Si certaines allusions de M. Settembrini avaient irrité Hans Castorp, il ne devait cependant pas s’en étonner et n’avait pas le droit d’accuser l’humaniste d’espionner ses sentiments par manie pédagogique. Même un aveugle se serait rendu compte de son état : lui-même ne faisait rien pour le tenir secret. Une certaine fierté et une noble ingénuité l’empêchaient tout simplement de ne pas avoir le cœur sur la main, en quoi il se distinguait tout au moins – et à son avantage, si l’on veut, – de l’amoureux aux cheveux clairsemés, l’homme de Mannheim et de son allure tortueuse. Nous rappelons et nous répétons que l’état dans lequel il se trouvait est généralement accompagné d’un besoin de se confier à autrui et de s’ouvrir d’une aveugle préoccupation de soi-même, et d’une tendance à remplir le monde de soi, d’autant plus gênantes pour nous autres gens de sang-froid, que l’affaire est plus stupide, sans raison ni espoir. Comment ces gens font en somme pour se trahir, c’est ce qu’il est difficile de préciser ; ils ne peuvent, semble-t-il rien dire ni faire qui ne les trahisse, surtout dans une société qui, ainsi que l’avait observé un esprit sagace, avait en tout et pour tout deux choses en tête, premièrement la température, et secundo… encore une fois la température, c’est-à-dire, par exemple, la question de savoir avec qui Mme Wurmbrand, de Vienne, la dame du consul, se dédommage de l’inconstance du volage capitaine Miklosich, si c’est avec le géant suédois complètement guéri, ou avec le procureur Paravant, de Dortmund, ou, troisième éventualité, avec les deux à la fois. Car il était notoire que les liens qui avaient uni pendant plusieurs mois le procureur et Mme Salomon, d’Amsterdam, avaient été rompus par accord amiable, et que Mme Salomon, suivant la tendance de son âge, s’était tournée vers les classes plus jeunes et avait recueilli sous son aile Gaenser, le lippu de la table de la Kleefeld, ou, comme Mme Stoehr disait en une sorte de style de chancellerie, mais non sans une certaine précision évocatrice, « se l’était décerné », de sorte qu’il était loisible au procureur de se battre ou de s’entendre avec le Suédois au sujet de la consule générale.
Ce sont donc ces procès qui étaient pendants dans la société du Berghof, particulièrement devant la jeunesse fébrile, procès dans lesquels les passages du balcon (à côté des parois en verre et le long de la balustrade) jouaient visiblement un rôle important. Et c’est à ces manèges que nous pensions : ils formaient une partie essentielle de l’atmosphère du lieu, et même, ce disant, nous n’avons pas encore exprimé à proprement parler ce que nous voudrions faire entendre. Hans Castorp avait, en effet, l’impression singulière qu’un accent tout particulier était placé ici sur certaine affaire, sans doute importante, mais à laquelle on accorde partout dans le monde une portée suffisante, exprimée à la fois sur le mode sérieux et plaisant, un accent si grave et si nouveau par sa gravité, qu’il faisait apparaître la chose elle-même sous un jour absolument nouveau et, sinon terrible, du moins effrayant dans sa nouveauté. En énonçant ceci, nous changeons d’expression, et nous faisons remarquer que, s’il nous est arrivé de parler jusqu’ici des rapports en cause sur un ton léger et badin, il en a été ainsi pour les mêmes raisons secrètes pour lesquelles on en use souvent ainsi, sans que cela prouve en rien qu’il s’agît de choses plaisantes et futiles (et dans la sphère où nous nous mouvons cela serait même plus déplacé qu’ailleurs). Hans Castorp avait cru qu’il s’entendait comme tout le monde et dans une mesure normale à cette affaire importante qui est si souvent l’objet de plaisanteries, et sans doute avait-il eu raison de le supposer. Mais à présent, il se rendait compte que, dans le pays plat, il n’avait eu de cela qu’une expérience très insuffisante, qu’en somme il avait été plongé à ce sujet dans l’ignorance la plus candide, tandis que, ici, des expériences personnelles dont nous avons essayé à plusieurs reprises d’indiquer la nature, et qui, à certains instants, lui avaient arraché l’exclamation : « Mon Dieu ! » le rendaient tout au moins intérieurement capable de saisir cette nuance très poussée d’inouï, d’aventureux et d’ineffable que cette chose prenait chez les gens d’en haut, en général, et pour chacun en particulier. Non qu’on ne l’ait pas, ici même, plaisanté là-dessus. Mais beaucoup plus qu’en bas, ce ton paraissait déplacé, il avait quelque chose d’essoufflé, il claquait des dents et se trahissait trop nettement comme un voile transparent jeté sur une détresse cachée, ou plutôt sur une détresse que l’on ne parvenait plus à cacher. Hans Castorp se rappelait la pâleur tachetée de Joachim, lorsque, pour la première et la dernière fois, à la manière innocemment moqueuse du pays plat, il avait fait allusion au physique de Maroussia. Il se rappelait aussi la pâleur glacée qui s’était étendue sur son propre visage lorsqu’il avait délivré Mme Chauchat de la lumière du soir qui faisait irruption, et il se souvint que, avant et après, en diverses circonstances, il avait aperçu cette pâleur sur maints visages étrangers : en général, sur deux visages à la fois, comme justement, ces jours derniers, sur les visages de Mme Salomon et du jeune Gaenser entre lesquels s’engageait alors ce que Mme Stoehr constatait avec son sans-gêne habituel. Il se le rappelait, disions-nous, et il comprenait qu’en de telles circonstances il eût été non seulement très difficile de ne pas se « trahir », mais encore qu’un tel effort n’eût pas servi à grand’chose. En d’autres termes, n’était-ce peut-être pas seulement une certaine grandeur d’âme et une certaine franchise qui étaient en jeu ; mais Hans Castorp avait puisé un certain encouragement dans l’atmosphère même du lieu ; mais il se sentait peu enclin à imposer une contrainte à ses sentiments et à dissimuler son état.
