C’est ainsi qu’arriva ce qui devait arriver et ce que Hans Castorp, il y avait peu, n’eût même pas imaginé en rêve : l’hiver survint, l’hiver d’ici que Joachim connaissait déjà parce que le précédent avait été au beau milieu de son règne lorsqu’il était arrivé, mais dont Hans Castorp avait un peu peur, bien qu’il se sût parfaitement équipé. Son cousin s’efforça de le rassurer.
– Il ne faut pas te le représenter sous un jour trop effrayant ; ce n’est pas précisément un hiver arctique. On sent peu le froid, grâce à la sécheresse de l’air et au calme. Lorsqu’on se couvre bien, on peut rester jusque tard dans la nuit sur le balcon, sans avoir froid. C’est cette histoire du changement de température au-dessus de la limite du brouillard, il fait plus chaud dans les couches supérieures, autrefois on ne savait pas encore cela. Il fait plutôt froid lorsqu’il pleut. Mais tu as à présent ton sac de couchage, et on chauffe même un peu, quand le froid devient trop vif.
D’ailleurs, il ne pouvait être question d’assaut par surprise, ni de brusquerie, l’hiver vint lentement ; pour commencer il ne parut pas très différent de maints autres jours comme on en avait eu au plein de l’été. Pendant quelques jours, le vent du sud avait soufflé, le soleil pesait, la vallée semblait raccourcie et rétrécie ; proches et dures les coulisses alpines paraissaient à son entrée. Puis, des nuages se levèrent, s’avancèrent du Pic Michel et du Tinzenhorn vers le nord-est, et la vallée s’obscurcit. Puis, il plut abondamment. Ensuite la pluie devint impure, d’un gris blanchâtre, de la neige s’y était mêlée, la vallée fut envahie par des tourbillons, et comme ceci dura assez longtemps, et que, dans l’intervalle, la température elle aussi, avait sensiblement baissé, la neige ne put fondre complètement, elle était mouillée, mais elle resta ; la vallée s’étendait sous un vêtement blanc, mince, humide, rapiécé, sur lequel tranchait le rugueux manteau d’aiguilles des pentes noires ; dans la salle à manger les radiateurs commençaient à tiédir. On était au début de novembre, aux environs de la Toussaint ; et ce n’était pas nouveau. En août déjà ç’avait été ainsi et depuis longtemps l’on s’était déshabitué de considérer la neige comme un privilège de l’hiver. Sans cesse et en toute saison, fût-ce parfois de loin, on avait eu de la neige sous les yeux, car toujours des restes et des vestiges en scintillaient dans les fentes et les crevasses de la chaîne rocheuse du Raetikon qui semblait fermer l’entrée de la vallée, et toujours les majestés montagneuses les plus lointaines du Sud avaient étincelé de neige. Mais cette fois, l’une et l’autre durèrent : la chute des neiges et la baisse de température. Le ciel pesait, gris-pâle et bas, sur la vallée, se défaisait en flocons qui tombaient silencieusement et sans arrêt, en une abondance exagérée et un peu inquiétante, et, d’heure en heure, il faisait plus froid. Vint le matin, où Hans Castorp eut sept degrés dans la chambre, et le lendemain il n’en avait plus que cinq. C’était le frimas qui se tenait dans ces limites, mais qui durait. Il avait gelé la nuit, à présent il gelait aussi le jour, du matin jusqu’au soir, et en même temps il continuait de neiger, avec de brèves interruptions, le quatrième et le cinquième, puis le septième jour. La neige s’amoncelait à présent, elle devenait presque une gêne. Sur le sentier de service jusqu’au banc du ruisseau ainsi que sur le chemin qui conduisait dans la vallée, on avait dû frayer des pistes ; mais elles étaient étroites, il n’y avait pas moyen de s’en écarter, lorsqu’on rencontrait quelqu’un il fallait s’effacer dans le rempart de neige, et l’on enfonçait jusqu’aux genoux. Un rouleau compresseur en pierre, traîné par un cheval qu’un homme tenait par la bride, roulait toute la journée sur les routes du bourg là-bas, et un traîneau jaune, ayant l’aspect d’une vieille diligence franconienne, précédé d’un chasse-neige qui, pareil au soc d’une charrue, fendait et rejetait les masses blanches, reliait le quartier du Casino et la partie nord, nommée Davos-Dorf, de l’agglomération. Le monde, le monde étroit, haut et perdu de ceux d’ici en haut, apparaissait donc capitonné et emmitouflé, il n’y avait pas un pieu ni un piquet qui ne portât sa calotte blanche, les marches de l’escalier du Berghof disparaissaient, se transformaient en un plan incliné, de lourds coussins aux formes drolatiques pesaient partout sur les branches des pins, ici ou là la masse glissait, se défaisait en poussière et, nuage ou brouillard blanc, se répandait entre les troncs. Couvertes de neige étaient les montagnes alentour, pleines d’aspérités dans les régions inférieures ; mollement recouverts, les sommets aux formes variées qui dépassaient la limite des arbres. Il faisait sombre, le soleil ne paraissait que comme une lueur pâle derrière le voile. Mais la neige versait une lumière indirecte et adoucie, une clarté laiteuse qui avantageait le monde et les hommes, encore que les nez fussent rouges, sous les bonnets de laine blanche ou de couleur.
Dans la salle à manger aux sept tables, cette entrée de l’hiver, de la grande saison de ces contrées, dominait les conversations. Beaucoup de touristes et de sportifs, disait-on, étaient arrivés et peuplaient les hôtels, de Dorf à Platz. On évaluait l’épaisseur de la neige tombée à soixante centimètres, et l’on disait qu’elle était idéale pour les skieurs. On travaillait activement à la piste de bobsleigh qui, sur l’autre versant, conduisait de la Schatzalp à la vallée, et ces prochains jours déjà elle pourrait être inaugurée, à condition que le Fœhn ne contrariât pas ces espérances. On se réjouissait d’assister au mouvement des bien-portants, des pensionnaires d’en-bas, qui allait de nouveau commencer, aux fêtes sportives et aux courses auxquelles on comptait bien assister malgré l’interdiction, en négligeant la cure de repos et en faisant l’école buissonnière. Il y avait du nouveau, apprit Hans Castorp, une invention du Nord, le skikjoering, une course dont les participants se feraient traîner par des chevaux. Pour cette occasion il faudrait s’échapper. – De Noël aussi il était question.
De Noël ? Non, Hans Castorp n’y avait pas encore songé. Il avait pu facilement dire et écrire que, de l’avis du médecin, il devrait passer l’hiver ici, avec Joachim. Mais ceci impliquait, comme il apparaissait à présent, qu’il passerait ici l’hiver, et cela avait sans doute quelque chose d’effrayant pour son cœur parce que – et pas seulement pour cette raison – il n’avait jamais passé ce temps ailleurs que dans son pays natal, au sein de la famille. Allons, mon Dieu, il fallait donc se soumettre à cela. Il n’était plus un enfant, Joachim ne paraissait pas non plus s’en ressentir particulièrement et semblait s’en accommoder sans lamentations ; et sous quelle latitude, dans quelles circonstances Noël n’avait-il pas déjà été fêté de par le monde ?
