Mais voici qu’il va arriver quelque chose au sujet de quoi le narrateur fera bien d’exprimer sa propre surprise, afin que le lecteur ne s’en étonne pas, de son propre chef, outre mesure. En effet, et tandis que notre compte rendu des trois premières semaines du séjour de Hans Castorp chez les gens d’en haut (vingt et un jours du plein de l’été, auxquels, selon les prévisions humaines, ce séjour aurait en fait dû se borner), a dévoré des quantités d’espace et de temps, dont l’étendue ne correspond que trop à notre attente à demi avouée, il ne nous faudra, pour venir à bout des trois semaines suivantes de sa visite en ce lieu, qu’autant de lignes à peine, de mots et d’instants que celles-là avaient exigé de pages, de feuillets, d’heures et de journées de labeur : en un clin d’œil, nous le voyons bien, ces trois semaines vont être révolues et ensevelies.
De cela donc on pourrait s’étonner ; et pourtant c’est dans l’ordre, et cela répond aux lois de la narration et de l’audition. Car il est dans l’ordre et il répond à ces lois que le temps nous paraisse aussi long ou aussi bref, que pour notre expérience propre il s’étende ou se recroqueville exactement autant que l’aventure du héros de notre histoire, surpris de façon si inattendue par le destin, de notre jeune Hans Castorp. Et il peut être utile, en présence de ce mystère qu’est le temps, de préparer le lecteur à bien d’autres miracles et phénomènes, encore que ceux qui le surprennent ici, phénomènes qu’il rencontrera en notre compagnie. Pour le moment il suffit que chacun se souvienne avec quelle rapidité une série, voire une « longue » série de jours s’écoule, lorsqu’on les passe au lit, comme malade : c’est le même jour qui se répète sans cesse. Mais comme c’est toujours le même, il est au fond peu correct de parler de « répétition » ; il faudrait parler d’identité, d’un présent immobile, ou d’éternité. On t’apporte le potage à déjeuner, tel qu’on te l’a apporté hier, et tel qu’on te l’apportera demain. Et au même instant, un souffle t’effleure, tu ne sais ni comment ni où ; tu es pris de vertige, tandis que tu vois venir ce potage, les formes du temps se perdent, et ce qui se dévoile à toi comme la véritable forme de l’être, c’est un présent fixe où l’on t’apporte éternellement le potage. Mais il serait paradoxal de parler d’ennui à propos d’éternité ; et nous voulons éviter les paradoxes, surtout en compagnie de notre héros.
Ainsi donc, Hans Castorp était-il au lit depuis samedi après-midi, parce que le docteur Behrens, la suprême autorité dans ce monde où nous sommes enfermés, en avait ainsi décidé. Il était étendu là, son monogramme sur la pochette de sa chemise de nuit, les mains jointes derrière la tête, dans son lit net et blanc, le lit de mort de l’Américaine, et sans doute de mainte autre personne, et il regardait de ses yeux simples, dont l’azur était troublé par le rhume, vers le plafond de sa chambre, considérant l’étrangeté de sa situation. On ne peut d’ailleurs pas admettre que sans ce rhume ses yeux eussent eu un regard clair et sans équivoque, car son aspect intérieur, si simple qu’il fût de sa nature, n’était en effet nullement ainsi, mais au contraire très trouble, brouillé, confus, seulement à demi sincère, et en proie au doute. Tantôt un rire fou et triomphal montait du tréfonds de son être, ébranlait sa poitrine, et son cœur se ralentissait ; une joie et un espoir inconnus et sans mesure le torturaient ; tantôt il pâlissait d’effroi et d’inquiétude, et c’étaient les coups de la conscience elle-même que son cœur répétait à une cadence accélérée en battant contre ses côtes.
Le premier jour, Joachim le laissa en paix et évita toute explication. Soucieux de le ménager, il entra plusieurs fois dans la chambre du malade, fit un signe de tête et demanda pour la forme s’il ne manquait de rien. D’ailleurs, il lui était d’autant plus facile de comprendre et de respecter la crainte que Hans Castorp éprouvait d’une explication, qu’il partageait cette crainte, et que, dans sa pensée, il était même dans une situation encore plus pénible que son cousin.
Mais le dimanche matin, en rentrant de sa promenade matinale que, comme autrefois, il avait dû faire seul, il ne recula pas plus longtemps la conversation au cours de laquelle il s’agissait de parer au plus pressé avec son cousin. Il resta debout près du lit et dit en soupirant :
– Ainsi, il n’y a rien à faire. Il faut à présent prendre nos dispositions. Ils vont t’attendre chez toi.
– Pas encore, répondit Hans Castorp.
– Non, mais ces prochains jours mercredi ou jeudi.
– Bah, dit Hans Castorp, ils ne m’attendent pas si exactement, à un jour près. Ils ont autre chose à faire que de m’attendre et de compter les jours jusqu’à ce que je revienne. Quand j’arrive, je suis là, et l’oncle Tienappel dit : « Ah ! te voilà rentré ! », et l’oncle James dit : « Alors, tout s’est bien passé ? ». S’ils ne me voient pas venir, il faut longtemps avant que cela les frappe, cela tu peux en être sûr. Bien entendu, à la longue, il faudra les prévenir…
– Tu t’imagines, dit Joachim, et il soupira de nouveau, combien cette histoire m’est désagréable. Que va-t-il arriver ? Naturellement, je me sens un peu responsable. Tu viens ici, pour me rendre visite, je t’introduis, et te voilà tout à coup cloué au lit, et personne ne sait quand tu pourras repartir et occuper ton poste. Tu dois comprendre que cela m’est pénible au plus haut degré.
– Pardon, dit Hans Castorp, les mains toujours encore sous la tête. À quoi bon te creuser ainsi la cervelle ? C’est idiot. Est-ce que je serais par hasard venu ici pour te rendre visite ? Cela aussi ; mais en premier lieu pour me reposer, sur le conseil de Heidekind. Bon ; et voilà qu’il est apparu tout bonnement que j’avais plus besoin de repos que lui et nous tous l’avions rêvé. D’ailleurs, je ne suis pas le premier qui ait cru faire ici une petite visite de politesse, et dont le séjour ait tourné autrement. Songe donc, par exemple, comment le second fils de « Tous les deux », a été atteint encore beaucoup plus gravement, – je ne sais pas s’il vit toujours, peut-être l’ont-ils déjà descendu pendant un repas. C’est vrai que c’est une surprise pour moi d’apprendre que je suis un peu malade, il faut que je m’habitue d’abord à me sentir ici comme un pensionnaire en traitement, et vraiment comme l’un des vôtres, au lieu de n’être, comme j’en avais l’impression jusqu’à présent, qu’un invité. Et puis, d’autre part, je dois dire que cela ne me surprend pas du tout, car je ne me suis jamais senti vraiment d’attaque, et lorsque je pense combien mes parents sont morts jeunes, – de qui donc pourrais-je tenir une santé exceptionnelle ? Que tu aies une petite fêlure, n’est-ce pas ? encore qu’elle soit autant dire guérie à présent, nous ne nous y sommes pas trompés là-bas, et il se peut donc parfaitement que notre famille incline à cela. Behrens, du moins, a fait une remarque dans ce sens. Quoi qu’il en soit, me voilà depuis hier à me demander dans quelles dispositions profondes j’étais, à l’égard de tout, de la vie, tu comprends, et de ses exigences. J’ai toujours eu dans ma nature un certain sérieux et une certaine antipathie pour des allures robustes et bruyantes – nous en avons parlé dernièrement, – et tu sais que j’ai été quelquefois presque tenté de devenir ecclésiastique, par goût pour les choses tristes et édifiantes. Une étoffe noire, tu sais, avec une croix en argent dessus ou R. I. P… Requiescat in pace, c’est au fond la parole la plus belle et qui m’est infiniment plus sympathique que « Vive un tel ! » avec sa gaîté bruyante. Tout cela, je pense, doit provenir de ce que j’ai moi-même une fêlure, et que dès l’origine j’ai été disposé à la maladie qui s’est manifestée à cette occasion. Mais s’il en est vraiment ainsi, je peux parler de chance, c’est vraiment une chance que je sois monté ici et que je me sois fait ausculter. Tu n’as pas besoin de te faire à ce propos les moindres reproches. Car – ne l’as-tu pas entendu ? – si j’avais continué encore pendant quelque temps à mener cette vie dans la plaine, là-bas, il se pourrait que tout le lambeau de poumon fût allé au diable.
