Après son étrange promenade, le romancier se trouva encore retenu pendant quelques semaines à Munich par son travail et ses affaires. Mais il était pressé de partir. Enfin, au milieu de mai, il put donner l’ordre que l’on tînt sa maison de campagne prête à le recevoir le mois suivant, et aussitôt il prit le train de nuit pour Trieste. Il ne s’arrêta qu’une journée dans cette ville où le lendemain il prenait le bateau pour Pola.
Il cherchait la note exotique, le dépaysement, choses aisées à trouver en somme, et il s’installa dans une île de l’Adriatique nouvellement mise à la mode, près de la côte d’Istrie ; on y trouvait une population paysanne aux haillons pittoresques qui parle un dialecte dont on ne comprend pas un mot, et de belles falaises déchiquetées du côté du large. Mais il pleuvait, l’air était lourd, l’hôtel peuplé de petite-bourgeoisie autrichienne fermée aux étrangers, et la côte n’avait point de ces molles plages de sable qui, seules, vous mettent sur un pied de familiarité avec la mer. Tout cela le rendait maussade, lui ôtait ce sentiment que l’on éprouve lorsqu’on est bien tombé. Une inquiétude, quelque chose en lui le poussait à partir sans savoir encore où se rendre. Il étudiait l’horaire des bateaux, il interrogeait l’horizon, et tout d’un coup – comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? – il vit où il fallait aller. Où va-t-on quand on veut du jour au lendemain échapper à l’ordinaire, trouver l’incomparable, la fabuleuse merveille ? Il le savait. Que faisait-il ici ? Il s’était trompé. C’est là-bas qu’il avait voulu aller. Sans délai, il annonça à l’hôtel qu’il partait. Moins de quinze jours après son arrivée dans l’île trompeuse, par un matin embué de vapeurs, un canot automobile le ramenait à toute vitesse dans le port de guerre et il n’atterrit que pour aussitôt traverser la passerelle qui le conduisit au pont mouillé du bateau prêt à appareiller pour Venise.
C’était un bateau de nationalité italienne, vétuste, noir et couvert de suie. Aussitôt qu’Aschenbach eut mis le pied sur le pont, un matelot bossu, malpropre, l’entraîna avec ces grimaces qui veulent être polies vers une cabine qui avait l’air d’une caverne avec son éclairage artificiel. Derrière une table, le chapeau sur l’oreille, un mégot aux lèvres, un homme à barbe de bouc et aux manières de directeur de cirque de province le reçut avec de nouvelles grimaces, prenant des airs dégagés pour inscrire les voyageurs et leur délivrer leur billet. « Venise ! répéta-t-il à la suite d’Aschenbach, en étendant le bras et en tournant sa plume dans la bourbe de l’encrier qu’il tenait penché devant lui. Venise, première ! voilà monsieur ! » Il traça des pattes de mouche, versa sur l’encre fraîche du sable bleu qu’il fit retomber dans une sébile de terre, fit de ses doigts jaunes et noueux un pli au papier et se remit à écrire. Tout en griffonnant il bavardait. « Vous allez à un bel endroit ! Ah ! Venise ! Quelle ville ! Quel charme pour ceux qui s’y connaissent ! et son passé – et ce qu’on y voit aujourd’hui – irrésistible ! » En un clin d’œil il encaissa et rendit la monnaie qu’avec le tour de main d’un croupier il fit glisser sur le drap taché de son bureau. « Amusez-vous bien, monsieur, ajouta-t-il en faisant une révérence de théâtre. C’est un honneur pour moi de vous transporter… messieurs ! » et du bras levé il appelait les suivants comme si l’on eût fait queue à la porte, encore qu’il n’y eût là plus un seul client. Aschenbach retourna sur le pont.