Malgré tout, il lui paraissait un peu prématuré de parler de Noël avant le premier avent ; il y avait encore six bonnes semaines jusque-là. Mais on les enjambait, on les « dévorait » dans la salle à manger – phénomène intérieur dont Hans Castorp avait sans doute pour son compte acquis l’expérience, s’il n’était pas encore habitué à s’y livrer en un style aussi hardi que ses compagnons de vie plus anciens. De telles étapes dans le cours de l’année comme la fête de Noël, leur semblaient justement des points de repère, comme une sorte d’agrès grâce auxquels on pouvait se balancer et voltiger agilement par-dessus les intervalles vides. Ils avaient tous de la fièvre, leur nutrition s’accélérait, leur vie physique était accentuée et stimulée – peut-être cela tenait-il au fait qu’ils faisaient passer le temps avec une telle rapidité et en gros. Il n’eût pas été surpris qu’ils eussent tenu Noël pour une date déjà franchie et qu’ils eussent immédiatement parlé du Nouvel an et du Carnaval. Mais on n’était quand même pas aussi superficiel et aussi désordonné dans la salle à manger du Berghof. À Noël on s’arrêtait, cette fête causait des soucis et des préoccupations. On délibérait sur le cadeau commun qui, selon l’usage établi dans la maison, devait être remis le soir de Noël au directeur, le docteur Behrens, et en vue duquel une souscription avait lieu. L’année passée on lui avait offert une malle, au dire de ceux qui étaient ici depuis plus d’une année. On parlait cette fois-ci d’une nouvelle table d’opérations, d’un chevalet, d’une pelisse, d’un fauteuil à bascule, d’un stéthoscope incrusté d’ivoire ou d’autre chose, et Settembrini, interrogé, recommanda la souscription à un ouvrage lexicographique intitulé « Sociologie des souffrances » qui, disait-il, était en préparation ; mais seul un libraire, placé depuis peu à la table de la Kleefeld, opina dans le même sens. On n’avait pas encore réussi à s’entendre. L’entente avec les pensionnaires russes présentait des difficultés particulières. La somme fut divisée. Les Moscovites déclarèrent vouloir faire en toute indépendance, de leur côté, un cadeau à Behrens. Mme Stoehr manifesta pendant des journées entières la plus grande inquiétude à cause d’une somme de dix francs qu’elle avait imprudemment avancée, lors de la quête, à Mme Iltis, et que celle-ci « oubliait » de lui rembourser. Elle « oubliait » ! Les tons sur lesquels Mme Stoehr prononçait ce mot étaient infiniment dégradés, mais tous calculés pour exprimer le doute le plus profond sur cet « oubli » qui semblait vouloir persister, en dépit de toutes les allusions et des rappels les plus délicats, que Mme Stoehr assurait ne pas manquer de multiplier. Plusieurs fois, Mme Stoehr déclara renoncer et faire cadeau à Mme Iltis de la somme due. « Je paie donc pour moi et pour elle, dit-elle. La honte n’est pas pour moi. » Mais finalement, elle avait trouvé un moyen dont elle fit part à ses commensaux parmi l’hilarité générale : elle s’était fait payer les dix francs par « l’administration » et les avait fait porter sur le compte de Mme Iltis, de sorte que la débitrice nonchalante se trouva jouée et que cette affaire fut enfin réglée.
Il avait cessé de neiger. Le ciel se découvrait en partie ; des nuages gris-bleu qui s’étaient séparés laissaient filtrer des regards du soleil qui coloraient le paysage de bleu. Puis il fit tout à fait clair. Un froid serein régna, une splendeur hivernale, pure et tenace, en plein novembre, et le panorama derrière les arceaux de la loge de balcon, les forêts poudrées, les ravines comblées de neige molle, la vallée blanche, ensoleillée sous le ciel bleu et rayonnant, étaient magnifiques. Le scintillement cristallin, l’étincellement adamantin régnaient partout. Très blanches et noires, les forêts étaient immobiles. Les contrées du ciel éloignées de la lune étaient brodées d’étoiles. Des ombres aiguës, précises et intenses, qui semblaient plus réelles et plus importantes que les objets eux-mêmes, tombaient des maisons, des arbres, des poteaux télégraphiques sur la plaine scintillante. Quelques heures après le coucher du soleil, il faisait sept ou huit degrés au-dessous de zéro. Le monde semblait voué à une pureté glacée, sa malpropreté naturelle semblait cachée et figée dans le rêve d’une fantastique magie macabre.
Hans Castorp se tenait très avant dans la nuit dans la loge de son balcon, au-dessus de la vallée hivernale et enchantée, beaucoup plus longtemps que Joachim qui se retirait à dix heures ou à peine un peu plus tard. Il avait approché son excellente chaise-longue au capitonnage pliant et au rouleau qui soutenait la nuque, de la balustrade de bois où s’étendait un coussin de neige. Sur le guéridon blanc, à côté de lui, brûlait la petite lampe électrique et, à côté d’une pile de livres, était posé un verre de lait gras que l’on servait encore vers neuf heures dans la chambre de tous les habitants du Berghof et dans lequel Hans Castorp versait une gorgée de cognac pour le rendre potable. Déjà il avait eu recours à tous les moyens de protection disponibles contre le froid, à l’appareil au grand complet. Il disparaissait jusqu’à la poitrine dans le sac de fourrure boutonné qu’il avait acheté à temps, dans un magasin spécialisé de la station, et il avait roulé autour de ce sac, selon le rite, les deux couvertures en poil de chameau. Il portait en outre sur ses vêtements d’hiver sa courte pelisse, sur la tête un bonnet de laine, aux pieds des souliers en feutre, et aux mains d’épais gants fourrés qui ne pouvaient, il est vrai, empêcher les mains de s’engourdir.
Ce qui le tenait si longtemps dehors, jusque vers et après minuit (longtemps après que le couple des Russes ordinaires avait quitté la loge voisine), c’était sans doute aussi la magie de la nuit d’hiver, surtout que jusqu’à onze heures la musique s’y mêlait, qui, de plus près ou de plus loin, montait de la vallée, mais c’était surtout de la paresse et de la surexcitation, l’une et l’autre à la fois et en parfait accord ; à savoir la paresse et la fatigue de son corps ennemi de tout mouvement, et l’agitation de son esprit absorbé auquel certaines études nouvelles qu’avait entreprises le jeune homme n’accordaient plus aucun repos. La température le fatiguait, le froid exerçait sur son organisme un effet épuisant. Il mangeait beaucoup, il profitait des formidables repas du Berghof, où des oies rôties succédaient à un rosbif garni, avec cet appétit anormal qui était ici tout à fait dans l’ordre, et en hiver, il était en proie à une somnolence constante, de sorte que, par ces nuits de lune, il s’endormait souvent sur les livres qu’il traînait avec lui (et que nous allons énumérer plus tard), pour poursuivre après quelques minutes ses recherches inconscientes. Parler avec animation – et plus qu’au pays plat il avait ici un penchant à bavarder vite, sans frein et d’une manière presque osée, – parler vite avec Joachim, durant leurs promenades à travers la neige, l’épuisait beaucoup. Vertige et tremblement, une impression d’étourdissement et d’ivresse le gagnaient, et sa tête s’échauffait. Sa courbe avait monté depuis le commencement de l’hiver, et le conseiller Behrens avait parlé d’injections auxquelles il avait recours en cas de température obstinée et auxquelles les deux tiers des pensionnaires, y compris Joachim, devaient se soumettre régulièrement. Mais cette combustion accrue de son corps, pensait Hans Castorp, était précisément en rapport avec cette agitation et cette mobilité spirituelle qui, pour une part, le tenait si tard dans la scintillante nuit glacée, sur sa chaise-longue. La lecture qui le captivait lui suggérait de telles explications.