Si la difficulté, signalée dès le début par Joachim, de lier ici connaissance, n’avait existé, – cette difficulté se ramenait surtout au fait que les cousins formaient en quelque sorte un parti et un groupe en miniature à eux deux, et que Joachim le militaire soucieux avant tout de guérir rapidement, était en principe opposé à un contact et à des relations plus intimes avec des compagnons de souffrances, – Hans Castorp aurait trouvé et saisi bien plus d’occasions d’afficher ses sentiments avec une spontanéité sans frein. Toujours est-il qu’il arriva à Joachim, un soir lors de l’heure de conversation au salon, de le trouver debout en compagnie de Hermine Kleefeld, de ses deux voisins de table, Gaenser et Rasmussen, avec pour quatrième le jeune homme au monocle et aux ongles rongés, en passe d’improviser, avec des yeux qui ne se cachaient pas de leur éclat anormal, et d’une voix émue, un discours sur la conformation particulière et exotique des traits de Mme Chauchat, tandis que ses auditeurs échangeaient des regards, se poussaient du coude, et étouffaient des rires.
Voilà qui était pénible pour Joachim ; mais celui qui était la cause de cette gaîté resta insensible à la révélation de son état. Resté inaperçu et celé, comment son sentiment se serait-il manifesté ? Il pouvait être certain ainsi d’être compris par tous, et il acceptait par-dessus le marché la malice dont s’accompagnait cette sympathie.
Non seulement à sa propre table, mais encore des tables voisines, on le dévisageait, pour jouir de ses pâleurs et de ses rougeurs, lorsque, après le commencement d’un repas, la porte vitrée se fermait violemment. Et de cela aussi il était content, parce qu’il lui semblait que son ivresse se trouvait en quelque sorte fortifiée et reconnue lorsqu’elle éveillait ainsi l’attention, que cette publicité était faite pour favoriser sa cause, pour encourager ses espérances vagues et insensées ; et cela l’enchantait. On en arriva à s’attrouper littéralement pour le regarder faire dans son aveuglement. Cela se passait, par exemple, après déjeuner sur la terrasse ou le dimanche après-midi, devant la loge du concierge, lorsque les pensionnaires recevaient leur courrier qui ce jour-là n’était pas distribué dans les chambres. On savait un peu partout qu’il y avait là un garçon surexcité et intoxiqué à outrance, dont toutes les émotions se lisaient sur sa figure, et il y avait là, par exemple, Mme Stoehr, Mlle Engelhart, la Kleefeld, ainsi que son amie au visage de tapir, l’incurable M. Albin, le jeune homme à l’ongle, et encore tel ou tel membre de la compagnie, – ils étaient debout là, les lèvres serrées avec ironie, pouffant par le nez, et le regardaient, lui qui, souriant d’un air absent et passionné, les yeux brillants de l’éclat qu’y avait déjà allumé la toux du « gentleman-rider », regardait dans une certaine direction…
En somme, c’était généreux de la part de Settembrini qu’en de telles circonstances il s’approchât de Hans Castorp pour l’engager dans une conversation et s’informer de sa santé ; mais il est douteux que cette philanthropique largeur de vues fût appréciée avec reconnaissance. Ce pouvait se passer dans le vestibule, le dimanche après-midi. Chez le concierge, les pensionnaires se pressaient et étendaient les mains vers leur courrier. Joachim, lui aussi, était là. Son cousin était resté en arrière et s’efforçait – dans l’état d’âme que nous avons décrit – de surprendre un regard de Clawdia Chauchat, qui était debout près de lui, avec ses compagnons de table, attendant que la foule s’éclaircît autour de la loge. C’était une heure qui mêlait les pensionnaires, une heure d’occasions impatiemment attendue, propice et, comme telle, appréciée par le jeune Hans Castorp. Il y a huit jours, au guichet, il avait frôlé de si près Mme Chauchat qu’elle l’avait même touché, et qu’avec un rapide mouvement de tête, elle lui avait dit : « Pardon », sur quoi, avec une présence d’esprit fébrile qu’il bénit, il avait su répondre :
– Pas de quoi, Madame !
Quelle faveur de la vie, pensait-il, que, chaque dimanche après-midi, il y eût sans faute une distribution de courrier dans le hall ! On peut dire qu’il avait dévoré la semaine en attendant le retour de cette heure ; et attendre signifie devancer, signifie percevoir la durée et le présent non comme un don, mais comme un obstacle, en nier et en détruire la valeur propre, les franchir en esprit. On dit que l’attente est toujours longue. Mais elle est aussi bien ou même plus exactement courte, parce qu’elle dévore des quantités de temps, sans qu’on les vive, ni les utilise pour elles-mêmes. On pourrait dire que celui-qui-ne-fait-qu’attendre ressemble à un gros mangeur dont l’organe digestif chasserait la nourriture en quantité sans en tirer la valeur nutritive. On pourrait aller plus loin et dire : De même qu’un aliment non digéré ne fortifie pas un homme, de même le temps que l’on a passé à attendre ne le vieillit pas. Il est vrai que l’attente pure et sans mélange n’existe pour ainsi dire pas.