Un coude sur le bastingage, il regarda la foule désœuvrée qui flânait sur le quai en attendant de voir partir le bateau et les passagers du bord. Ceux de seconde classe étaient installés à l’avant sur des ballots et des caisses. Les voyageurs de première semblaient être des employés de magasin de Pola, un groupe de jeunes gens qui s’étaient entendus pour faire une excursion en Italie et que le voyage excitait. Ils en faisaient une grande affaire, s’étalaient, bavardaient, riaient, jouissaient d’eux-mêmes et de leurs poses avec fatuité, et se penchant par-dessus bord ils lançaient aux camarades qui, longeant la rue du port, se rendaient à leurs affaires la serviette sous le bras, des lazzi auxquels ceux-ci répondaient en menaçant du bout de la canne leurs amis en fugue. L’un des jeunes gens, un garçon à la voix pincharde qui portait avec une cravate rouge et un panama à courbe audacieuse un costume d’été jaune clair de coupe extravagante, se montrait particulièrement lancé. Mais l’ayant considéré de plus près, Aschenbach constata avec horreur qu’il avait devant lui un faux jeune homme. Nul doute, c’était un vieux beau. Sa bouche, ses yeux avaient des rides. Le carmin mat de ses joues était du fard, sa chevelure, noire sous le chapeau à ruban de couleur, une perruque ; le cou flasque laissait voir des veines gonflées ; la petite moustache retroussée et la mouche au menton étaient teintes ; les dents, que son rire découvrait en une rangée continue, fausses et faites à bon marché, et ses mains qui portaient aux deux index des bagues à camées étaient celles d’un vieillard. Frémissant de répulsion, Aschenbach observait son attitude et celle de ses compagnons. Ceux-ci ne sentaient-ils point la sénilité de leur ami ? Cela ne les choquait-il pas de le voir s’habiller de fantaisie, rechercher leurs élégances et se faire passer pour un des leurs ? Mais on eût dit qu’ils l’acceptaient tout naturellement parmi eux, qu’ils en avaient l’habitude ; ils ne faisaient pas de différence entre eux et lui, répondaient sans répugnance à ses coups de coude et à ses plaisanteries. « Comment cela se fait-il ? » se demanda Aschenbach en passant la main sur son front, et il ferma ses paupières qui lui faisaient mal, car il n’avait pas assez dormi. Il se trouvait entraîné hors du réel et comme engagé dans une aventure, un rêve où le monde changeait, subissait d’étranges déformations auxquelles il allait peut-être mettre un terme en posant un écran devant ses yeux avant de les lever à nouveau sur l’entourage. Mais à ce moment même il eut l’impression d’un flottement et, soudain pris d’une sotte peur, il regarda, vit que la coque lourde et sombre du bateau se détachait lentement du quai de pierre. Pouce à pouce, avançant et reculant sous l’effort de la machine, on voyait s’élargir entre quai et bateau la bande d’eau grasse et diaprée et, après de gauches manœuvres, le vapeur finit par tourner sa proue vers le large. Aschenbach alla s’asseoir à tribord où le bossu lui avait installé sa chaise longue, et un steward en frac graisseux vint lui offrir ses services.
Le ciel était gris, le vent humide. On avait perdu de vue le port et les îles, et la côte disparut bientôt à l’horizon embué de vapeurs. La cheminée laissait retomber des noirées gonflées d’humidité sur le pont frais lavé qui ne voulait pas sécher. On n’était pas en route depuis une heure qu’il fallut déployer la tente, car il commençait à pleuvoir.
Enveloppé dans son manteau, le voyageur reposait, un livre sur ses genoux, et les heures passaient sans qu’il s’en aperçût. La pluie avait cessé ; on enleva la tente. L’horizon était parfaitement net. Alentour, sous la coupe grise du ciel, rien que la mer immense et déserte. Mais dans le vide, dans l’espace indivisé, nous perdons aussi la notion de durée et notre esprit se noie dans la démesure. Ainsi allongé, Aschenbach voyait passer dans un rêve le vieux beau, l’homme au bouc de tout à l’heure, d’étranges silhouettes dont il n’arrivait à saisir ni les gestes, ni les paroles ; il finit par s’endormir.
À midi, on le pria de passer pour le déjeuner dans la salle à manger en boyau sur laquelle s’ouvraient les cabines ; au bout opposé de la longue table il retrouva les commis et leur sénile compagnon attablés là depuis dix heures et buvant avec le joyeux capitaine. La chère était maigre et il expédia son repas. Il avait besoin de sortir, de regarder le ciel, de voir s’il n’y aurait pas une éclaircie sur Venise.
Il ne lui semblait pas qu’il pût en être autrement, car la ville l’avait toujours accueilli dans un nimbe de lumière, mais ciel et mer restaient chargés et livides, par instants il bruinait ; il se résigna à l’idée d’aborder du côté de la mer une Venise autre que celle qu’il découvrait autrefois en venant par terre. Il s’adossa au mât de misaine, laissant errer au loin son regard qui cherchait la terre. Il songeait à son enthousiaste et mélancolique jeunesse qui avait jadis vu surgir de ces flots les coupoles et les campaniles dont il avait tant rêvé ; dans sa mémoire chantaient des vers, de ceux dont vénération, bonheur, mélancolie, lui avaient en ce temps-là inspiré l’harmonieuse cadence, et bercé par des sentiments qui avaient une fois déjà trouvé expression, il interrogeait son cœur grave et las, se demandant s’il serait donné au touriste venu pour flâner de retrouver l’enthousiasme ancien, et si ne l’attendait pas peut-être quelque tardive aventure sentimentale.