On lisait beaucoup dans les salles de cure et sur les balcons privés du sanatorium international Berghof, – surtout les débutants et les pensionnaires qui faisaient des séjours brefs ; car les pensionnaires qui étaient ici depuis de longs mois ou depuis plusieurs années avaient depuis longtemps appris à détruire le temps même sans distractions ni occupations intellectuelles, et à le faire s’écouler grâce à une virtuosité intérieure ; ils déclaraient même que c’était une maladresse de novices que de se cramponner dans ce but à un livre. Tout au plus devait-on en poser un sur ses genoux ou sur le guéridon, cela suffisait parfaitement pour que l’on se sentît pourvu du nécessaire. La bibliothèque de la maison, polyglotte et riche en ouvrages illustrés, le répertoire élargi d’une salle d’attente de dentiste, était à la disposition de tous. Des romans venant du cabinet de lecture de Platz étaient échangés. De temps à autre surgissait un livre, un écrit, que l’on se disputait et vers lequel même ceux qui avaient cessé de lire, étendaient les mains avec un flegme hypocrite. À l’époque à laquelle nous sommes arrivés, un cahier mal imprimé circulait de main en main, introduit par « Monsieur Albin » et qui s’intitulait : « L’art de séduire ». Le texte en était traduit littéralement du français ; la syntaxe même de cette langue avait été conservée, dans la traduction, ce qui prêtait à l’exposé beaucoup d’allure et une certaine élégance aguichante. L’auteur exposait la philosophie de l’amour physique et de la volupté dans un esprit de paganisme mondain et épicurien. Mme Stoehr l’eut bientôt lu et le trouva « enivrant ». Mme Magnus, celle qui avait de l’albumine, l’approuva sans réserves. Son époux, le brasseur, prétendit pour sa part avoir à beaucoup d’égards tiré profit de cette lecture, mais déplora que Mme Magnus en eût pris connaissance, car ces choses-là « gâtaient » les femmes et leur donnaient des idées peu modestes. Cette parole accrut naturellement l’intérêt que d’autres prêtèrent à cet ouvrage. Entre deux dames de la salle d’en bas, arrivées en octobre, Mme Redisch, la femme d’un industriel polonais, et une certaine veuve Hessefeld, de Berlin, dont chacune affirmait s’être inscrite la première pour cette lecture, il y eut après le dîner une scène peu édifiante, à vrai dire brutale même, à laquelle Hans Castorp fut obligé d’assister du haut de sa loge de balcon, et qui se termina par une crise d’hystérie chez une des deux dames – ce pouvait être la Redisch, mais ce pouvait tout aussi bien être la Hessefeld – et par le transport dans sa chambre de la femme malade de fureur. La jeunesse s’était emparée du traité avant les personnes d’âge mûr. Elle l’étudia pour une part en commun, après le souper, dans différentes chambres. Hans Castorp vit le jeune homme à l’ongle le remettre dans la salle à manger à une jeune malade légère, récemment arrivée, Fraenzchen Oberdank, une petite jeune fille, récemment amenée par sa mère et dont une raie divisait les cheveux blonds.
Peut-être y avait-il des exceptions, peut-être y avait-il des pensionnaires qui occupaient les heures de leur cure de repos par quelque occupation intellectuelle sérieuse, par quelque étude utile, ne fût-ce que pour garder un contact avec la vie d’en-bas, ou prêter au temps un peu de poids et de profondeur, afin qu’il ne fût pas du temps pur, et rien de plus. Peut-être, en dehors de M. Settembrini, qui s’efforçait d’abolir les souffrances, et du brave Joachim avec ses grammaires russes, y avait-il encore ici ou là quelqu’un qui avait un souci analogue, sinon parmi les habitués de la salle à manger, ce qui était vraiment improbable, du moins parmi les alités ou, peut-être bien, les moribonds. Hans Castorp inclinait à l’admettre. Quant à lui, comme Ocean Steamships ne lui disaient décidément plus rien, il avait fait venir, en même temps que ses vêtements d’hiver, quelques livres relevant de sa profession, des ouvrages techniques sur la construction des bateaux.
Mais ces volumes avaient été négligés au profit d’autres qui appartenaient à un secteur et à une faculté toute différente, et au sujet desquels le jeune Hans Castorp s’était intéressé. C’étaient des ouvrages d’anatomie, de physiologie et de biologie, rédigés en différentes langues, en allemand, en français et en anglais, et ils lui avaient été un jour envoyés par un libraire, apparemment parce qu’il les avait commandés, et cela de sa propre initiative lors d’une promenade qu’il avait faite à Platz, sans Joachim, qui avait été justement convoqué pour son injection ou pour passer à la bascule. Joachim vit avec surprise ces livres dans les mains de son cousin. Ils avaient coûté cher, comme c’est le cas des ouvrages scientifiques. Les prix étaient encore inscrits à l’intérieur de la reliure et sur les couvertures. Il demanda pourquoi Hans Castorp s’il voulait lire de tels ouvrages, ne les avait pas empruntés au docteur Behrens, qui possédait un assortiment riche et bien choisi de ce genre de littérature. Mais Hans Castorp répondit qu’il voulait les avoir à lui, qu’on lisait tout autrement lorsque le livre vous appartenait ; de plus, il aimait souligner et marquer des passages au crayon. Durant des heures Joachim entendait dans la loge de son cousin le bruit du coupe-papier qui sépare les feuillets brochés.
Les volumes étaient lourds et peu maniables ; Hans Castorp, étendu, en appuyait le bord inférieur sur sa poitrine, sur son estomac. Cela lui pesait, mais il le supportait : la bouche entr’ouverte, il laissait ses yeux parcourir les passages savants qui étaient, presque inutilement, éclairés par la lueur rougeâtre de la lampe sous son abat-jour, – car on eût pu, au besoin, les lire à la clarté de la lune – les accompagnait de la tête jusqu’à ce que son menton reposât sur sa poitrine, position dans laquelle le liseur demeurait quelque temps, réfléchissant, somnolent ou à moitié somnolent, avant de relever son visage vers la page suivante. Il se livrait à des recherches profondes ; il lisait, tandis que la lune suivait son orbite par-dessus la vallée de haute montagne scintillante de cristaux, il lisait des choses sur la matière organique, sur les qualités du protoplasme, de cette substance sensible qui se maintient en un étrange état intérimaire entre la composition et la décomposition, et sur le développement de ses formes issues de formes originelles, mais toujours présentes, il lisait en prenant une part fervente à la vie et à son mystère sacré et impur.