La semaine donc était dévorée et l’heure dominicale du courrier était de nouveau entrée en vigueur, pas autrement que si ç’avait encore été celle d’il y a sept jours. Elle continuait d’offrir des occasions propices de la manière la plus excitante ; elle contenait et offrait à chaque minute des possibilités d’entrer en relations sociales avec Mme Chauchat : possibilités qui serraient et accéléraient le cœur de Hans Castorp, sans que cependant il tentât de les transporter dans le domaine de la réalité. À cela s’opposaient, en effet, des freins d’une nature, pour une part civile pour une part militaire, qui tenaient en partie à la présence du loyal Joachim et au sentiment de l’honneur et du devoir de Hans Castorp lui-même, en partie aussi à cette impression que des relations sociales avec Clawdia Chauchat, que des relations mondaines qui obligeaient à dire « vous », à s’incliner et peut-être même à parler français, n’étaient ni nécessaires, ni souhaitables, n’étaient pas la chose qui convenait… Il était debout, et la regardait parler en riant, exactement comme Pribislav Hippe, autrefois, avait parlé, en riant dans le préau du lycée : sa bouche s’ouvrait assez largement, et ses yeux obliques, au-dessus des pommettes, s’étiraient en des fentes étroites. Ce n’était pas « joli » du tout, mais c’était ainsi, et pour un amoureux le jugement esthétique de la raison a aussi peu de portée que le jugement moral.
– Vous aussi attendez des missives, ingénieur ?
Seul, un trouble-fête pouvait parler ainsi. Hans Castorp tressaillit et se tourna vers M. Settembrini, qui était debout en face de lui, et qui souriait. C’était le sourire fin et « humaniste » avec lequel il avait salué naguère, pour la première fois, le nouvel arrivant près du banc au bord du ruisseau, et, comme l’autre fois, Hans Castorp rougit lorsqu’il vit ce sourire. Mais aussi fréquemment qu’il eût essayé d’éconduire, dans ses songes, le « joueur d’orgue de Barbarie », parce qu’il « dérangeait ici », l’homme éveillé est meilleur que celui qui rêve, et Hans Castorp prit conscience de ce sourire non seulement pour sa confusion mais encore avec le sentiment d’en avoir besoin, et avec reconnaissance. Il dit :
– Mon Dieu, des missives, monsieur Settembrini. Je ne suis pas un ambassadeur ! Peut-être y a-t-il là une carte postale pour l’un de nous. Mon cousin est justement allé voir.
– À moi, le diable boiteux, là devant, m’a déjà remis ma petite correspondance, dit Settembrini.
Et il porta la main à la basque de son inévitable redingote.
– Des choses intéressantes, des choses d’une portée littéraire et sociale indéniable. Il s’agit d’un ouvrage encyclopédique, auquel un institut humanitaire me fait l’honneur de me convier à collaborer… Bref, du beau travail.
M. Settembrini s’interrompit.
– Mais vos affaires ? demanda-t-il. Où en êtes-vous donc ? Où en est, par exemple, le processus de votre assimilation ? En somme, vous n’êtes pas encore au milieu de nous depuis si longtemps pour que la question ne soit plus à l’ordre du jour.
– Merci, monsieur Settembrini ; j’éprouve toujours quelques difficultés. Il est possible que cela continue jusqu’au dernier jour. Il en est qui ne s’habituent jamais, m’a dit mon cousin dès mon arrivée. Mais on s’habitue à ne pas s’habituer.
– Un processus compliqué, rit l’Italien, une singulière manière de s’assimiler. Naturellement, la jeunesse est capable de tout. Elle ne s’habitue pas, mais elle prend racine.
– Et en définitive, nous ne sommes pas ici dans une mine sibérienne.
– Non ! Oh ! vous avez une prédilection pour des comparaisons orientales. Très explicable. L’Asie nous dévore. Partout où l’on jette les yeux, des visages tartares.
Et M. Settembrini tourna discrètement la tête par-dessus l’épaule.
– Dschingis-khan, dit-il, yeux de loups des steppes, neige et eau-de-vie, knout, casemates et christianisme. On devrait élever ici un autel à Pallas Athéné, – par manière de défense. Voyez-vous là devant un de ces Ivan Ivanovitch sans linge blanc qui se dispute avec le procureur Paravant ? Chacun veut avoir le pas sur l’autre pour recevoir son courrier. Je ne sais pas qui des deux a raison, mais, à mon sentiment, le procureur est sous la protection de la déesse. Il a beau être un âne, du moins entend-il le latin.
Hans Castorp rit, – ce qui n’arrivait jamais à M. Settembrini. On ne pouvait pas du tout l’imaginer riant jovialement ; il ne dépassait jamais ce plissement fin et sec aux commissures de ses lèvres. Il regarda rire le jeune homme et l’interrogea ensuite :
– Votre cliché, l’avez-vous déjà reçu ?
– Je l’ai reçu, confirma Hans Castorp, d’un ton important. Il y a quelque temps déjà. Le voici.
Et il plongea sa main dans la poche intérieure de sa veste.
– Ah ! vous l’avez dans votre portefeuille. Comme une pièce d’identité en quelque sorte, un passeport ou une carte de membre. Très bien. Faites voir.
Et M. Settembrini leva la petite plaque de verre, encadrée d’une bande de papier noir, pour la tenir, entre l’index et le pouce de sa main gauche, contre la lumière : un geste très courant, et que l’on pouvait fréquemment observer ici. Sa figure aux yeux noirs taillés en amande grimaça légèrement lorsqu’il examina la funèbre photographie, sans laisser voir tout à fait nettement si ce n’était qu’un effort pour mieux y voir ou pour tout autre chose.
– Eh bien, dit-il ensuite. Je vous rends votre passeport, merci bien.
Et il remit la plaque à son propriétaire, la lui tendit de côté par-dessus son propre bras, en détournant la tête.