– C’est ce qu’on ne peut pas savoir, dit Joachim, c’est justement là ce qu’on ne peut pas savoir. N’as-tu pas eu autrefois des endroits malades dont personne ne s’est occupé et qui ont complètement guéri d’eux-mêmes, de sorte que tu n’as plus à présent que quelques gênes respiratoires sans importance ? C’est ce qui serait sans doute également advenu au point humide que tu aurais à présent, si tu n’étais pas par hasard monté chez moi… On ne peut pas savoir…
– Non, on ne peut rien savoir du tout, répondit Hans Castorp. Et c’est pourquoi on n’a pas le droit de supposer le pire, par exemple en ce qui concerne la durée de mon séjour de convalescence. Tu dis que personne ne peut savoir quand je pourrai m’en aller d’ici et entrer au chantier naval, mais tu dis cela dans un sens pessimiste, et je trouve que tu te hâtes trop, précisément parce qu’on ne peut pas savoir. Behrens n’a pas fixé de délai, c’est un homme réfléchi, et il ne se pose pas en oracle. Du reste, on n’a pas encore procédé à la radioscopie et à la photographie qui permettront seules une conclusion objective ; et qui sait s’il y aura alors un résultat appréciable, ou si je ne serai pas délivré de ma fièvre auparavant, et si je ne pourrai vous dire adieu. J’estime qu’il vaut mieux que nous ne nous accordions pas trop tôt de l’importance et que nous n’allions pas raconter chez nous dès le début des histoires de brigands. Il suffit que nous écrivions prochainement – je peux du reste écrire moi-même, avec mon stylo, en me redressant un peu – que je me suis refroidi, que me voilà fiévreux et alité et que, provisoirement, je ne suis pas en état de voyager. Par la suite nous verrons.
– Entendu, dit Joachim, c’est ce que nous pouvons faire en attendant. Et puis nous pourrions attendre aussi pour le reste.
– Pour le reste ?
– Ne sois pas aussi étourdi ! Tu n’es sans doute pourvu du nécessaire que pour trois semaines, avec ta malle de cabine. Tu as besoin de linge, de cols et de dessous, et de vêtements d’hiver, et tu as besoin de chaussures. Et enfin, il faut encore que tu fasses venir de l’argent.
– Si, dit Hans Castorp, si j’ai besoin de tout cela.
– Bon, attendons ! Mais nous devrions… Non, dit Joachim, et, visiblement troublé, il arpenta la chambre, nous ne devrions pas nous faire d’illusions. Il y a trop longtemps que je suis ici pour ne pas savoir à quoi m’en tenir. Quand Behrens dit qu’il y a un endroit rugueux, et presque un bruit… Mais bien entendu, nous pouvons attendre…
Ils s’en tinrent là pour la journée, et, aussitôt, les variantes hebdomadaires ou bi-mensuelles de l’horaire normal reprirent leurs droits : même dans sa situation présente, Hans Castorp y prenait part, sinon en en jouissant directement, du moins par le compte rendu que Joachim lui en faisait lorsqu’il lui rendait visite et s’asseyait pour un quart d’heure au bord de son lit.
Le plateau à thé, sur lequel on lui servait le dimanche matin son déjeuner, était orné d’un vase à fleurs, et l’on n’avait pas manqué de lui envoyer un peu de la pâtisserie qui était servie aujourd’hui dans la salle à manger. Plus tard, le jardin et la terrasse s’animèrent et avec des trara et des nasillements de clarinette le concert bi-mensuel débuta, durant lequel Joachim resta avec son cousin : il écoutait le programme dehors sur la loge, à la porte ouverte, tandis que Hans Castorp prêtait l’oreille dans son lit, à moitié assis, la tête penchée de côté et le regard perdu dans une ferveur tendre, aux flots d’harmonie qui se pressaient, non sans penser avec un haussement d’épaules intérieur aux discours de Settembrini sur le « caractère suspect » de la musique.
Au reste, comme nous l’avons dit, il se faisait rendre compte par Joachim des événements et des réunions de ces jours. Il lui demandait si le dimanche avait apporté des toilettes élégantes, des négligés en dentelles, ou quelque chose de ce genre (mais il avait fait trop froid pour des négligés de dentelles), et encore si, l’après-midi, il y avait eu des promenades en voiture (en effet, il y en avait eu : la société des demi-poumons avait in corpore pris son vol pour Clavadell) ; et le lundi il demanda à être renseigné sur la conférence du docteur Krokovski lorsque Joachim en revint, et qu’avant de faire sa cure de l’après-midi, il lui rendit visite. Joachim se montra peu loquace et peu disposé à rendre compte de la conférence, de même qu’il n’avait que fort peu parlé de la précédente. Mais Hans Castorp persista à exiger des détails.
– Je suis couché ici, et je paye le plein tarif, dit-il. Je veux, moi aussi, profiter un peu de ce qui se fait.
Il se rappela le lundi de la quinzaine précédente, la promenade entreprise de son propre chef et qui lui avait fait si peu de bien, et formula cette hypothèse précise que peut-être ç’avait été cette excursion qui avait mis la révolution dans son corps, et qui avait fait éclater la maladie latente.
– Mais comme les gens parlent ici ! s’écria-t-il. Les gens du peuple, avec quelle solennité, quelle dignité ! On dirait parfois presque de la poésie. « Adieu donc et mille mercis ! » répéta-t-il en imitant l’accent du bûcheron. C’est ce que j’ai entendu dans la forêt, et toute ma vie durant je ne l’oublierai plus. De telles choses se rattachent à d’autres impressions et souvenirs, tu sais et l’on garde cela dans l’oreille jusqu’à la fin de ses jours. Et Krokovski a donc parlé à nouveau d’« amour » ?
– Bien entendu, dit Joachim. De quoi aurait-il parlé puisque c’est son sujet, une fois pour toutes ?
– Et qu’en a-t-il dit aujourd’hui ?
– Oh ! Rien de particulier. Tu as entendu comment il s’exprime.
– Mais qu’a-t-il débité de nouveau ?
– Rien de particulièrement nouveau. C’était de la chimie pure aujourd’hui, poursuivit Joachim, à contre-cœur. Il était question à ce propos d’une sorte d’empoisonnement, d’auto-intoxication de l’organisme, avait dit le docteur Krokovski, laquelle prenait son origine dans la décomposition d’un élément encore inconnu, répandu dans le corps ; les produits de cette décomposition exerçaient une influence enivrante sur certains centres de la moelle épinière, exactement comme cela se produisait en cas d’absorption habituelle de poisons étrangers, de morphine ou de cocaïne.
– Et alors les joues rougissent, dit Hans Castorp. Tiens, tiens, mais c’est tout à fait intéressant. Que ne sait-il pas, cet excellent docteur ! Et il n’y va pas avec le dos de la cuiller. Attends un peu, un de ces jours il finira encore par découvrir cet élément inconnu qui est répandu dans tout le corps, et il fabriquera les poisons solubles qui ont cet effet enivrant sur le centre nerveux, de sorte qu’il pourra griser les gens à sa manière. Peut-être, autrefois déjà, en était-on arrivé là. En entendant cela, on pourrait croire qu’il y a quelque chose de vrai dans les histoires de philtres d’amour, et autres fables que l’on trouve dans les livres de contes… Tu t’en vas déjà ?