Qu’était-ce que la vie ? On ne le savait pas. Elle avait conscience d’elle-même, incontestablement, dès qu’elle était vie, mais elle-même ne savait pas ce qu’elle était. Incontestablement, la conscience, en tant que sensibilité, s’éveillait jusqu’à un certain point encore chez les formes les plus inférieures, les plus primitives de l’existence ; il était impossible de lier la première apparition de phénomènes conscients à un point quelconque de son histoire générale ou individuelle, de faire dépendre, par exemple, la conscience de l’existence d’un système nerveux. Les formes animales inférieures n’avaient pas de système nerveux, encore moins avaient-elles un cerveau, et cependant personne ne se serait hasardé à contester qu’elles eussent des réflexes. De plus, on pouvait arrêter la vie, la vie elle-même, non pas seulement les organes particuliers de la sensibilité qui la constituaient, pas seulement les nerfs. On pouvait momentanément suspendre la sensibilité de toute matière douée de vie, dans le règne végétal comme dans le règne animal, on pouvait engourdir des œufs et des spermatozoïdes au moyen de chloroforme, de chlorhydrate ou de morphine. La conscience de soi était donc tout simplement une fonction de la matière organisée, et, à un degré plus avancé, cette fonction se retournait contre son propre porteur, devenait tendance à approfondir et à expliquer le phénomène ; elle devenait une tendance qui l’avait suscitée, une tendance, pleine à la fois de promesses et de désespoir, de la vie à se connaître elle-même, descente de la nature en elle-même, recherche vaine en dernier ressort, puisque la nature ne peut se résoudre dans la connaissance, puisque la vie ne peut surprendre le dernier mot d’elle-même.
Qu’était-ce que la vie ? Personne ne le savait. Personne ne connaissait le point de la nature d’où elle jaillissait, où elle s’allumait. Rien n’était spontané dans le domaine de la vie à partir de ce point ; mais la vie elle-même surgissait brusquement. Si l’on pouvait dire quelque chose à ce sujet, c’était ceci : sa structure devait être d’un genre si évolué que le monde inanimé ne comportait aucune forme qui lui fût apparentée même de très loin. Entre l’amibe pseudopode et l’animal vertébré l’écart était négligeable, insignifiant, en comparaison de l’écart entre le phénomène le plus simple de la vie et de cette nature qui ne méritait même pas d’être appelée morte, puisqu’elle était inorganique. Car la mort n’était que la négation logique de la vie ; mais entre la vie et la nature inanimée béait un abîme que la science tentait en vain de franchir. On s’efforçait de le circonscrire par des théories qu’il engloutissait sans rien perdre de sa profondeur ni de son étendue. Pour établir un lien, on s’était laissé induire à cette contradiction de supposer une matière vivante incomplète, des organismes non organisés qui se condensaient d’eux-mêmes dans la solution d’albumine comme le cristal dans l’eau-mère, bien que la différenciation organique fût la condition première et la manifestation de toute vie et que l’on ne connût point d’être vivant qui n’eût pas dû son existence à une conception. Le triomphe, que l’on avait fêté lorsqu’on avait pêché dans les profondeurs de la mer le mucilage primitif, avait tourné en confusion. Il apparut que l’on avait pris des dépôts de plâtre pour du protoplasma. Mais afin de ne pas s’arrêter devant un miracle, – car la vie composée des mêmes éléments et se décomposant dans les mêmes éléments que la nature inorganique, sans formes intermédiaires, eût été miracle, – on avait quand même été obligé d’admettre une conception initiale c’est-à-dire de croire que l’organique naissait de l’inorganique, ce qui du reste était également un miracle. On continua ainsi d’admettre des degrés intermédiaires et une solution de continuité de supposer l’existence d’organismes inférieurs à tous ceux que l’on connaissait, mais qui eux-mêmes avaient pour ascendants des ébauches de la vie encore plus primitives, des protozoaires que personne ne verrait jamais parce que d’une petitesse infra-microscopique, et avant la naissance supposée desquels la synthèse des combinaisons de l’albumine devait s’être produite…
Qu’était-ce donc que la vie ? Elle était chaleur, chaleur produite par un phénomène sans substance propre qui conservait la forme ; elle était une fièvre de la matière qui accompagnait le processus de la décomposition et de la recomposition incessantes de molécules d’albumine d’une structure infiniment compliquée et infiniment ingénieuse. Elle était l’être de ce qui en réalité ne peut être, de ce qui oscille en un doux et douloureux suspens sur la limite de l’être, dans ce processus continu et fiévreux de la décomposition et du renouvellement. Elle n’était pas matière et elle n’était pas esprit. Elle était quelque chose entre les deux, un phénomène porté par la matière, pareille à l’arc-en-ciel sur la cataracte et pareille à la flamme. Mais bien qu’elle ne relevât pas de la matière, elle était sensuelle jusqu’à la volupté et jusqu’au dégoût, l’impudeur de la nature devenue sensitive et sensible à elle-même, la forme impudique de l’être. C’était une velléité secrète et sensuelle dans le froid chaste de l’univers, une impureté intimement voluptueuse de nutrition et d’excrétion, un souffle excréteur d’acide carbonique et de substances nocives de provenance et de nature inconnues. C’était la végétation, le déploiement et la prolifération de quelque chose de bouffi, fait d’eau, d’albumine, de sel et de graisses, que l’on appelait chair, et qui devenait forme, image et beauté, mais qui était le principe de la sensualité et du désir. Car cette forme, cette beauté n’était pas portée par l’esprit, comme dans les œuvres de la poésie et de la musique, elle n’était pas davantage portée par une substance neutre et absorbée, par l’esprit incarnant l’esprit d’une manière innocente, comme le sont la forme et la beauté des œuvres plastiques. Elle était au contraire portée et développée par la substance, éveillée, d’une manière inconnue, à la volupté, par la substance organique, par la matière elle-même qui vit tout en se décomposant, par la chair parfumée…
Aux yeux du jeune Hans Castorp qui reposait au-dessus de la vallée scintillante, dans la chaleur de son corps conservée grâce à la fourrure et à la laine, l’image de la vie apparaissait dans cette nuit froide éclairée par la lueur de l’astre mort. Il flottait devant lui, quelque part dans l’espace lointain, et en même temps proche de ses sens, ce corps d’un blanc mat, exhalant des odeurs et des buées, visqueux, la peau dans toute l’impureté et l’imperfection de sa nature, avec des taches, des papilles, des endroits jaunis, des gerçures et des régions granulo-pelliculeuses, recouverte des courants et des tourbillons délicats du rudimentaire duvet lanugo. Il reposait, non point parmi le froid de la matière inanimée, mais dans sa sphère embuée, nonchalant, le chef couronné de quelque chose de frais, de corneux, de pigmenté qui était un produit de sa peau, les mains jointes derrière la nuque, et regardait le spectateur sous des paupières baissées, de ces yeux qu’un pli de la peau palpébrale faisait paraître bridés, les lèvres entr’ouvertes, légèrement retroussées, appuyé sur une jambe, de sorte que l’os de la hanche qui supportait le poids saillait sous la chair, tandis que le genou de l’autre jambe, légèrement plié, frôlait l’intérieur de la jambe-appui, et que le pied ne touchait le sol que de la pointe des orteils. Il était là, debout, se retournant en souriant, appuyé dans sa grâce, les coudes rayonnants écartés en avant, dans la symétrie de ses membres jumelés.