– Avez-vous vu les lignes calcinées ? demanda Hans Castorp. Et les nœuds ?
– Vous savez, répondit Settembrini, lentement, ce que je pense de l’importance de ces produits. Vous savez aussi que ces taches et ces ombres là dedans sont pour la plupart d’origine physiologique. J’ai examiné des centaines de clichés qui avaient à peu près l’aspect du vôtre, et qui laissaient au jugement toute latitude de décider si oui ou non elles constituaient une pièce justificative. Je parle en amateur, mais malgré tout en amateur qui a des années d’expérience.
– Votre propre passeport est-il plus vilain ?
– Oui, un peu moins favorable. D’ailleurs, je sais que même nos chefs et supérieurs ne fondent aucun diagnostic sur ce jouet à lui seul. Et vous avez donc l’intention d’hiverner chez nous ?
– Mon Dieu, oui… Je commence à m’habituer à la pensée que je ne redescendrai d’ici qu’avec mon cousin.
– C’est-à-dire que vous commencez à vous habituer à ne pas… Vous formulez cela très spirituellement. J’espère que vous avez reçu vos affaires, – des vêtements chauds, des chaussures solides.
– Tout, tout est parfaitement en ordre, monsieur Settembrini. J’ai prévenu mes parents, et notre gouvernante m’a tout envoyé par exprès. Je peux donc tenir.
– Cela me rassure. Mais, halte ! vous avez besoin d’un sac, d’un sac de fourrure, – à quoi pensons-nous ? – Cet été tardif est trompeur ; d’une heure à l’autre, nous pouvons être en plein hiver. Vous passerez ici les mois les plus froids…
– Oui, le sac de couchage, dit Hans Castorp, c’est sans doute un accessoire nécessaire. J’y ai déjà songé en passant, et me suis dit que mon cousin et moi, nous descendrions un de ces jours à Davos-Platz pour en acheter un. On n’en a plus jamais besoin ensuite, mais en somme, pour quatre à six mois, cela en vaut la peine.
– Cela en vaut la peine, cela en vaut la peine, ingénieur, dit doucement M. Settembrini, en s’approchant du jeune homme. Mais savez-vous que c’est effrayant de vous voir jongler avec les mots ! Effrayant parce que c’est anormal et étranger à votre nature, parce que cela ne tient qu’à la docilité de votre âge. Ah ! cette excessive faculté d’adaptation de la jeunesse ! La jeunesse est le désespoir des éducateurs, parce qu’elle est avant tout prête à faire ses preuves dans le pire. Ne parlez pas, jeune homme, comme vous entendez parler ici, mais en conformité avec votre manière d’être européenne. Ici, il y a surtout beaucoup d’Asie en l’air, ce n’est pas en vain que cela grouille de types de la Mongolie moscovite. Ces gens – et Settembrini, du menton, fit un mouvement en arrière, par-dessus son épaule, – ne vous orientez pas intérieurement sur eux, ne vous laissez pas infecter par leurs conceptions, opposez bien plutôt votre nature, votre nature supérieure à la leur, et tenez sacré ce qui, par nature et par votre origine, doit être sacré pour vous, fils de l’Occident, du divin Occident, fils de la civilisation : je veux dire le Temps, par exemple. Ce galvaudage, cette prodigalité généreuse dans l’emploi du temps est de style asiatique, et sans doute est-ce la raison pour laquelle les enfants de l’Orient se plaisent ici. N’avez-vous jamais remarqué que lorsqu’un Russe dit « quatre heures », ce n’est pas plus que lorsque quelqu’un de nous dit « une heure » ? Il tombe sous le sens que la nonchalance de ces gens à l’égard du temps est en rapport avec la sauvage immensité de leur pays. Où il y a beaucoup d’espace, il y a beaucoup de temps ; ne dit-on pas qu’ils sont le peuple qui « a le temps » et qui peut attendre ? Nous autres Européens, nous ne le pouvons pas. Nous avons aussi peu de temps que notre noble continent, découpé avec tant de finesse, a d’espace ; nous sommes astreints à administrer l’un comme l’autre avec précision, nous devons songer à l’utile, à l’utilité, ingénieur ! Prenez nos grandes villes comme symbole, ces centres et ces foyers de la civilisation, ces cratères de la pensée ! Dans la mesure où le terrain monte en prix, où le gaspillage de l’espace y devient une impossibilité, le temps, – remarquez-le ! – y devient également de plus en plus précieux. Carpe diem ! C’est un citadin qui a chanté ainsi. Le temps est un don des dieux, prêté à l’homme pour qu’il en tire parti, pour qu’il en tire un parti utile, ingénieur, au service du progrès de l’humanité.
Même ces derniers mots, – et quelque obstacle que la langue allemande pût opposer à sa langue méditerranéenne, – M. Settembrini les avait prononcés d’une manière agréablement sonore, claire, et l’on peut presque dire, plastique. Hans Castorp ne répondit pas autrement que par la révérence brève, raide et empruntée d’un élève qui vient de recevoir une leçon tenant du blâme. Qu’eût-il dû répondre ? Cette conversation très personnelle que M. Settembrini avait engagée avec lui, le dos tourné à tous les autres pensionnaires et presque en chuchotant, avait eu un caractère trop objectif, trop peu mondain, avait trop peu ressemblé à une conversation proprement dite pour que le tact eût permis même de formuler une approbation. On ne répond pas à un professeur : « Comme vous avez bien dit ça ! » Hans Castorp, autrefois, l’avait dit à plusieurs reprises, comme pour se maintenir sur un pied d’égalité mondaine avec Settembrini ; mais l’humaniste n’avait jamais parlé avec une insistance aussi didactique ; il ne lui restait qu’à encaisser la réprimande, étourdi comme un écolier par tant de morale.