– Oui, dit Joachim, il faut absolument que je m’étende encore un peu. Ma courbe monte depuis hier. Ton histoire a fini par me porter sur le système…
Ainsi passèrent le dimanche, le lundi. Puis le soir et le matin formèrent le troisième jour du séjour de Hans Castorp dans la « cale sèche », un jour de semaine sans signe particulier, le mardi. C’était le jour de son arrivée ; il y avait trois semaines entières qu’il était ici, et il se sentit enfin obligé à écrire cette lettre, et à informer ses oncles de son état présent, tout au moins dans les grandes lignes. Son oreiller dans le dos, il écrivit sur une feuille de papier à lettres de l’établissement que son départ d’ici, à l’encontre de ses projets, se trouvait retardé. Il dit qu’il était couché, avec un refroidissement fiévreux, que le docteur Behrens, consciencieux à l’excès comme il l’était sans doute, ne prenait apparemment pas tout à fait à la légère, parce qu’il le mettait en rapport avec la constitution du malade en général. En effet, dès leur première rencontre, le médecin-chef l’avait trouvé très anémique, et, en somme, le délai que lui, Hans Castorp, s’était assigné pour se rétablir, n’avait pas été jugé suffisant par cette haute compétence. À bientôt de plus amples détails.
– Voilà qui est parfait, pensa Hans Castorp. Il n’y a pas un mot de trop, et pourtant cela nous fera en tout cas gagner quelque temps.
On remit la lettre au valet d’étage qui, évitant le détour de la boîte aux lettres, alla immédiatement la porter au prochain train prévu à l’horaire.
Là-dessus, les choses parurent réglées à notre aventurier, et, l’esprit apaisé, encore que la toux et la chaleur du rhume le tourmentassent, il se mit à vivre au jour le jour, ce jour morcelé en tant de parcelles qui, dans sa monotonie permanente, ne s’écoulait ni vite ni lentement, qui était toujours le même. Le matin, après avoir frappé très fort, le baigneur entrait, un individu musclé, nommé Turnherr, les manches de sa chemise roulées sur des bras aux veines nombreuses, qui s’exprimait avec difficulté en un langage gargouillant, appelait Hans Castorp comme tous les autres malades, par le numéro de sa chambre, et le frictionnait à l’alcool. À peine était-il parti que Joachim paraissait, tout habillé, pour dire bonjour, s’informer auprès de son cousin de la température de sept heures du matin et annoncer la sienne propre. Tandis qu’il déjeunait en bas, Hans Castorp, son oreiller dans le dos, faisait de même, avec l’appétit que provoque un changement de régime, à peine dérangé par l’irruption affairée et habituelle des médecins qui, à cette heure-ci, avaient déjà parcouru la salle à manger, et qui terminaient en vitesse leur tournée à travers les chambres des malades alités et des moribonds. La bouche pleine de confiture, il affirmait avoir bien dormi, regardait par-dessus le bord de sa tasse le docteur – ses poings appuyés sur le plat de la table du milieu – jeter un rapide coup d’œil à la feuille de température, et répondait avec un accent traînant et indifférent au bonjour des partants. Puis il allumait une cigarette, et à peine s’était-il rendu compte que Joachim était parti pour sa tournée de service matinale, il le voyait déjà revenir. De nouveau ils bavardaient de ceci et de cela, et l’intervalle entre les deux déjeuners – Joachim, entre temps, faisait la cure de repos – était si court que même une tête de bois et un pauvre d’esprit achevé n’auraient pas réussi à s’ennuyer. À plus forte raison n’était-ce pas le cas de Hans Castorp qui tirait un aliment suffisant des impressions des trois semaines qu’il avait passées ici, qui avait encore à méditer sur sa situation présente, à se demander ce qu’il deviendrait ; c’est à peine s’il feuilletait les deux gros volumes d’un magazine illustré qui, empruntés à la bibliothèque du sanatorium, avaient été placés sur sa table de nuit.
Il n’en alla pas autrement pendant que Joachim fit sa seconde promenade jusqu’à Davos-Platz : cela dura une petite heure à peine. Ensuite il entra de nouveau chez Hans Castorp, lui fit part de certaines choses qui l’avaient frappé en se promenant resta un instant debout ou assis près du lit du malade, avant d’aller à sa cure d’avant midi. Et combien de temps celle-ci durait-elle ? Encore une petite heure ! À peine avait-on joint les mains derrière la tête, à peine avait-on regardé au plafond et poursuivi une pensée, que le gong retentissait qui conviait tous les pensionnaires ni alités ni moribonds à s’apprêter pour le principal repas.
Joachim s’y rendait, et puis venait la « soupe de midi ». C’était un nom d’un symbolisme puéril, pour ce qu’il allait manger ! Car Hans Castorp n’était pas au régime de malade ; pourquoi donc lui aurait-on imposé ce régime ? Un régime de malade, un régime maigre n’était nullement indiqué pour son cas. Il était là et payait plein tarif, et ce qu’on lui servait, durant l’éternité immobile de cette heure, n’était pas un simple potage, c’était le déjeuner complet à six services du Berghof, un repas succulent les jours de semaine, le dimanche, un repas de gala, de plaisir et de parade, préparé par un chef de formation européenne, dans une cuisine d’établissement de luxe. La serveuse, dont c’était le rôle de servir les malades alités, le lui apportait sous des couvercles nickelés, en d’appétissantes gamelles. Elle poussait la table de malade qui se trouvait là comme par hasard – cette merveille d’équilibre à un pied – en travers de son lit, et Hans Castorp déjeunait, comme le fils du tailleur devant la table magique dans le conte de fées.
À peine avait-il terminé son repas que Joachim revenait déjà, et avant qu’il eût rejoint sa loggia, et que le silence de la grande cure de repos se fût étendu sur le Berghof, il était presque trois heures et demie. Pas tout à fait, peut-être ; pour être exact, il n’était sans doute que deux heures et quart. Mais on ne tient pas compte de ces quarts d’heure supplémentaires en dehors des unités rondes, on les absorbe incidemment, partout où le temps est calculé largement, comme par exemple en voyage, qu’on passe de longues heures dans le train, rendant toute autre attente prolongée et vide, lorsque le but de la vie semble être ramené à franchir le plus de temps possible. Et c’est donc ainsi que la durée de la grande cure de repos, en définitive, se réduisait de nouveau à une heure qui, au demeurant, était encore diminuée, réduite, en quelque sorte élidée par une apostrophe. L’apostrophe était le docteur Krokovski.
En effet, le docteur Krokovski n’évitait plus Hans Castorp en faisant un détour. Le jeune homme à présent tenait sa place, il n’était plus un intervalle, un hiatus. Il était un malade, on l’interrogeait, on ne le négligeait plus comme il en avait été pour son mécontentement secret et passager, mais quotidien. Ç’avait été le lundi que le docteur Krokovski avait fait, pour la première fois, son apparition dans la chambre. Nous disons « apparition », car c’est le mot exact pour l’impression étrange et même un peu effrayante dont Hans Castorp, en cette circonstance, ne sut pas se défendre. Il avait reposé, dans un demi (ou quart de) sommeil, lorsque, éveillé en sursaut, il s’aperçut que l’assistant était dans la chambre, sans avoir passé par la porte, et que, du dehors, il venait vers lui. Car son chemin ne conduisait pas par le corridor, mais par les loges extérieures, et il était entré par la porte ouverte du balcon, de sorte que la pensée s’imposait qu’il était venu par la voie des airs. Quoi qu’il en fût, il était resté debout, près du lit de Hans Castorp, pâle et vêtu de noir, large d’épaules et trapu, l’apostrophe de l’heure, et dans sa barbe divisée en deux moitiés, ses dents s’étaient montrées, jaunâtres et souriant d’un sourire jovial.