À l’ombre des aisselles au relent âcre répondait en un triangle mystique l’obscurité du sexe, de même qu’aux yeux la bouche rouge et épithéliale, aux fleurs rouges de la poitrine le nombril vertical et allongé. Sous l’action d’un organe central et des nerfs moteurs qui partaient de la colonne vertébrale, le ventre et le thorax, la caverne pleuropéritonéale se dilataient et se rétractaient, la respiration, réchauffée et humectée par les muqueuses du conduit respiratoire s’échappait des lèvres, après que dans les alvéoles du poumon elle avait combiné son oxygène avec l’hémoglobine du sang pour permettre la respiration intérieure. Car Hans Castorp comprenait que ce corps vivant, dans l’équilibre mystérieux de sa structure nourrie de sang, parcourue de nerfs, de veines, d’artères, de vaisseaux capillaires, baignée par la lymphe, avec sa charpente intérieure de pièces creuses garnies de moelle grasse, d’os plats, d’os longs, d’os courts qui avaient consolidé à l’aide de sels calcaires et de gélatine leur substance primitive, le suc nucléaire, pour le supporter, avec des capsules et des cavités, lubrifiées, avec les tendons et les cartilages et ses articulations avec ses muscles au nombre de plus de deux cents, avec ses organes centraux servant à la nutrition, à la respiration, à la perception et à l’émission, avec ses membranes protectrices, ses cavités séreuses, ses glandes aux sécrétions abondantes, le jeu de conduits et de fentes de sa complexe surface intérieure qui débouchait par des ouvertures du corps dans la nature extérieure, – que ce moi était une unité vivante d’une espèce supérieure, très éloignée de l’espèce de ces êtres très simples qui respiraient, se nourrissaient voire pensaient par toute la surface de leur corps, mais fait de myriades de tels organismes minuscules qui avaient pris leur origine dans un seul d’entre eux, s’étaient multipliés en se dédoublant toujours de nouveau, s’étaient organisés, différenciés, développés isolément et avaient fait naître des formes qui étaient la condition et l’effet de leur croissance.
Le corps tel qu’il lui apparut alors, cet être distinct et ce moi vivant, était donc une formidable multitude d’individus qui respiraient et se nourrissaient, qui, en se subordonnant et s’adaptant à des fins particulières, avaient à tel point perdu leur existence propre, leur liberté et leur vie indépendante, étaient si complètement devenus des éléments anatomiques que la fonction des uns se réduisait à la perception de la lumière, du son, du toucher, de la chaleur, que d’autres ne savaient plus que modifier leur forme en se contractant, ou sécréter des liquides, que d’autres encore n’étaient développés que pour protéger, soutenir et transmettre des sucs, ou étaient exclusivement bons à la reproduction. Il y avait des relâchements de cette pluralité organique élevée à la forme d’un moi, des cas où la multitude des individus inférieurs n’était rassemblée que d’une manière superficielle et incertaine en une unité de vie supérieure. Notre chercheur méditait le phénomène des colonies de cellules, il apprenait qu’il existait des demi-organismes, des algues dont les cellules distinctes n’étaient qu’enveloppées d’une membrane, et qui étaient souvent éloignées les unes des autres, organismes à cellules multiples malgré tout, mais qui, si on les avait interrogés, n’auraient pas su dire s’ils voulaient être considérés comme une agglomération d’individus unicellulaires ou comme un être pour soi et qui auraient étrangement oscillé entre le Je et le Nous dans leur témoignage sur eux-mêmes. Ici la nature montrait un état intermédiaire entre l’association d’innombrables individus élémentaires formant les tissus et les organes d’un Moi supérieur, et la libre existence individuelle de ces unités : l’organisme multi-cellulaire n’était qu’une des formes sous lesquelles apparaissait le processus cyclique selon lequel se déroulait la vie et qui était un mouvement circulatoire de conception en conception. L’acte qui fécondait, la fusion sexuelle de deux corps de cellules était à l’origine de la construction de tout individu plural tout comme on le trouvait à l’origine de toute lignée de créatures élémentaires et individuelles ; il se ramenait à lui-même. Car cet acte persistait durant plusieurs générations qui n’avaient pas besoin de lui pour se multiplier en se divisant toujours de nouveau, jusqu’à ce que vînt un instant où les descendants, nés sans le concours du sexe, étaient de nouveau astreints à l’accouplement et où le cycle se refermait. Le multiple royaume de la vie, issu de la fusion des noyaux de deux cellules génératrices, c’était donc la communauté de beaucoup d’individus cellulaires formés sans le concours du sexe ; son accroissement était leur multiplication, et le cycle de la conception se fermait lorsque des cellules sexuelles, éléments développés à la seule fin de la reproduction, s’étaient constituées en lui et trouvaient le chemin d’un mélange qui stimulait à nouveau la vie.