On voyait d’ailleurs à l’expression de M. Settembrini que, même dans le silence, l’activité de son esprit se poursuivait. Il se tenait toujours immédiatement contre Hans Castorp, de sorte que celui-ci dut même le rejeter légèrement en arrière, et ses yeux noirs étaient suspendus avec la fixité aveugle d’un homme absorbé par sa pensée au visage du jeune homme.
– Vous souffrez, ingénieur, poursuivit-il, vous souffrez comme un égaré. Qui ne s’en apercevrait pas à votre expression ? Mais votre attitude en face de la souffrance devrait être une conduite européenne, non pas la conduite de l’Orient, cet Orient efféminé et morbide qui délègue ici tant de malades… La pitié et la patience infinie, telle est sa manière d’affronter le mal. Ce ne peut, ce ne doit être la vôtre ! Nous parlions tout à l’heure de mon courrier… Voyez-vous, ici… Ou, mieux encore, venez ! Il est impossible ici… Nous nous retirons, nous entrons là, de l’autre côté… Je vais vous faire des confidences qui… Venez !
Et, faisant volte-face, il entraîna Hans Castorp hors du vestibule, dans le premier salon, le plus voisin du portail qui était aménagé en salle de lecture et de travail, et où aucun pensionnaire ne se tenait pour le moment. Il y avait des boiseries en chêne sous la voûte claire, des bibliothèques, une table entourée de chaises et couverte de journaux encadrés au centre, et des tables pour écrire sous les arceaux des fenêtres. M. Settembrini s’avança jusque dans le voisinage d’une de ces fenêtres. Hans Castorp le suivit. La porte demeura ouverte.
– Ces papiers, dit l’Italien, en tirant d’une main pressée, de la poche de sa basque, gonflée comme une bourse, une liasse, une volumineuse enveloppe déjà ouverte, et son contenu, – divers imprimés ainsi qu’une lettre – et en les faisant glisser à travers ses doigts sous les yeux de Hans Castorp, ces papiers portent en langue française l’en-tête : « Ligue Internationale pour l’organisation du Progrès. » On me les envoie de Lugano, où se trouve une section de la Ligue. Vous vous informez de ses principes, de ses buts ? Je vous les indiquerai en deux mots. La Ligue pour l’organisation du Progrès déduit de la doctrine évolutionniste de Darwin cette vue philosophique que la vocation naturelle la plus profonde de l’humanité est de se perfectionner elle-même. Elle en conclut encore que c’est le devoir de chacun qui veut répondre à cette vocation naturelle, de collaborer activement au progrès de l’humanité. Nombreux sont ceux qui ont entendu cet appel ; le nombre des membres de la Ligue en France, en Italie, en Espagne, en Turquie, et même en Allemagne, est considérable. Moi aussi, j’ai l’honneur de figurer comme tel sur les registres de la Ligue.
Un programme de réformes de grand style a été élaboré selon des méthodes scientifiques, programme qui embrasse toutes les possibilités présentes de perfectionnement de l’organisme humain. On étudie le problème de la santé de notre race, on examine toutes les méthodes pour combattre la dégénérescence qui est sans doute une conséquence inquiétante de l’industrialisation croissante. De plus, la Ligue s’emploie en faveur de la fondation d’universités populaires, de la suppression de la lutte des classes par toutes les réformes sociales qui peuvent contribuer à ce dessein, enfin de la suppression des conflits entre les peuples, de la guerre, par le développement du droit international. Vous le voyez, les efforts de la Ligue sont généreux et largement conçus. Plusieurs revues internationales témoignent de son activité, des revues mensuelles qui, en trois ou quatre langues, rendent compte d’une manière fort intéressante du développement et des progrès de l’humanité cultivée, de nombreux groupes locaux ont été fondés en divers pays, et doivent exercer une action civilisatrice et éducatrice dans le sens de l’idéal progressiste par des réunions contradictoires et des solennités dominicales. Mais la Ligue s’applique surtout à aider, par sa documentation, les partis politiques progressistes de tous pays… Vous me suivez, ingénieur ?
– Absolument ! répondit Hans Castorp avec une vivacité précipitée. Ce disant, il avait l’impression d’un homme qui glisse et qui réussit tout juste à se maintenir sur ses pieds.
M. Settembrini parut satisfait.
– Je suppose que ce sont des perspectives nouvelles et surprenantes que je vous ouvre là.
– Oui, je dois avouer que c’est la première fois que j’entends parler de ces… de ces efforts.
