequel Hans Castorp croyait de nouveau pouvoir diriger ses actes et ses pensées ? Là se trouvait… Clawdia Chauchat, lasse, vermoulue, avec ses yeux de Tartare ; et tandis que Hans Castorp pensait à elle (d’ailleurs le mot « penser » exprime avec par trop de mesure sa manière de se pencher intérieurement vers elle), il se figurait de nouveau être dans la barque, sur ce lac de Holstein, et tourner son regard aveugle et dupé du jour vitreux de la rive occidentale vers la nuit de pleine lune où planaient les brouillards des ciels orientaux.

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