Un volume d’embryologie dans le creux de l’estomac, le jeune aventurier poursuivait le développement de l’organisme à partir de l’instant où le spermatozoïde, – l’un d’entre les nombreux spermatozoïdes, – progressant grâce aux mouvements de nageoires de son arrière-train, heurtait de la pointe de sa tête la membrane de l’œuf, et s’enfonçait dans la vésicule que le vitellus avait ménagée au germe. On ne pouvait imaginer aucune farce ni aucune caricature à laquelle la nature ne se fût complue dans les variantes de ce phénomène constant. Il y avait des animaux dont le mâle était un parasite vivant dans l’intestin de la femelle. Il y en avait d’autres chez lesquels le bras du mâle pénétrait dans le gosier de la femelle pour déposer sa semence, après quoi ce bras coupé et vomi s’enfuyait tout seul sur ses doigts à cette fin unique d’égarer la science qui l’avait longtemps désigné en grec ou en latin comme un être vivant autonome. Hans Castorp entendit se quereller les écoles des ovistes et des animalculistes dont les uns avaient prétendu que l’œuf était une grenouille, un chien ou un homme tout achevé, et que le sperme n’avait fait que déclencher sa croissance tandis que les autres voyaient dans le spermatozoïde qui possédait une tête, des bras et des jambes, un être vivant préfiguré, auquel l’œuf ne servait que de terrain nourricier, jusqu’à ce que l’on se fût accordé à attribuer les mêmes mérites à l’œuf et à la cellule du germe qui étaient issus de cellules primitivement identiques de reproduction. Il voyait l’organisme unicellulaire de l’œuf fécondé sur le point de se transformer en un organisme multicellulaire, en se sillonnant et se segmentant, il voyait les corps des cellules former la blastula dont une paroi s’enfonce en une cavité qui commençait de remplir la fonction de la nutrition et de la digestion. C’était le rudiment du tube digestif, l’animal originel, la gastrula, forme primitive de toute vie animale, forme fondamentale de la beauté charnelle. Ses deux couches épithéliales, l’extérieur et l’intérieur, apparaissaient comme des organes primitifs qui, par des saillies ou des renfoncements, donnaient naissance aux glandes, aux tissus, aux organes des sens, aux prolongements du corps. Une bande de la couche extérieure s’épaississait, se sillonnait en une gouttière, se fermait en un canal médullaire, devenait colonne vertébrale, encéphale. Et, de même que le mucus fœtal se transformait en un tissu fibreux, en un cartilage, par le fait que les nucléoles commençaient à produire, au lieu de mucine, une substance gélatineuse, il voyait en certains endroits les cellules conjonctives tirer des sels calcaires et des substances graisseuses des sucs qui les baignaient, et s’ossifier. L’embryon de l’homme était accroupi, replié sur lui-même, caudifère, à peine différent de celui du porc, avec un énorme tronc digestif et des extrémités rabougries et informes, la larve du visage ployée sur la panse gonflée, et son développement, aux yeux d’une science dont les constatations véridiques étaient sombres et peu flatteuses, n’apparaissait que comme la répétition rapide de la formation d’une espèce zoologique. Passagèrement, il avait des poches branchiales comme une raie. Il semblait permis ou nécessaire de conclure, des stades de développement qu’il parcourait, à l’aspect peu humaniste que l’homme achevé avait offert dans les temps primitifs. Sa peau était pourvue de muscles se contractant pour se protéger des insectes, et couverte d’une toison abondante, l’étendue de sa muqueuse pituitaire était formidable ; ses oreilles écartées, mobiles, et qui prenaient une part importante au jeu de physionomie, avaient été plus aptes à capter le son que nos oreilles présentes. Ses yeux protégés par une troisième paupière cillante, avaient été placés de part et d’autre de la tête, à l’exception du troisième, dont le rudiment était la glande pinéale, et qui avait pu surveiller le zénith. Cet homme possédait en outre un très long conduit intestinal, beaucoup de dents molaires et de cordes vocales au larynx pour beugler ; le mâle avait porté les testicules à l’intérieur du ventre.
L’anatomie dépouillait et préparait aux yeux de notre explorateur les parties du corps humain, elle lui montrait ses muscles, ses tendons et ses fibres superficiels, profonds et sous-jacents – ceux des cuisses, du pied, et surtout du bras et de l’avant-bras, elle lui enseignait les noms latins par lesquels la médecine, cette variante de l’esprit humaniste, les avait noblement et galamment distingués, et le faisait pénétrer jusqu’au squelette, dont la constitution lui ouvrait de nouvelles perspectives sur l’unité de tout ce qui est humain, sur la connexité de toutes les disciplines. Car ici – chose singulière ! – il se trouva ramené à sa profession véritable – ou faut-il dire : ancienne ? – à l’activité scientifique pour un représentant de laquelle il s’était déclaré en arrivant ici aux personnes qu’il avait rencontrées (le docteur Krokovski, M. Settembrini). Pour apprendre quelque chose – peu lui avait importé quoi, – il avait appris dans les universités bien des choses sur la statique, sur les supports flexibles, sur la capacité et sur la construction considérés comme une administration rationnelle du matériel mécanique. Il eût sans doute été puéril de supposer que la science de l’ingénieur, les lois de la mécanique avaient été appliquées à la nature organique, mais on ne pouvait pas davantage prétendre qu’elles avaient été déduites de celle-ci. Elles s’y trouvaient tout simplement reproduites et confirmées. Le principe du cylindre creux régissait la structure des longs os médullaires, de telle façon que l’exact minimum de substance solide y répondait aux besoins statiques. Un corps – avait-on appris à Hans Castorp – qui, répondant aux conditions posées de résistance à la traction et à la compression, n’était composé que d’une armature faite d’une matière résistante, peut supporter la même charge qu’un corps massif de la même composition. De même, au cours de la formation des os médullaires on pouvait observer qu’à mesure que s’ossifiait la surface, les parties intérieures, devenues mécaniquement inutiles, des substances graisseuses, se changeaient en moelle jaune. L’os fémoral était une grue, dans la construction de laquelle la nature organique, par la flexion de la pièce osseuse, avait décrit à un cheveu près les mêmes courbes de compression et de traction que Hans Castorp aurait dû régulièrement tracer s’il avait représenté graphiquement un appareil ayant la même charge. Il le constatait avec satisfaction, car désormais il entretenait avec le fémur, ou avec la nature organique en général, un triple rapport : le rapport lyrique, le rapport médical et le rapport technique, tant était vive l’excitation de son esprit ; et ces trois rapports, lui semblait-il, ne formaient qu’un dans l’ordre humain, ils étaient des variantes d’une seule et même et persistante tendance, des facultés humanistes…
Cependant, l’action du protoplasma restait encore toujours absolument inexplicable ; il semblait interdit à la vie de se comprendre elle-même. La plupart des phénomènes bio-chimiques étaient, non seulement inconnus, mais encore c’était le propre de leur nature d’échapper à la compréhension. On ne savait presque rien de la structure, de la composition de cette unité de vie, que l’on appelait la « cellule ». À quoi servait-il de dénombrer les parties constitutives du muscle mort ? On ne pouvait analyser chimiquement le muscle vivant ; les seules modifications qu’entraînait la rigidité cadavérique suffisaient à enlever toute portée à ces expériences. Personne ne comprenait la nutrition, personne, le principe de la fonction nerveuse. À quelles qualités les papilles gustatives devaient-elles le sens du goût ? En quoi consistaient les excitations différentes de certains nerfs sensitifs par les odeurs ? En quoi consiste l’odeur en général ? L’odeur spécifique des animaux et des hommes tenait à l’évaporation de substances que personne n’aurait su nommer. La composition du liquide sécrété que l’on appelait la sueur était mal éclaircie. Les glandes qui la sécrétaient produisaient des arômes qui jouaient incontestablement un rôle important chez les mammifères et dont on prétendait ne pas connaître la signification pour l’homme. La fonction physiologique de parties apparemment importantes du corps demeurait obscure. On pouvait négliger l’appendice qui était un mystère et que l’on trouvait chez le lapin empli régulièrement d’une bouillie dont on ne pouvait dire ni comment elle en sortait ni comment elle s’y renouvelait. Mais qu’en était-il de la substance blanche et grise de la moelle cérébrale, qu’en était-il du centre de vision qui communiquait avec le nerf optique et avec les couches de matière grise du « pont » ? La moelle cérébrale et épinière était si fragile qu’il n’y avait pas d’espoir de pénétrer jamais sa structure. Qu’était-ce qui, durant le sommeil, dispensait la substance corticale de son activité ? Qu’était-ce qui empêchait l’estomac de se digérer lui-même, ce qui, en effet, se produisait quelquefois dans les cadavres ? On répondait : la vie, un pouvoir de résistance particulier du protoplasma vivant, et l’on faisait semblant de ne pas s’apercevoir que c’était là une explication mystique. La théorie d’un phénomène aussi quotidien que la fièvre était pleine de contradictions. L’accélération des échanges avait pour conséquence une production plus forte de chaleur. Mais pourquoi, en retour, la dépense de chaleur n’augmentait-elle pas, comme c’était le cas en d’autres circonstances ? La paralysie des glandes sudoripares tenait-elle à des contractions de la peau ? Mais ce n’était qu’en cas de frissons de fièvre qu’on pouvait les observer, car, hormis ce cas, la peau était plutôt chaude. Le « coup de chaleur » désignait le système nerveux central comme le siège des causes de l’accélération des échanges, de même que d’une particularité de la peau que l’on se bornait à qualifier d’« anormale » parce qu’on ne savait pas l’expliquer.