– Vous paraissez surpris de me voir, monsieur Castorp, avait-il dit, avec une douceur de baryton, un accent un peu affecté et un r guttural légèrement exotique, qu’il ne roulait pas, mais qu’il produisait en ne heurtant qu’une fois de la langue ses incisives supérieures. Je me borne à remplir un devoir agréable en m’informant si tout va bien ici. Vos relations avec nous sont entrées dans une nouvelle phase : du jour au lendemain, d’hôte que vous étiez, vous êtes devenu un camarade (le mot « camarade » avait un peu inquiété Hans Castorp). Qui l’eût dit ? avait plaisanté Krokovski, un camarade… Qui l’eût cru, le soir où j’eus pour la première fois l’avantage de vous saluer et où vous rectifiâtes ma conjecture erronée – elle était alors erronée – en me faisant observer que vous étiez parfaitement bien portant. Je crois que j’ai alors exprimé quelques doutes à ce sujet, mais je vous assure que je ne le voyais pas ainsi. Je ne veux pas me faire passer pour plus clairvoyant que je ne suis, je n’ai pensé à aucun point humide, je voulais parler d’une façon plus générale, plus philosophique, j’ai exprimé mes doutes sur le point de savoir si les mots « homme » et « santé parfaite » pouvaient jamais rimer ensemble. Et, aujourd’hui encore, après votre examen de l’autre jour, à la différence de mon cher et honoré chef, je ne puis toujours pas encore estimer que ce point humide-là – de la pointe du doigt il avait effleuré l’épaule de Hans Castorp – doive nous intéresser au premier chef. Il n’est pour moi qu’un phénomène secondaire… Ce qui est organique est toujours secondaire.
Hans Castorp avait tressailli.
– Et, par conséquent, votre grippe est, à mes yeux, un phénomène tertiaire, avait ajouté le docteur Krokovski, très négligemment. Où en êtes-vous de ce côté-là ? Le repos au lit aura certainement une excellente influence. Quelle température avez-vous trouvée, aujourd’hui ?
Et, à partir de ces mots, le passage de l’assistant avait pris le caractère d’une inoffensive visite, comme elle l’eût d’ailleurs les jours suivants de la semaine. Le docteur Krokovski entrait à quatre heures moins le quart, parfois un peu plus tôt, par le balcon, saluait le malade avec une cordialité énergique, posait les questions médicales les plus ordinaires, engageait parfois une brève conversation de caractère plus personnel, faisait quelques plaisanteries en camarade, et, encore que tout cela gardât un caractère un peu équivoque, on finit par s’habituer à l’équivoque, pourvu qu’il reste dans les limites normales, et Hans Castorp, bientôt, ne trouva plus rien à objecter à la visite régulière du docteur Krokovski, qui faisait partie de la journée normale, et élidait d’une apostrophe la longue cure d’après-midi.
Il était donc quatre heures lorsque l’assistant se retirait brusquement sur le balcon. Tout d’un coup, avant qu’on s’en fût avisé, on était au plein de l’après-midi qui d’ailleurs, sans tarder, tournait peu à peu au soir : car le temps de prendre le thé, en bas et au numéro 34, il était déjà presque cinq heures, et lorsque Joachim revenait de sa troisième tournée de service et reparaissait chez son cousin, il était si près de six heures que la cure de repos jusqu’au dîner se bornait de nouveau à une heure, et c’était un adversaire facile à vaincre, pour peu que l’on eût quelques pensées dans la tête et tout un orbis pictus sur sa table de nuit.
Joachim prit congé pour aller dîner. On servit. La vallée s’était emplie d’ombres, et pendant que Hans Castorp mangeait, l’obscurité entrait à vue d’œil dans la chambre blanche. Lorsqu’il eut terminé, il demeura appuyé à son oreiller, devant la table desservie, et regarda dans le crépuscule qui progressait rapidement, ce crépuscule d’aujourd’hui qui était difficile à distinguer de celui d’hier, d’avant-hier ou d’il y a huit jours. C’était le soir, et à peine le matin était-il passé. Cette journée morcelée et artificiellement abrégée s’était émiettée et évanouie entre ses doigts comme il le constata avec une surprise égayée, ou tout au plus réfléchie ; car il n’était pas encore d’âge à s’en effrayer.
Un jour – quelque dix ou douze jours pouvaient s’être écoulés depuis que Hans Castorp s’était alité – on frappa à la porte vers cette heure-ci, c’est-à-dire avant que Joachim fût revenu du dîner et de l’heure de conversation qui le suivait, et en réponse à l’« entrez » interrogateur de Hans Castorp, Lodovico Settembrini parut sur le seuil, en même temps qu’une clarté éblouissante se répandit dans la chambre. Car le premier mouvement du visiteur, près de la porte ouverte, avait été de tourner le commutateur du plafonnier et, réfléchie par le plafond blanc, une lumière tremblante emplit la pièce.
L’Italien était le seul des pensionnaires dont Hans Castorp se fût ces jours-ci expressément et nommément informé auprès de Joachim. Joachim ne manquait pas, aussi souvent qu’il était assis sur le bord du lit de son cousin, ou debout près de lui – c’était le cas dix fois par jour – de rendre compte des petits événements et des variantes de la vie courante du sanatorium, et pour autant que Hans Castorp avait posé des questions, elles avaient été de caractère général et impersonnel. Sa curiosité de solitaire le poussait à demander si de nouveaux pensionnaires étaient arrivés, ou si quelqu’un des habitants était reparti, et il parut satisfait que la première hypothèse seule se fût justifiée. Un « nouveau » était arrivé, un jeune homme, de figure verdâtre et creuse, et avait pris place à la table de la jeune Lévy au teint d’ivoire et de Mme Iltis, immédiatement à la droite des cousins. Allons, Hans Castorp attendrait sans impatience l’occasion de le voir. Personne n’était donc parti ? Joachim fit signe que non, en baissant les yeux. Mais il dut répondre plusieurs fois à cette question, en fait tous les deux jours, bien que, avec un peu d’impatience, il eût tenté de répondre une fois pour toutes, en alléguant que, pour autant qu’il était renseigné, personne n’était sur le point de partir, et que l’on ne repartait pas d’ici aussi aisément.
En ce qui concernait Settembrini, Hans Castorp s’était donc personnellement informé de lui et avait voulu savoir ce qu’il « avait dit de ça ». De quoi ? « Mon Dieu ! de ce que je suis couché ici et jugé malade. » En effet, Settembrini avait exprimé un avis, encore que brièvement. Le jour même de la disparition de Hans Castorp, il avait demandé à Joachim ce que son cousin était devenu, et, s’attendant visiblement à apprendre que Hans Castorp avait quitté Davos, aux explications de Joachim, il n’avait répondu que par deux mots italiens ; il avait d’abord dit Ecco !, puis Poveretto !,c’est-à-dire : « allons, bon ! », et « pauvre garçon ! » (il n’était pas nécessaire d’avoir une connaissance plus étendue que ne la possédaient les deux jeunes gens pour saisir le sens de ces deux exclamations). « Pourquoi poveretto ? » avait demandé Hans Castorp. « N’est-il pas, lui aussi, perché ici, avec toute sa littérature faite d’humanisme et de politique, et fort empêché de faire avancer les affaires terrestres ? Il n’a pas besoin de s’apitoyer sur moi du haut de sa grandeur, je retournerai plus tôt que lui dans la plaine. »
Or donc, voici que M. Settembrini était debout dans la chambre soudainement éclairée, et Hans Castorp, qui s’était appuyé sur son coude et retourné, le reconnut en clignotant des yeux et rougit en le reconnaissant. Comme toujours, Settembrini portait son épaisse redingote aux larges revers, un col un peu usé et ses pantalons à carreaux. Comme il revenait du dîner, il avait selon son habitude, un cure-dents en bois entre les dents. Les commissures de ses lèvres, sous la gracieuse ondulation de la moustache, étaient tendues par le fameux sourire fin, froid et critique.