– Ah ! Que n’en avez-vous entendu parler plus tôt ! Mais peut-être n’est-il pas encore trop tard. Donc, ces imprimés… Vous voulez savoir de quoi ils traitent ? Écoutez-moi donc ! Ce printemps-ci, une assemblée générale solennelle de la Ligue a eu lieu à Barcelone. Vous savez que cette ville peut s’enorgueillir de relations particulières avec l’idéal politique du progrès. Le congrès siégea pendant une semaine, avec des banquets et des solennités de toute sorte. Mon Dieu, mon intention était de m’y rendre, j’éprouvais le désir le plus vif de prendre part à ses délibérations. Mais ce gredin de docteur me l’a interdit en me menaçant de mort, et que voulez-vous ? j’ai eu peur de la mort, et je n’y suis pas allé. J’étais désespéré, comme bien vous le pensez, de ce tour que me jouait ma santé précaire. Rien n’est plus douloureux que lorsque la partie animale, organique, de nous-mêmes nous empêche de servir la raison. D’autant plus vive est ma satisfaction de cette lettre du bureau de Lugano… Vous êtes curieux de son contenu ? Je le crois volontiers. Quelques rapides renseignements… La « Ligue pour l’organisation du Progrès », consciente que sa tâche consiste à préparer le bonheur de l’humanité en d’autres termes : à combattre et à éliminer finalement la souffrance humaine par un effort social approprié, considérant d’autre part que cette tâche très haute ne peut être accomplie qu’au moyen de la science sociologique, dont le but dernier est l’État parfait, – la Ligue donc a décidé à Barcelone la publication d’une œuvre en de nombreux volumes qui portera le titre « Sociologie de la Souffrance » et où les maux de l’humanité, toutes leurs catégories et leurs variétés, devront faire l’objet d’une étude systématique et complète. Vous m’objecterez : à quoi servent les catégories, les variétés et les systèmes ? Je vous réponds : Ordonnance et sélection sont le commencement de la domination, et l’ennemi le plus dangereux c’est l’ennemi inconnu. Il faut tirer l’espèce humaine des stades primitifs de la peur et de l’apathie résignée, et l’entraîner dans la phase de l’activité consciente. Il faut éclairer sa religion, lui faire entendre que les effets disparaissent dont on a commencé, avant de les supprimer, de découvrir les causes, et que presque tous les maux de l’individu sont des maladies de l’organisme social. Bon ! Tel est donc le dessein de la « pathologie sociale ». En une vingtaine de volumes du format de dictionnaire, elle énumérera et étudiera tous les cas de souffrances humaines qui se peuvent imaginer, depuis les plus personnelles et les plus intimes jusqu’aux grands conflits de groupes, aux maux qui découlent d’hostilités de classes et de heurts internationaux ; bref elle dénoncera les éléments chimiques dont les mélanges et les combinaisons multiples déterminent toutes les souffrances humaines, et en prenant pour ligne de conduite la dignité et le bonheur de l’humanité, elle lui proposera au moins les moyens et les mesures qui paraîtront indiqués pour éliminer les causes de ces maux. Des spécialistes avertis du monde de la science européenne, des médecins, des économistes et des psychologues se partageront la rédaction de cette encyclopédie des maux, et le bureau central de rédaction à Lugano sera le confluent de ces divers articles. Vos yeux me demandent quel rôle doit me revenir dans tout cela ? Laissez-moi terminer. Les belles-lettres, non plus, ne doivent pas être négligées dans cette grande œuvre, pour autant qu’elles ont précisément pour objet les souffrances humaines. Aussi a-t-on prévu un volume à part qui, pour la consolation et l’enseignement de ceux qui souffrent, doit grouper et analyser brièvement tous les chefs-d’œuvre de la littérature universelle qui concernent chacun de ces conflits ; et telle est la tâche que, par la lettre que voici, on confie à votre humble serviteur.
– Pas possible, Monsieur Settembrini ! S’il en est ainsi, laissez-moi vous féliciter de tout cœur. Voilà une tâche magnifique et vraiment faite pour vous, me semble-t-il. Je ne suis pas du tout surpris que la Ligue ait pensé à vous. Et comme cela doit vous réjouir de pouvoir aider à présent à combattre les souffrances humaines.
– C’est un long travail, dit M. Settembrini, songeur, qui exige beaucoup de circonspection et de lectures, ajouta-t-il, tandis que son regard semblait se perdre dans la multiplicité de sa tâche, d’autant plus qu’en effet les belles-lettres se sont presque régulièrement donné la souffrance pour objet et que même des chefs-d’œuvre de deuxième et troisième ordre s’en occupent en quelque manière. N’importe, ou plutôt, tant mieux ! Si vaste que puisse être cette tâche, elle est de toute façon de celles dont on peut, à la rigueur, s’acquitter en ce maudit séjour, quoique j’espère ne pas être contraint de l’achever ici. On ne peut pas en dire autant, poursuivit-il en se rapprochant à nouveau de Hans Castorp et en baissant la voix jusqu’au chuchotement, on ne peut pas en dire autant des devoirs que la nature vous impose, à vous, ingénieur. C’est là où je voulais en venir et c’est là ce que je voulais vous rappeler. Vous savez combien j’admire votre profession, mais comme c’est une profession pratique, non pas une profession intellectuelle, vous ne pouvez l’exercer, contrairement à ce qui en est de moi, que là-bas, dans le monde. Ce n’est qu’au pays plat que vous pouvez être Européen, combattre activement la douleur, à votre manière, favoriser le progrès, utiliser votre temps. Je vous ai parlé de la tâche qui m’incombe pour vous faire souvenir, pour vous rendre à vous-même, pour redresser vos conceptions qui, apparemment, commencent à se brouiller sous des influences atmosphériques. J’insiste auprès de vous : Ayez de la tenue ! Soyez fier et ne vous égarez pas au milieu de ce qui vous est étranger. Évitez ce marécage, cet îlot de Circé, vous n’êtes pas assez Ulysse pour y séjourner impunément. Vous marcherez à quatre pattes, vous vous penchez déjà vers vos extrémités antérieures, bientôt vous commencerez à grogner… Prenez garde !
Tout en exhortant doucement Hans Castorp, l’humaniste avait hoché la-tête avec insistance. Il se tut, les yeux baissés et les sourcils froncés. Il était impossible de lui répondre sur un mode plaisant, ou évasivement, comme Hans Castorp avait pris l’habitude de le faire, et comme cette fois encore, il en envisagea un instant la possibilité. Lui aussi avait baissé les paupières. Puis il haussa les épaules, et dit tout aussi doucement :
– Que dois-je faire ?
– Ce que je vous ai dit.
– C’est-à-dire : repartir ?