Mais que signifiait toute cette ignorance, en regard de la perplexité en proie à laquelle on était devant des phénomènes comme celui de la mémoire, ou de cette mémoire élargie et plus surprenante encore qu’était la transmission héréditaire de qualités acquises ? Il était impossible de concevoir, ou même de pressentir une explication mécanique de ce travail accompli par la substance cellulaire. Le spermatozoïde, qui transmettait à l’œuf les innombrables et complexes particularités propres à l’espèce et à l’individualité du père, n’était visible qu’au microscope, et le grossissement le plus puissant ne suffisait pas à le faire apparaître autrement que comme un corps homogène, ni à permettre de déterminer son origine ; car il apparaissait identique chez les animaux divers. C’étaient là des conditions d’organisation qui obligeaient à supposer qu’il n’en allait pas autrement de la cellule que du corps supérieur qu’elle allait engendrer ; c’est-à-dire qu’elle aussi était déjà un organisme supérieur, lequel, à son tour, se composait de minuscules corps vivants, d’unités de vie individuelles. On passait donc d’un élément que l’on avait supposé le plus petit, à un élément encore plus infinitésimal, on se voyait contraint de décomposer le phénomène élémentaire en des éléments encore inférieurs. Pas de doute : de même que le règne animal se composait de différentes espèces d’animaux, de même que l’organisme animal-humain se composait de tout un règne d’espèces de cellules, de même l’organisme de la cellule se composait d’un nouveau et multiple règne animal d’unités vivantes élémentaires, dont la grandeur était très loin de la limite du visible atteinte par le microscope, d’unités qui croissaient d’elles-mêmes, qui se multipliaient d’elles-mêmes, astreintes par la loi à ne reproduire que leurs semblables et qui servaient de concert, d’après le principe de la division du travail, la forme de vie placée immédiatement au-dessus d’eux.
C’étaient les gènes, les bioplastes, les biophores. Hans Castorp fut enchanté de faire, par cette nuit glacée, leur connaissance, et d’apprendre leurs noms. Mais, excité comme il l’était, il se demanda quelle pouvait être leur nature élémentaire si on les examinait de tout près. Comme ils portaient la vie, ils devaient être organisés, car la vie c’est l’organisation ; or, s’ils étaient organisés, ils ne pouvaient être élémentaires, car un organisme n’est pas élémentaire, il est plural. Ils étaient des unités de vie au-dessous de l’unité de la cellule qu’ils composaient organiquement. Mais s’il en était ainsi, bien que d’une petitesse inimaginable, ils devaient être eux-mêmes construits, organiquement construits, comme des formes de la vie ; car la notion de l’unité vivante était identique au concept de l’ensemble organique d’unités plus petites et inférieures, d’unités de vie organisées en vue d’une vie supérieure. Aussi longtemps que, en les divisant, on rencontrait des unités organiques qui possédaient les qualités de la vie, c’est-à-dire les facultés de s’assimiler, de se développer et de se multiplier, il n’y avait pas de limite. Aussi longtemps qu’il était question d’unités vivantes, on ne pouvait que parler à tort d’unités élémentaires, car la conception de l’unité avait, à l’infini, pour corollaire une unité subordonnée et composante ; et la vie élémentaire, c’est-à-dire quelque chose qui était déjà la vie, mais qui était encore élémentaire, n’existait pas.
Mais bien que la logique n’admît pas son existence, une vie semblable devait-elle, en fin de compte, exister, car l’idée de la génération spontanée, c’est-à-dire d’une vie issue du non-vivant, ne pouvait être rejetée, et cet abîme que l’on cherchait en vain à combler dans la nature extérieure, à savoir l’abîme entre la vie et l’inanimé, devait être en quelque sorte comblé ou franchi au sein organique de la nature. Cette division devait, on ne savait quand, conduire à des unités qui étaient sans doute composées mais qui n’étaient pas encore organisées : unités intermédiaires entre la vie et la non-vie, groupes de molécules formant la transition entre l’organisation vivante et la simple chimie. Mais parvenu à la molécule chimique, on se trouvait de nouveau devant un abîme béant, infiniment plus mystérieux que l’abîme entre la nature organique et inorganique : devant l’abîme qui séparait le matériel de l’immatériel. Car la molécule se composait d’atomes, et l’atome n’était de loin pas assez grand pour pouvoir être qualifié, ne fût-ce que d’extraordinairement minime. C’était une condensation si infime, si minuscule, si précoce et si transitoire de l’immatériel, du pas-encore-matériel, mais de ce qui déjà ressemblait à la matière, à savoir de l’énergie, que l’on ne pouvait déjà plus, que l’on pouvait à peine encore le considérer comme matériel, et qu’il fallait bien plutôt l’imaginer comme un stade liminaire et intermédiaire entre le matériel et l’immatériel. Le problème d’une autre genèse originelle, encore infiniment plus énigmatique et plus aventureuse que la génération spontanée, se posait : celui de l’origine de la matière, issue de l’immatériel. En effet, l’abîme entre la matière et la non-matière demandait à être comblé avec autant et plus d’insistance encore que l’abîme entre la nature organique et inorganique. Il devait nécessairement y avoir une chimie de l’immatériel, des combinaisons immatérielles, d’où était issue la matière, de même que les organismes étaient issus de combinaisons inorganiques, et les atomes pouvaient être les protozoaires et les monades de la matière, d’une substance à la fois matérielle et immatérielle. Mais, parvenus à « ce qui n’est même plus petit », toute mesure vous échappait ; « ce qui n’était même plus petit » était déjà presque de l’« immensément grand » ; et le pas fait vers l’atome apparaissait, sans exagération, comme fatal au suprême degré. Car, à l’instant où la matière achevait de se démembrer et de s’amenuiser, l’univers astronomique s’ouvrait tout à coup devant vos yeux.