– Bonsoir, ingénieur ! Est-il permis de s’inquiéter de vous ? Si oui, il est besoin de lumière. Excusez ma désinvolture, dit-il en tendant sa petite main d’un geste plein d’élan vers le plafonnier. Vous méditiez, je ne voudrais pour rien au monde vous déranger. Je m’expliquerais parfaitement dans votre cas une tendance contemplative, et pour bavarder, vous avez en somme la ressource de votre cousin. Vous voyez, j’ai parfaitement conscience de ma superfluité. Néanmoins, nous vivons resserrés en un espace si exigu, on éprouve de la sympathie d’homme à homme, une sympathie de l’esprit, une sympathie du cœur… Voici une bonne semaine que l’on ne vous voit plus. En vérité, je m’imaginais que vous étiez reparti, lorsque je vis que votre place, en bas, au réfectoire, était restée inoccupée. Le lieutenant m’a détrompé, hum ! il m’a appris la vérité qui est moins rose, si je puis ainsi dire sans être indiscret… Bref, comment allez-vous ? Que faites-vous ? Comment vous sentez-vous ? Pas trop abattu, j’espère !
– C’est vous, monsieur Settembrini ! Comme c’est aimable ! Ha, ha, « réfectoire ! » Voici que vous plaisantez déjà. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous ne me dérangez pas le moins du monde. J’étais couché là et je rêvassais – rêvasser, c’est presque encore trop dire ! – J’étais tout simplement trop paresseux pour allumer la lumière. Merci beaucoup. Subjectivement, je me sens autant dire en état normal. Le repos au lit a presque guéri mon rhume, mais il paraît que ce n’est qu’un phénomène secondaire, à ce que l’on dit de tous côtés. La température, en effet, n’est toujours pas ce qu’elle devrait être, tantôt 37,5, tantôt 37,7 ; ces jours-ci, cela n’a guère varié.
– Vous prenez régulièrement votre température ?
– Oui, six fois par jour, exactement comme vous tous. Ha, ha, excusez-moi, je ris encore de ce que vous ayez appelé « réfectoire » notre salle à manger. C’est ainsi que l’on dit au couvent, n’est-ce pas ? En effet, cela tient un peu du couvent, ici. Il est vrai que je n’y ai jamais été, mais je me le représente ainsi… Je connais déjà par cœur la « règle » et je l’observe très exactement.
– Comme un frère plein de piété. On peut dire que vous avez terminé votre noviciat, vous avez prononcé des vœux. Mes félicitations solennelles ! Vous dites déjà « notre salle à manger ». D’ailleurs, sans vouloir porter atteinte à votre dignité d’homme, vous me faites plutôt penser à un jeune nonnain qu’à un moine, à une petite fiancée du Christ, à peine tondue, tout innocente avec de grands yeux de victime. J’ai vu autrefois ici ou là de tels agneaux jamais sans… jamais sans une certaine sentimentalité. Ah, oui, oui, Monsieur votre cousin m’a tout raconté. Vous ne vous êtes donc fait ausculter qu’au dernier moment ?
– Parce que je me sentais fiévreux. Je vous en prie, monsieur Settembrini, avec un tel refroidissement, je me serais adressé dans la plaine à notre médecin. Et ici, où l’on est en quelque sorte à la source, où nous avons deux spécialistes dans la maison, il eût été par trop drôle…
– Bien entendu, bien entendu. Et vous aviez déjà pris votre température avant que l’on vous l’eût ordonné ? On vous l’avait d’ailleurs recommandé dès le début. Et c’est la Mylendonk qui vous a octroyé le thermomètre ?
– Octroyé ? Comme le besoin s’en faisait sentir, je lui en ai acheté un.
– Je comprends. Une affaire absolument correcte. Et combien de mois vous a administrés le chef ? Grand Dieu, je vous ai déjà posé la même question une fois. Vous rappelez-vous ? Vous étiez à peine arrivé. Vous m’avez répondu avec tant de désinvolture…
– Naturellement, je m’en souviens, monsieur Settembrini. Depuis, j’ai bien fait de nouvelles expériences, mais je m’en souviens cependant comme si c’était aujourd’hui. Vous étiez si drôle dès le premier jour, et vous nous avez présenté le docteur Behrens comme le juge des enfers… Radamès… Non, attendez, c’était autre chose…
– Rhadamante ? Il est possible que je l’aie appelé ainsi, incidemment. Je ne retiens pas tout ce que ma tête produit occasionnellement.
– Rhadamante, naturellement ! Minos et Rhadamante ! De Carducci aussi, vous nous avez parlé dès la première fois…
– Permettez, cher ami, ce nom-là, laissons-le de côté pour aujourd’hui. Il prend en ce moment dans votre bouche un son par trop singulier.
– Si vous voulez, rit Hans Castorp. Du reste, j’ai appris par vous bien des choses sur son compte. À ce moment-là, je ne me doutais de rien, et je vous ai répondu que j’étais venu pour trois semaines ; je ne prévoyais pas autre chose. La Kleefeld venait de me saluer en sifflant par son pneumothorax. J’en étais encore hors de moi. Mais dès ce moment-là, je me suis senti fiévreux, car n’est-ce pas ? l’air d’ici n’est pas seulement bon contre la maladie, il est également bon pour la maladie ; il arrive qu’il en précipite l’évolution, et sans doute est-ce nécessaire si l’on veut guérir.
– C’est une hypothèse séduisante. Le docteur Behrens vous a-t-il aussi parlé de cette Russo-Allemande que nous avons eue ici pendant cinq mois l’année passée, non, l’année précédente ? Non ? Il aurait dû vous en parler. Une femme charmante, d’origine russo-allemande, mariée, jeune mère. Elle venait de l’Est lymphatique, anémique, sans doute y avait-il aussi quelque chose de plus grave. Bon. Elle passe un mois ici et commence à se plaindre de ce qu’elle se sentirait mal. Patience, patience ! Un second mois s’écoule, et elle continue à prétendre que, loin de se trouver mieux, elle va plus mal. On lui signifie que seul le médecin peut juger comment elle se porte ; tout au plus a-t-elle le droit de dire comment elle se sent, et cela importe peu. Par ailleurs, on se déclare satisfait de son poumon. Bon, elle s’incline, fait la cure, et perd du poids chaque semaine. Le quatrième mois, elle manque s’évanouir à la consultation. Peu importe, déclare Behrens qui se dit enchanté de son poumon. Mais lorsque le cinquième mois elle ne peut plus marcher, elle en avise son mari, dans l’Est, et Behrens reçoit une lettre de lui. On pouvait y lire : Personnelle et urgent, d’une écriture énergique. Je l’ai vue moi-même. « Mais oui », dit Behrens, et il hausse les épaules, « il pourrait bien se faire qu’elle ne supporte pas très bien le climat d’ici ». La femme était hors d’elle. « Vous auriez dû me dire cela plus tôt, s’écrie-t-elle. Je l’ai toujours senti, je me suis complètement abîmée ici… » Espérons que chez son mari dans l’Est, elle a repris des forces.