M. Settembrini se tut.
– Voulez-vous dire que je dois retourner chez moi ?
– Je vous ai conseillé cela dès le premier soir, ingénieur.
– Oui, et alors j’étais libre de le faire, bien que je jugeasse déraisonnable de jeter ainsi le manche après la cognée, simplement parce que l’air d’ici me portait un peu sur les nerfs. Mais depuis, la situation a tout de même changé. Depuis, il y a eu cette consultation après laquelle le docteur Behrens m’a dit clairement que ce n’était pas la peine de rentrer, puisque sous peu je me verrais contraint de remonter ici, et que si je continuais cette vie dans la plaine, que je le veuille ou non, tout le lambeau de poumon s’en irait au diable.
– Je sais, maintenant vous avez votre justification en poche.
– Oui, vous dites cela ironiquement… avec cette ironie de bon aloi, naturellement, celle qui ne prête à aucun malentendu, qui est une forme directe et classique de rhétorique, – vous voyez, je me rappelle vos propres termes –. Mais pouvez-vous prendre la responsabilité, devant cette photographie, et après les résultats de la radioscopie, et après le diagnostic du docteur, de me conseiller de rentrer chez moi ?
M. Settembrini hésita un instant. Puis il se redressa, ouvrit les yeux, qu’il fixa sur Hans Castorp, fermes et noirs, et répondit avec un accent qui ne manquait pas d’une certaine intention théâtrale et d’une recherche de l’effet :
– Oui, ingénieur, je suis prêt à prendre cette responsabilité.
Mais l’attitude de Hans Castorp, elle aussi, s’était raffermie à présent. Il se tenait les talons joints et regardait en face M. Settembrini. Cette fois, c’était un duel. Hans Castorp tenait tête. Des influences toutes proches le fortifiaient. Ici il y avait un pédagogue, et là tout près il y avait une femme aux yeux bridés. Il ne s’excusa même pas de ce qu’il allait dire ; il n’ajouta pas : « ne m’en veuillez pas ». Il répondit :
– Alors, vous êtes plus prudent pour vous que pour autrui ! Vous n’êtes pas allé, vous, à Barcelone, au congrès des progressistes en dépit de l’interdiction du médecin. Vous avez eu peur de la mort et vous êtes resté ici.
Jusqu’à un certain point la pose de M. Settembrini était incontestablement ébranlée. Il ne sourit pas tout à fait sans peine et dit :
– Je sais apprécier une repartie prompte, même lorsque sa logique frise le sophisme. Il me répugne de concourir dans cet odieux concours qui est d’usage ici ; sinon, je vous répondrais que je suis sensiblement plus malade que vous : malheureusement si malade que je ne conserve plus l’espoir de jamais quitter ce lieu et de pouvoir retourner dans le monde d’en bas, qu’en me dupant moi-même par des artifices. À l’instant où il me paraîtra tout à fait indécent de maintenir plus longtemps cette illusion, je quitterai cet établissement et occuperai pour le restant de mes jours un logement privé, quelque part, dans la vallée. Ce sera triste, mais comme la sphère de mon travail est la plus libre et la plus idéale, cela ne m’empêchera pas de servir jusqu’à mon dernier souffle la cause de l’humanité et de faire front contre l’esprit de la maladie. J’ai déjà attiré votre attention sur la différence qu’il y a à cet égard entre nous. Ingénieur, vous n’êtes pas un homme fait pour défendre ici la meilleure part de vous-même, je l’ai vu dès notre première rencontre. Vous me reprochez de ne pas être parti pour Barcelone. Je me suis soumis à l’ordre du médecin, pour ne pas me faire périr prématurément. Mais je l’ai fait sous plus fortes réserves, non sans que mon esprit ait protesté orgueilleusement et douloureusement contre l’injonction de mon corps pitoyable. Cette protestation est-elle aussi vivante en vous tandis que vous obéissez aux prescriptions des puissances d’ici, ou n’est-ce pas bien plutôt au corps et à sa tendance néfaste que vous obéissez avec trop d’empressement… ?
– Pourquoi en voulez-vous au corps ? interrompit rapidement Hans Castorp, et il regarda l’Italien de ses yeux bleus grands ouverts dont le blanc était strié de veines rouges. Sa folle témérité lui donnait le vertige, et il s’en rendait compte. « De quoi parlé-je ? pensait-il. Cela devient formidable. Mais me voici sur le pied de guerre avec lui, et, tant que ça ira, je ne lui laisserai pas le dernier mot. Naturellement, il finira par l’avoir quand même, mais ça ne fait rien, j’y trouverai toujours mon profit. Je vais l’exciter. » Il compléta son objection :
– N’êtes-vous pas humaniste ? Comment pouvez-vous être mal disposé envers le corps ?
Settembrini sourit, cette fois sans contrainte, et sûr de lui.
– « Que reprochez-vous à l’analyse ? » cita-t-il, la tête sur l’épaule. « Êtes-vous mal disposé envers l’analyse ? » Vous me trouverez toujours prêt à vous donner la réplique, ingénieur, dit-il en s’inclinant et en saluant d’un geste de la main le plancher, surtout lorsque vous faites preuve d’esprit dans vos objections. Vous ne parlez pas sans élégance. Humaniste, certes ; je le suis. Vous ne me convaincrez jamais de tendances ascétiques. J’approuve, j’honore et j’aime le corps, comme j’approuve, j’honore et j’aime la forme, la beauté, la liberté, la gaieté et la jouissance, – comme je représente le monde des intérêts vitaux contre la fuite sentimentale hors du monde, le classicismo contre le romantisme. Je pense que ma position ne comporte pas d’équivoque. Mais il y a une puissance, un principe auxquels va ma plus haute approbation, mon hommage suprême et ultime, et mon amour, et cette puissance, ce principe, c’est l’esprit. Quelque répugnance que j’éprouve à voir opposer au corps je ne sais quel tissu et quel fantôme de clair de lune que l’on appelle « l’âme », dans l’antithèse entre corps et esprit, le corps signifie le principe mauvais et diabolique, car le corps est nature, et la nature – opposée comme vous le faites, à l’esprit, à la raison, je le répète – est mauvaise, mystique et mauvaise. « Vous êtes humaniste ! » Sans doute, je le suis, car je suis un ami de l’homme, comme Prométhée l’était, un amoureux de l’humanité et de sa noblesse. Mais cette noblesse est sise dans l’esprit, dans la Raison, et c’est pourquoi vous me ferez en vain le reproche d’obscurantisme chrétien… »
Hans Castorp se défendit du geste.