L’atome était un système cosmique chargé d’énergie, au sein duquel des corps gravitaient en une rotation frénétique autour d’un centre semblable au soleil, et dont les comètes parcouraient l’aire à des vitesses mesurées en années-lumière, maintenues dans leurs orbites excentriques par le pouvoir du corps central. C’était aussi peu une comparaison que lorsqu’on appelait le corps des êtres multi-cellulaire un « État cellulaire ». La cité, l’État, la communauté sociale organisée d’après le principe de la division du travail étaient non seulement comparables à la vie organique, mais elles la répétaient exactement. De même, se répétait au tréfonds de la nature, s’y reflétait infiniment l’univers stellaire, le macrocosme, dont les groupes, les figures, les nébuleuses, les nuages, pâlis par la lune, flottaient devant les yeux de notre adepte emmitouflé, au-dessus de la vallée scintillante de neige. N’était-il pas permis de penser que certaines planètes du système solaire atomique, – de ces armées et de ces voies lactées de systèmes solaires qui composaient la matière, – que l’un ou l’autre de ces corps célestes intraterrestres se trouvaient dans un état pareil à celui qui faisait de la terre un siège de vie ? Pour un jeune adepte un peu obnubilé qui ne manquait plus tout à fait d’expérience dans le domaine des choses interdites, une telle spéculation n’était non seulement pas extravagante, mais encore séduisante au point de s’imposer avec toute l’apparence logique de la vérité. La « petitesse » des corps stellaires intraterrestres eût été une objection très peu objective, car toute mesure s’était égarée au plus tard à l’instant où le caractère cosmique de ces parcelles infimes s’était révélé, et les conceptions de l’extérieur et de l’intérieur avaient également perdu de leur solidité. Le monde des atomes était un « extérieur » de même que très probablement l’étoile terrestre que nous habitons, considérée organiquement, était un profond « intérieur ». Dans sa hardiesse rêveuse, un savant n’était-il pas allé jusqu’à parler « d’animaux de la voie lactée », de monstres cosmiques, dont la chair, les os et le cerveau se composaient de systèmes solaires ? Mais s’il en était comme le pensait Hans Castorp, tout recommençait à l’instant où l’on croyait être arrivé au terme ! Et peut-être, au tréfonds, au plus secret de sa nature, c’était lui-même qui se retrouvait encore une fois, lui, le jeune Hans Castorp, encore une fois, encore cent fois, chaudement enveloppé, dans une loge de balcon, avec la vue sur le clair de lune d’une nuit glacée dans la haute montagne, étudiant avec des doigts engourdis et une figure brûlante, par intérêt humaniste et médical, la vie du corps.
L’anatomie pathologique, dont il tenait un volume, incliné sous la lumière rouge de sa lampe basse, le renseignait par un texte parsemé d’illustrations sur le caractère des groupes parasitaires de cellules et des tumeurs infectieuses. C’étaient des formes de tissus – et des formes de tissus particulièrement luxuriantes – provoquées par l’irruption de cellules étrangères dans un organisme qui leur était apparu particulièrement accueillant, et qui en quelque manière – il fallait peut-être dire en quelque manière dépravée – offrait à leur croissance des conditions favorables. Non pas que le parasite eût dérobé sa nourriture au tissu qui l’entourait ; mais en se nourrissant comme toute cellule, il produisait des combinaisons organiques, qui apparaissaient étonnamment toxiques et inéluctablement nuisibles pour les cellules de l’organisme qui l’hébergeait. On était parvenu à isoler et présenter sous une forme concentrée les toxines de quelques microorganismes et l’on avait été surpris par les doses infimes de ces corps qui étaient tout simplement des albuminoïdes, mais qui, introduits dans la circulation d’un animal, y déterminaient les phénomènes d’empoisonnement les plus dangereux, et entraînaient une destruction rapide. L’apparence extérieure de cette corruption était une excroissance de tissu, la tumeur pathologique qui constituait la réaction de cellules contre les bacilles établis au milieu d’elles. Des nœud d’une épaisseur de grains de mil se formaient, composés de cellules d’apparence visqueuse entre lesquelles et dans lesquelles les bactéries s’installaient et dont quelques-unes étaient extraordinairement riches en protoplasma, immenses et emplies d’une multitude de noyaux. Mais cette effervescence amenait une ruine rapide, car aussitôt les noyaux de ces cellules monstrueuses commençaient à se recroqueviller et à se décomposer, et leur protoplasma à se lubrifier ; de nouvelles zones voisines de tissus étaient atteintes de cette influence étrangère, des phénomènes d’inflammation se répandaient et attaquaient les vaisseaux voisins ; des globules blancs s’approchaient, attirés par le lieu du désastre ; la mort par coagulation progressait, et cependant les poisons solubles des bactéries avaient depuis longtemps grisé les centres nerveux, l’organisme atteignait une température élevée, et, la poitrine houleuse, il marchait, en chancelant, vers la dissolution.
Voilà pour la pathologie, pour la doctrine de la maladie, pour l’accent de la douleur placé sur le corps, mais en même temps que sur le corps, sur la volupté. La maladie était la forme dépravée de la vie. Et la vie pour sa part ? N’était-elle peut-être, elle aussi, qu’une maladie infectieuse de la matière, de même que ce que l’on pouvait appeler la genèse originelle de la matière, n’était peut-être que maladie, que réflexe et prolifération de l’immatériel ? Le premier pas vers le mal, la volupté et la mort était, sans nul doute, parti de là où, provoqué par le chatouillement d’une infiltration inconnue, cette première condensation de l’esprit, cette végétation pathologique et surabondante de son tissu s’était produite qui, mi-plaisir, mi-défense, constituait le premier degré du substantiel, la transition de l’immatériel au matériel. C’était le péché originel. La deuxième génération spontanée, le passage de l’inorganique à l’organique, n’était plus qu’une dangereuse prise de conscience du corps, de même que la maladie de l’organisme était une exagération enivrée et une accentuation dépravée de sa nature physique : la vie n’était plus qu’une progression sur le sentier aventureux de l’esprit devenu impudique, un réflexe de chaleur de la matière éveillée à la sensibilité, et qui s’était montrée réceptive à cet appel…
Les livres étaient accumulés sur la petite table, l’un était par terre, à côté de la chaise longue, sur la natte de la galerie, et celui que Hans Castorp avait feuilleté en dernier lieu pesait à son estomac, lui coupait le souffle, mais sans que de sa matière grise l’ordre fût allé aux muscles compétents de l’éloigner. Il avait lu la page du haut en bas, son menton avait atteint sa poitrine, les paupières s’étaient fermées sur ses yeux bleus et naïfs. Il voyait l’image de la vie, ses membres florissants, la beauté portée par la chair. Elle avait détaché les mains de sa nuque ; ses bras qu’elle ouvrait, et à l’intérieur desquels, en particulier sous la peau délicate de l’articulation du coude, les vaisseaux, les deux branches des grandes veines se dessinaient, bleuâtres, ces bras étaient d’une inexprimable douceur. Elle se pencha pour lui, vers lui, sur lui, il sentit son odeur organique, sentit le choc de son cœur battant. Une suave chaleur enlaça son cou et tandis que, défaillant de plaisir et d’angoisse, il posait ses mains sur l’extérieur de ses bras, là où la peau tendue sur les triceps était d’une exquise fraîcheur, il sentit sur ses lèvres la succion humide de son baiser.