– Exquis ! Vous contez admirablement, monsieur Settembrini, chacune de vos paroles est pour ainsi dire plastique. J’ai souvent ri aussi, en moi-même, de votre histoire de la jeune fille qui se baignait dans le lac et à laquelle on a dû donner la « sœur muette ». Oui, il arrive bien des choses ici ! On ne finit certainement jamais son apprentissage. D’ailleurs, mon cas est encore tout à fait dans le vague. Le docteur Behrens prétend, il est vrai, avoir trouvé une vétille chez moi, les endroits anciens dont j’ai souffert autrefois sans m’en douter, je les ai entendus moi-même en frappant, et voici que l’on découvrirait, paraît-il, un endroit frais, je ne sais pas exactement où, dans ces parages. « Frais » est d’ailleurs une expression assez inattendue. Mais jusqu’à présent il ne s’agit que d’observations acoustiques, et le diagnostic absolument sûr, nous ne l’aurons que lorsque je serai de nouveau levé et que l’on aura procédé à la radioscopie et à la radiographie. Alors nous serons fixés d’une manière positive.
– Croyez-vous ? Savez-vous que la plaque photographique montre souvent des taches que l’on tient pour des cavernes, alors qu’elles ne sont que des ombres, et que, là où il y a quelque chose, elle ne présente souvent pas de taches ? Madonna, la plaque photographique ! Il y avait ici un numismate qui avait de la fièvre. Et comme il avait de la fièvre, on vit distinctement des cavernes sur la plaque photographique. On prétendit même les avoir entendues. On le traita comme phtisique, et sur ces entrefaites il mourut. Mais l’autopsie montra qu’il ne manquait rien à son poumon, et qu’il est mort d’on ne sait quels microbes.
– Allons, monsieur Settembrini, vous me parlez d’autopsie. Tout de même, nous n’en sommes pas là.
– Ingénieur, vous êtes un plaisantin.
– Et vous êtes un critique et un sceptique jusqu’au bout des ongles, il faut bien le dire. Vous ne croyez même pas aux sciences exactes. Votre plaque montre-t-elle donc des taches ?
– Oui, elle en a.
– Et vous êtes vraiment un peu malade ?
– Oui, je suis malheureusement assez malade, répondit M. Settembrini, et il baissa la tête.
Il y eut une pause, durant laquelle il toussota. Hans Castorp, dans sa position de repos, regarda son visiteur réduit au silence. Il lui semblait que, par ces deux simples questions, il avait tout réfuté et fait taire toute objection, y compris la République et le beau style. Pour son compte, il ne fit rien pour ranimer la conversation.
Au bout d’un instant, M. Settembrini se redressa de nouveau en souriant.
– Racontez-moi donc, ingénieur, comment les vôtres ont accueilli la nouvelle.
– Quelle nouvelle ? celle de mon départ retardé ? Oh ! les miens, vous savez, les miens, à la maison, se composent de trois oncles, d’un grand-oncle et de deux de ses fils qui sont pour moi plutôt des cousins. Je n’ai pas d’autres « miens », je suis resté très jeune orphelin de père et de mère. Accueilli ? Ils ne savent pas encore grand’chose, pas plus que moi-même. Pour commencer, lorsque j’ai dû me coucher, je leur ai écrit que je m’étais sérieusement refroidi et que je ne pouvais pas risquer le voyage. Et hier, comme cela a duré un peu longtemps, j’ai écrit à nouveau et j’ai dit que ma grippe avait attiré l’attention du docteur Behrens sur l’état de mes poumons, et qu’il insistait pour que je prolongeasse mon séjour jusqu’à ce que la chose fût tirée au clair. Ils auront appris tout cela avec assez de sang-froid.
– Et votre situation ? Vous m’avez parlé d’un stage pratique que vous comptiez accomplir.
– Oui, comme volontaire. J’ai prié qu’on m’excusât provisoirement au chantier naval. Vous pensez bien que l’on ne sera pas au désespoir pour cela. Ils peuvent parfaitement se tirer d’affaire sans volontaire.
– Très bien. Considéré sous cet angle, tout est donc en ordre. Flegme sur toute la ligne. On est en général flegmatique dans votre pays, n’est-ce pas ? Mais également énergique.
– Oh ! oui, énergique aussi, oui, très énergique, dit Hans Castorp.
Il supputa à distance l’atmosphère de la vie que l’on menait là-bas et trouva que son interlocuteur la qualifiait exactement. Flegmatiques et énergiques, c’est juste ce qu’ils sont.
– Dès lors, poursuivit M. Settembrini, si vous restiez longtemps, il arriverait sans doute que nous ferions ici la connaissance de Monsieur votre oncle, je veux dire le grand-oncle. Il viendrait sans doute se rendre compte de votre état.
– Exclu ! s’écria Hans Castorp. À aucun prix. Dix chevaux ne réussiraient pas à le traîner jusqu’ici. Mon oncle est très apoplectique, vous savez, il n’a presque pas de cou. Non, il a besoin, lui, d’une pression raisonnable, il se porterait ici plus mal que votre dame de l’Est, il risquerait toutes sortes de désagréments.
– Vous me voyez déçu. Apoplectique, dites-vous ? Que me serviraient en ce cas le flegme et l’énergie ? Monsieur votre oncle est sans doute riche. Vous aussi, vous êtes riche ? On est riche, chez vous.
Hans Castorp sourit de cette généralisation littéraire de M. Settembrini et, de sa position couchée, il regarda dans le lointain, dans cette sphère familière à laquelle il avait été enlevé. Il se rappelait, il s’efforçait de juger impartialement, la distance l’y encourageait et l’en rendait capable. Il répondit :
– On est riche, oui, ou on ne l’est pas. Et tant pis pour ceux qui ne le sont pas ! Moi ? Je ne suis pas millionnaire. Mais ma fortune est à l’abri. Je suis indépendant, j’ai de quoi vivre. Mais ne parlons pas de moi, pour l’instant. Si vous aviez dit : « Il faut être riche là-bas », je vous aurais approuvé. Car supposez que vous ne soyez pas riche, ou que vous cessiez de l’être, malheur à vous ! « Ce garçon-là, est-ce qu’il a encore de l’argent ? » demandent-ils. Textuellement, comme je vous le dis et avec cet air-là. Je l’ai souvent entendu, et je m’aperçois que cela m’est resté. Il faut donc quand même que j’aie trouvé cela bizarre, bien que je fusse habitué à l’entendre, sinon, cela ne me serait pas resté. Qu’en pensez-vous ? Non, je ne crois pas par exemple que vous, homo humanus, vous vous plairiez chez nous. Moi-même qui suis chez moi là-bas, j’ai souvent trouvé cela déplaisant, comme je m’en rends compte à présent, bien que, personnellement, je n’aie jamais eu à en souffrir. Chez un homme qui ne ferait pas servir à ses dîners les meilleurs vins et les plus chers, personne ne voudrait aller, et ses filles ne trouveraient pas de mari. Ces gens sont ainsi. Étendu ici comme je le suis, et en regardant les choses avec un peu de recul, cela me paraît vilain. De quelles expressions vous êtes-vous servi ? Flegmatique et énergique ? Bien, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie dur, froid. Et que signifie dur et froid ? Cela veut dire cruel. C’est un air cruel qui règne là-bas, impitoyable. Quand on est couché et que l’on regarde cela de loin, cela vous ferait frémir.