– …Vous élèverez en vain ce reproche, persista Settembrini, si l’humanisme, en son noble orgueil, éprouve la soumission de l’esprit au corps, à la nature d’un jour, comme une humiliation, comme une insulte. Savez-vous que l’on nous a transmis cette parole du grand Plotin qu’il avait « honte d’avoir un corps » ? demanda Settembrini et il exigeait si sérieusement une réponse que Hans Castorp fut obligé d’avouer qu’il entendait cela pour la première fois.
– Porphyre nous a transmis cette parole. Elle est absurde, si vous voulez. Mais l’absurde est ce qui est spirituellement vaillant, et rien ne peut être au fond plus mesquin que l’objection de l’absurdité là où l’esprit tend à maintenir sa dignité contre la nature, se refuse à abdiquer devant elle… Avez-vous entendu parler du tremblement de terre de Lisbonne ?
– Non, – un tremblement de terre ? Je ne vois pas de journaux ici…
– Vous me comprenez mal. Soit dit en passant il est regrettable – et cela caractérise ce lieu – que vous négligiez ici de lire les journaux. Mais vous vous méprenez, le phénomène naturel auquel je fais allusion, n’est pas récent, il s’est produit voici quelque cent cinquante ans…
– Ah ! oui, attendez donc, – c’est juste. J’ai lu que Gœthe avait dit à ce moment-là, la nuit, à Weimar, dans sa chambre à coucher, à son domestique…
– Ah ! ce n’est pas de cela que je voulais parler, l’interrompit Settembrini en fermant les yeux et en agitant en l’air sa petite main brune. D’ailleurs, vous confondez les catastrophes. Vous pensez au tremblement de terre de Messine. Je veux dire la secousse qui a éprouvé Lisbonne, en 1755.
– Excusez-moi.
– Eh bien, Voltaire s’est élevé contre elle.
– C’est-à-dire… comment ? Il s’est élevé ?
– Il s’est révolté, oui. Il n’a pas admis cette fatalité brutale ; et le fait même, il s’est refusé à abdiquer devant lui. Il a protesté au nom de l’esprit et de la Raison contre ce scandaleux excès de la nature dont les trois quarts d’une ville florissante et des milliers de vies humaines ont été victimes… Vous êtes surpris ? vous souriez ? Étonnez-vous toujours ; quant au sourire, je prends la liberté de vous le reprocher ! L’attitude de Voltaire était celle d’un vrai descendant de ces authentiques Gaulois qui envoyaient leurs flèches contre le ciel… Voyez-vous, ingénieur, voilà bien l’hostilité de l’esprit contre la nature, sa fière méfiance envers elle, sa noble obstination dans le droit à la critique à l’égard de cette puissance mauvaise et contraire à la Raison. Car la nature est une puissance et c’est se montrer servile que d’accepter la puissance, que de s’en accommoder… Notez bien : de s’en accommoder intérieurement. Il n’en est pas autrement de cet humanisme qui ne se laisse impliquer dans aucune contradiction, qui ne se rend coupable d’aucune rechute dans l’hypocrisie chrétienne, lorsqu’elle se décide à voir dans le corps le principe mauvais et adverse. La contradiction que vous croyez apercevoir est au fond toujours la même. « Pourquoi en voulez-vous à l’analyse ? » Je ne lui en veux pas… lorsqu’elle est le fait de l’enseignement, de l’affranchissement et du Progrès. Je lui en veux lorsqu’elle porte en elle le haut-goût nauséabond du tombeau. Il n’en va pas autrement du corps. Il faut l’honorer et le défendre lorsqu’il s’agit de son émancipation et de sa beauté, de la liberté des sens, du bonheur, du plaisir. Il faut le mépriser pour autant qu’il s’oppose au mouvement vers la lumière comme principe de gravité et d’inertie, lui répugner pour autant qu’il représente le principe de la maladie et de la mort, pour autant que son esprit spécifique est l’esprit de la perversion, l’esprit de la décomposition, de la volupté et de la honte…
Settembrini avait prononcé ces derniers mots debout tout près de Hans Castorp, presque sans accent, et très vite, pour en finir. Mais la délivrance s’approchait pour Hans Castorp cerné. Joachim, deux cartes postales en main, entra dans la salle de lecture, le discours du littérateur fut interrompu, et l’habileté avec laquelle il sut faire prendre à son visage une expression légère et mondaine ne manqua pas de faire impression sur son élève, si l’on pouvait nommer ainsi Hans Castorp.
– Vous voilà, lieutenant ! Vous devez avoir cherché votre cousin, pardonnez-moi. Nous avons engagé une conversation, et, si je ne me trompe, nous avons eu une petite querelle. Ce n’est pas un mauvais raisonneur que votre cousin, un jouteur assez dangereux dans la controverse, lorsqu’elle lui tient à cœur.