Settembrini écoutait et hochait la tête. Il continuait encore lorsque Hans Castorp fut, provisoirement, arrivé au bout de ses critiques et qu’il cessa de parler. Puis il reprit haleine, et dit :
– Je ne veux pas dénier les formes particulières que la cruauté naturelle de la vie emprunte au sein de votre société. N’importe ! Le reproche de cruauté demeure un reproche assez sentimental. Vous l’auriez à peine formulé sur les lieux, de peur de paraître ridicule. C’est avec raison que vous l’avez abandonné aux embusqués de l’existence. Le fait que vous le formuliez aujourd’hui témoigne d’un certain éloignement que je ne voudrais pas voir s’accroître, car quiconque s’habitue à le formuler peut facilement être perdu pour la vie, pour la forme de vie pour laquelle il est né. Savez-vous, ingénieur, ce que cela signifie : « Être perdu pour la vie » ? Moi, je le sais. Je vois cela chaque jour, ici. Au bout de six mois au plus tard, le jeune homme qui monte ici (et il n’y a presque que des jeunes gens) n’a plus d’autre pensée en tête que le flirt et la température. Et un an après au maximum, ils ne seront plus capables d’en concevoir d’autre, et jugeront « cruelle » ou plus exactement fausse et témoignant d’ignorance toute autre pensée. Vous aimez les histoires, je pourrais vous en conter. Je pourrais vous parler de certain fils et époux qui a passé onze mois ici et que j’ai connu. Il était un peu plus âgé que vous, je crois, même sensiblement plus âgé. On le renvoya chez lui, à titre d’essai, comme presque guéri ; il retourna dans les bras des siens. Ce n’étaient pas des oncles, c’étaient sa mère et sa femme. Toute la journée il resta étendu, le thermomètre dans la bouche, et ne se souciait pas d’autre chose. « Vous ne comprenez pas cela », disait-il. « Il faut avoir vécu là-haut pour savoir comment les choses doivent se passer. Chez vous, les principes essentiels font défaut. » Finalement sa mère lui signifia sa décision : « Remonte là-haut, tu n’es plus bon à rien. » Et il remonta. Il retourna dans sa « patrie ». Car vous savez que l’on dit : « notre patrie » lorsqu’on a vécu ici. Il était devenu complètement étranger à sa jeune femme. Il lui manquait les principes essentiels, et elle renonça à lui. Elle comprit que, dans sa patrie, il trouverait une compagne qui aurait les mêmes principes et qu’il y resterait.
Hans Castorp parut n’avoir écouté que d’une oreille. Il regardait toujours dans le vague de la clarté blanche de l’ampoule. Il rit, un peu tard, et dit :
– « Notre patrie », disent-ils ? Voilà qui est en effet un peu sentimental, comme vous dites. Oui, vous savez des histoires innombrables. J’étais justement en train de penser à ce que nous disions tout à l’heure de la dureté et de la cruauté, cela m’a assez souvent traversé l’esprit ces jours derniers. Voyez-vous, il faut avoir un épiderme d’une certaine épaisseur pour être à l’unisson avec la manière de raisonner des gens d’en bas et avec des questions comme : « A-t-il encore de l’argent ? » et avec la tête qu’ils font en parlant ainsi. En somme, je n’ai jamais trouvé cela tout à fait normal, bien que je ne sois même pas un homo humanus – je m’aperçois à présent que cela m’a toujours frappé ; peut-être cela tenait-il à ma propension inconsciente à la maladie – j’ai moi-même entendu les endroits anciens, et voici que Behrens a, prétend-il trouvé chez moi une bagatelle toute fraîche. Cela m’a sans doute paru surprenant et pourtant, au fond, je ne m’en suis pas trop étonné. Je ne me suis jamais senti solide comme un roc ; et comme mes parents sont morts si tôt et que je suis depuis mon enfance orphelin de père et de mère, vous comprenez…
M. Settembrini décrivit de la tête, des épaules et des mains un geste plein d’unité qui signifiait, posée avec gaîté et amabilité, la question :
– Bien. Et puis après ?
– N’êtes-vous pas écrivain ? dit Hans Castorp. Littérateur. Vous devez donc avoir fait cette expérience et comprendre que, dans ces conditions, on ne peut pas avoir une sensibilité très rude et trouver toute naturelle la cruauté des gens, des gens ordinaires, vous comprenez, qui se promènent, qui rient, qui gagnent de l’argent et se garnissent la panse… Je ne sais pas si je me suis exactement…
Settembrini s’inclina.
– Vous voulez dire, commenta-t-il, que le contact précoce et fréquent avec la mort incline à un état d’esprit qui vous rend plus délicat et plus sensible aux duretés, trivialités et, disons-le, au cynisme de la vie quotidienne ?
– C’est exactement cela, s’écria Hans Castorp, avec un enthousiasme sincère. Admirablement exprimé, jusqu’au point sur les i, monsieur Settembrini. Avec la mort. Je le savais bien que vous, en votre qualité de littérateur…
Settembrini étendit alors la main vers lui en penchant la tête de côté et en fermant les yeux : geste qui interrompait avec douceur et priait qu’on continuât de lui prêter l’oreille. Il resta pendant plusieurs secondes dans cette position et s’y trouvait encore longtemps après que Hans Castorp, qui, avec un peu d’embarras, attendait ce qui allait venir, se fût tu. Enfin, l’Italien rouvrit ses yeux noirs – les yeux des joueurs d’orgue de Barbarie – et parla :
– Permettez, permettez-moi, ingénieur, de vous dire – et j’insiste auprès de vous sur ce point – que la seule manière saine et noble, et d’ailleurs aussi – je veux ajouter cela expressément – la seule manière religieuse de considérer la mort consiste à la rencontrer et à l’éprouver comme une partie, comme un complément, comme une condition sacrée de la vie, et non pas – ce qui serait le contraire de la santé, de la noblesse, de la raison et du sentiment religieux – de l’en séparer en quelque sorte, de l’y opposer, ou même d’en faire un argument contre elle. Les anciens ornaient leurs sarcophages de symboles de la vie et de la fécondité, même de symboles obscènes. Dans la religion antique, le sacré se confondait souvent avec l’obscène. Ces hommes savaient honorer la mort. La mort est digne de respect comme le berceau de la Vie, comme le sein du renouvellement. Mais opposée à la Vie et séparée d’elle, elle devient un fantôme, un masque, et pire encore. Car la mort prise comme une puissance spirituelle indépendante est une puissance fort dépravée dont l’attirance perverse est incontestablement très forte, et ce serait sans doute le plus effroyable égarement de l’esprit humain que de vouloir sympathiser avec elle.
M. Settembrini se tut. Il s’en tint à cette affirmation de principe et conclut sur un ton très décidé. Il parlait sérieusement ; ce n’était pas pour se distraire qu’il avait dit cela, il avait négligé de donner à son interlocuteur l’occasion de riposter, et, à la fin de ses affirmations, il avait baissé la voix et marqué une pause. Il était assis, bouche close, les mains croisées sur ses genoux, une jambe de son pantalon à carreaux croisée sur l’autre, et considérait sévèrement son pied qu’il balançait légèrement en l’air.
Hans Castorp, lui aussi, garda le silence. Appuyé sur son coussin, il tourna la tête vers le mur et tambourina légèrement du bout des doigts sur la courte-pointe. Il avait l’impression qu’on venait de l’endoctriner, de le rappeler à l’ordre, voire de le gronder, et dans son silence il y avait une part d’obstination puérile. Le silence dura assez longtemps.
Enfin, M. Settembrini releva la tête et dit en souriant :
– Rappelez-vous, ingénieur, que nous avons déjà une fois engagé une controverse analogue, on peut dire la même. Nous bavardions alors – je crois que c’était pendant une promenade – sur la maladie et la bêtise, dont vous teniez la coïncidence pour un paradoxe, et cela par suite de votre estime pour la maladie. J’ai qualifié cette estime de sinistre lubie, par quoi on déshonore la pensée de l’homme, et, à ma satisfaction, vous sembliez assez disposé à tenir compte de mon objection. Nous avons parlé aussi de la neutralité et de l’incertitude intellectuelle de la jeunesse, de sa liberté de choix, de sa tendance à faire l’expérience de tous les points de vue possibles, et nous avons dit que l’on n’avait pas besoin de considérer ces expériences comme des résultats définitifs, sérieux et valables pour la vie entière. Voulez-vous me permettre de même – et M. Settembrini, souriant, se pencha en avant sur sa chaise, les pieds rapprochés sur le parquet, les mains jointes entre les genoux, la tête également penchée un peu obliquement – voulez-vous me permettre à l’avenir de vous être de quelque secours dans ces expériences et d’exercer sur vous une influence régulatrice si par hasard le danger de partis pris funestes vous menaçait ?
– Mais certainement, monsieur Settembrini !
Hans Castorp s’empressa de renoncer à son attitude distante, mi-timide, mi-têtue, il cessa de tambouriner sur la courtepointe et se tourna vers son visiteur avec une amabilité pleine de surprise.
– C’est même trop gentil de votre part… Je me demande si vraiment je… C’est-à-dire si chez moi…
– Sine pecunia, vous savez, dit Settembrini en se levant. Pourquoi vous feriez-vous tirer l’oreille ?
Ils rirent. On entendit s’ouvrir la double porte extérieure, et au même instant la poignée de la porte intérieure tourna. C’était Joachim qui revenait de la conversation du soir. En apercevant l’Italien, lui aussi il rougit, comme avait fait Hans Castorp tout à l’heure : le hâle de son visage brûlé devint plus foncé.
– Oh ! tu as une visite, dit-il. Bravo ! J’ai été retenu. Ils m’ont forcé à faire une partie de bridge. Cela s’appelle officiellement bridge, dit-il en hochant la tête, mais c’était naturellement tout autre chose… J’ai gagné cinq marks…
– Pourvu que cela n’exerce pas sur toi l’attirance d’un vice, dit Hans Castorp. Hum, hum ! M. Settembrini m’a fait, en attendant, passer le temps très agréablement. Ce qui est d’ailleurs une expression des plus maladroites. Tout au plus s’appliquerait-elle à votre pseudo-bridge, mais M. Settembrini a occupé mon temps d’une manière si précieuse… Un homme convenable devrait en somme faire des pieds et des mains pour se tirer d’ici. Mais pour entendre encore très souvent M. Settembrini et pour lui permettre de me venir en aide par ses conversations, je souhaiterais presque de rester encore fiévreux pendant un temps infini, et de m’installer chez vous à domicile… Il faudra finir par me donner une « sœur muette » pour m’empêcher de tricher.
– Je vous répète, ingénieur, que vous êtes un farceur, dit l’Italien.
Il prit congé dans les formes les plus courtoises. Resté seul avec son cousin, Hans Castorp poussa un soupir de soulagement.
– En voilà un professeur, dit-il. Un professeur humaniste, c’est vrai. Il ne cesse de te faire la leçon, tantôt sous forme d’anecdotes, tantôt sous une forme abstraite. Et on en arrive à parler de choses ! Jamais je n’aurais imaginé que l’on pourrait parler de choses pareilles, ou même les comprendre. Et si je l’avais rencontré dans la plaine, je ne les aurais en effet pas comprises, ajouta-t-il.
À cette heure-ci Joachim restait quelque temps avec lui ; il sacrifiait deux ou trois quarts d’heure de sa cure de repos du soir. Quelquefois ils jouaient aux échecs sur le plateau de Hans Castorp. Joachim avait monté le jeu dans la chambre de son cousin. Plus tard il sortit avec sac et bagages, son thermomètre dans la bouche, sur le balcon, et Hans Castorp, lui aussi, prit une dernière fois sa température, tandis qu’une musique légère tantôt de près, tantôt de plus loin, montait de la vallée pleine de nuit. À dix heures, la cure de repos était terminée ; on entendit Joachim, on entendit le couple de la table des Russes ordinaires… Et Hans Castorp se tourna sur le côté, dans l’attente du sommeil.
La nuit était la moitié la plus difficile de la journée, car Hans Castorp s’éveillait souvent et restait quelquefois éveillé pendant de longues heures, parce que la chaleur anormale de son sang l’empêchait de dormir, ou parce que son plaisir et ses dispositions au sommeil avaient souffert de sa position constamment horizontale. En revanche, les heures de sommeil étaient animées de rêves variés et pleins de vie, de rêves auxquels il pouvait encore songer lorsqu’il était réveillé. Et si les divisions multiples de la journée abrégeaient celle-ci, la nuit, l’uniformité diffuse des heures qui passaient avait le même effet. Mais lorsqu’enfin le matin approchait, c’était une distraction d’observer la chambre qui s’éclaircissait et reparaissait peu à peu, de voir les objets surgir et se dévoiler, et le jour s’allumer dehors, d’un rougeoiement tantôt trouble et fumeux, tantôt gai ; et avant qu’on s’en fût rendu compte, l’instant était de nouveau arrivé où le baigneur, en frappant d’une main énergique, annonçait l’entrée en vigueur de la règle journalière.
Hans Castorp n’avait pas emporté de calendrier dans son excursion, et par conséquent il n’était pas toujours exactement renseigné sur la date. De temps à autre, il s’en informait auprès de son cousin qui sur ce point n’était pas non plus toujours très sûr de son fait. Cependant, les dimanches, surtout le second celui du concert bi-mensuel, fournissaient des points de repère et l’on était donc certain que le mois de septembre touchait à la moitié. Dehors, dans la vallée, depuis que Hans Castorp s’était alité, au temps triste et froid qu’il avait fait avaient succédé de belles journées de fin d’été, de beaux jours sans nombre toute une série, de telle sorte que Joachim était entré chaque matin en pantalon blanc chez son cousin et que celui-ci n’avait pu réprimer l’expression d’un regret sincère, d’un regret de l’âme et de ses jeunes muscles, à la pensée de cette saison magnifique. À mi-voix il avait même parlé de « honte », en se reprochant de laisser passer un temps si beau. Mais ensuite, pour se calmer, il avait ajouté que même s’il avait été sur pieds, il n’eût sans doute pu en profiter, puisque l’expérience lui interdisait de se donner ici beaucoup de mouvement. Et en définitive, par la porte du balcon largement ouverte il jouissait malgré tout dans une certaine mesure de ce rayonnement chaud du dehors.
Mais vers la fin de la retraite qui lui avait été imposée, le temps changea de nouveau. Pendant la nuit, il était devenu brumeux et froid, la vallée disparut dans une tempête de neige humide, et le souffle sec du chauffage central remplit la chambre. Il en était encore ainsi le jour où Hans Castorp, à l’occasion de la visite matinale des médecins, rappela au docteur Behrens qu’il était couché depuis trois semaines et demanda la permission de se lever.
– Comment, diable, vous en avez déjà assez ! dit Behrens. Faites voir. En effet, c’est exact. Dieu, comme on vieillit ! Il me semble du reste qu’il n’y a pas grand’chose de changé chez vous. Comment ? Hier, c’était normal ? Oui, sauf la température de six heures du soir. Allons, Castorp, je ne veux pas me montrer intraitable, et je vais vous rendre au commerce de vos semblables. Levez-vous et marchez, mon ami. Dans les limites et dans les bornes indiquées, naturellement ! Nous ferons prochainement votre portrait intérieur. Prenez-en note, dit-il en sortant au docteur Krokovski, en désignant de son pouce énorme l’épaule de Hans Castorp, et en regardant l’assistant pâle, de ses yeux bleus larmoyants et injectés de sang.
Hans Castorp sortit de la « remise ».
Le col de son manteau relevé, chaussé de caoutchoucs pour la première fois, il accompagna de nouveau son cousin jusqu’au banc du cours d’eau, et revint, non sans avoir en cours de route posé la question de savoir combien de temps encore Behrens l’aurait laissé au lit s’il n’avait pas annoncé lui-même que le délai était écoulé. Et Joachim, le regard sombre, la bouche ouverte comme pour un « hélas » désespéré, traça dans l’air le geste de l’infini.