À sa droite, la côte se dessina toute plate. Des bateaux de pêche donnaient de l’animation à la mer. On vit paraître l’île aux Bains, que le vapeur laissa à sa gauche, pour traverser au ralenti l’étroite passe du même nom, et finalement s’arrêter sur la lagune, en face de misérables maisons bariolées, en attendant le canot du service de santé.
Il fallut l’attendre une heure. On était arrivé sans l’être. Rien ne pressait, et l’on s’impatientait pourtant. Les jouvenceaux de Pola dont la fibre patriotique vibrait sans doute un peu à cause des coups de clairon venus par-dessus l’eau du côté du jardin public, étaient montés sur le pont et, le vin d’Asti aidant, ils poussaient des hourras patriotiques en l’honneur des bersaglieri que l’on apercevait en face sur la place d’exercice. Mais c’était un spectacle répugnant de voir dans quel état s’était mis l’homme grimé en s’associant à ses juvéniles compagnons. Le vin que portait bien une robuste jeunesse avait monté à la tête du vieux dont l’ivresse était piteuse. Le regard chaviré, une cigarette entre ses doigts agités d’un tremblement, il titubait sur place, ballotté d’avant en arrière, d’arrière en avant, et gardait à grand-peine l’équilibre. Comme il n’aurait pas fait un pas sans choir, il se gardait d’avancer, et néanmoins lancé, il se livrait à des accès d’affligeante gaîté, attrapait par le bouton tous ceux qui s’approchaient de lui, leur tenait des propos sans suite, clignait de l’œil, pouffait de rire, levait pour de niaises plaisanteries son doigt couvert de bagues et de rides, et avec d’ignobles sous-entendus se léchait du bout de la langue la commissure des lèvres. Aschenbach le regardait faire les sourcils froncés, et de nouveau il sentit sa tête se prendre comme au spectacle d’un monde qui légèrement mais irrésistiblement tournerait au fantastique, grimacerait, irait se défigurant ; sans d’ailleurs s’arrêter à cette impression : on allait descendre, les trépidations de la machine recommençaient et le bateau reprenait à travers le canal de San Marco son trajet interrompu au moment d’accoster.
C’était donc elle, il allait une fois encore y atterrir à cette place qui confond l’imagination et dont l’éblouissante, la fantastique architecture emplissait d’émerveillement et de respect les navigateurs abordant autrefois le territoire de la république : l’antique magnificence du Palais et le Pont aux soupirs, sur la rive, les colonnes, le lion, le saint, la fastueuse aile en saillie du temple fabuleux, la vue sur la Porte et la Grande Horloge ; et à ce spectacle il se prenait à penser qu’arriver à Venise par le chemin de fer, c’était entrer dans un palais par la porte de derrière ; il ne fallait pas approcher l’invraisemblable cité autrement que comme lui, en bateau, par le large.
La machine stoppa, des gondoles s’avancèrent ; on rabattit la passerelle, les douaniers montèrent à bord pour une visite superficielle des bagages ; on pouvait descendre à terre. Aschenbach exprima le désir d’avoir une gondole qui le conduisît avec son bagage jusqu’à la station de bateaux-mouches qui font le service entre la ville et le Lido, car il avait l’intention de s’installer tout contre la mer. Entendu ! Des ordres sont lancés aux gondoliers qui dans leurs gondoles se disputent en patois vénitien. Aschenbach veut descendre, mais il en est empêché par sa malle précisément, que l’on tire, traîne, pousse péniblement au long de l’escalier en échelle. Le voilà donc condamné à subir pendant quelques minutes l’horrible vieux beau et les discrètes salutations dans lesquelles son ivresse le fait se répandre vis-à-vis de l’étranger. « Bon séjour, monsieur, bon séjour à Venise », bêle l’homme en faisant des ronds de jambe. « Mille hommages et ne nous oubliez pas. Au revoir, excusez und bon jour, Euer, Exzellenz ! » Il bave, plisse les paupières, lèche le coin de ses lèvres et l’on voit les poils de sa mouche teinte se hérisser sur son menton : « Meilleurs compliments, bafouille-t-il, touchant sa bouche du bout des deux doigts, meilleurs compliments à la bonne amie, à la très belle, très chère, très bonne amie… » et soudain sa mâchoire laisse tomber un râtelier qui pend sur la lèvre inférieure. Aschenbach lui échappe. « À la bonne amie, à la belle amie », poursuit l’autre d’une voix avinée et qui roucoule entre deux hoquets, pendant que le voyageur descend la raide passerelle en se tenant à la corde.
Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Age, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux ; cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage. Et le siège d’une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n’est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde ? Aschenbach s’en aperçut lorsqu’il se fut installé aux pieds du gondolier en face de ses bagages, soigneusement rassemblés à l’avant relevé de la gondole. Les bateliers continuaient à se quereller avec des gestes menaçants, des mots qui sonnaient dur à son oreille et dont le sens lui échappait. Mais le remarquable silence de la cité des eaux semblait accueillir les voix avec douceur, leur ôter du corps, les égrener à la surface du flot. Dans le port, il faisait chaud. Laissant jouer sur lui le souffle tiède du sirocco, détendu, abandonné dans les coussins au rythme de l’eau qui berce, le voyageur fermait les yeux, goûtait le plaisir doux et rare pour lui de se laisser aller. « La traversée ne durera pas longtemps, pensait-il ; plût au ciel qu’elle durât toujours ! » Et bercé par la gondole légère, il eut la sensation de glisser, d’échapper au tumulte et aux voix.
Comme le silence grandissait autour de lui ! On ne percevait que le bruit des rames retombant en cadence et le clapotis des vagues fendues par l’avant de la barque qui se dressait bien au-dessus du niveau, noir, raide et taillé en hallebarde à son extrême pointe – et pourtant autre chose encore se faisait entendre, une voix mystérieuse… c’était le gondolier qui murmurait, parlait tout seul entre ses dents, à mots entrecoupés, entre deux coups de rame. Aschenbach leva les yeux et il eut un léger mouvement de surprise en constatant que son gondolier ramait vers le large. Il s’agissait donc de ne pas s’oublier tout à fait et de veiller à ce que l’homme exécutât les ordres reçus.
– À la station de bateaux, n’est-ce pas ? dit-il en se retournant à moitié. Mais le gondolier se contenta d’interrompre son monologue et ne répondit pas.
– À la station de bateaux, dis-je ! répéta Aschenbach en se retournant tout à fait, les yeux levés sur la figure du gondolier qui était installé par-derrière sur un siège haut d’où sa silhouette se découpait sur un ciel éteint. Cet homme de physionomie déplaisante, brutale, était habillé d’un marin bleu sur lequel s’enroulait une large ceinture jaune, et il portait crânement planté de travers un chapeau qui n’avait plus de forme et dont la paille s’en allait par endroits. Rien en lui, ni la coupe de son visage, ni sa moustache blonde et frisottante, ni son nez retroussé n’étaient d’un Italien. Quoique d’apparence plutôt chétive, au point de paraître peu fait pour son métier, il ramait avec énergie, se mettant tout entier à chaque coup de rame. Il arrivait que l’effort tirât en arrière ses lèvres qui en se retroussant découvraient les dents blanches. Fronçant ses sourcils roux et regardant de haut son client il répliqua d’un ton décidé et presque grossier :
– Vous allez au Lido ?
– Sans doute, reprit Aschenbach. Mais je n’ai demandé la gondole que pour San Marco. Je prendrai ensuite le vaporetto.
– Vous ne pouvez pas, monsieur, prendre le vaporetto.
– Et pourquoi ?
– Il ne transporte pas de bagages.
C’était exact. Aschenbach s’en souvint. Il se tut. Mais ces manières rudes de l’homme, sa façon de le prendre de haut avec un étranger, qui était si peu dans les mœurs du pays, lui parurent insupportables.
– C’est mon affaire, répliqua-t-il. Et si je veux mettre mes bagages en consigne ? Vous ferez demi-tour !
Le silence se fit. On n’entendait plus que le clapotis de l’eau, plus clair sous la rame, mat et sourd à la proue. Puis la voix recommença, étouffée, mystérieuse : le gondolier monologuait entre ses dents.
Que décider ? Seul en barque avec ce gaillard étrange, sinistre et résolu, le voyageur ne savait comment se faire obéir. D’ailleurs comme il reposerait mollement s’il y renonçait ! N’avait-il pas souhaité que la traversée durât longtemps, qu’elle n’eût pas de fin ? N’était-il pas plus raisonnable et surtout plus agréable de laisser aller les choses ? Il se sentait pris de paresse et comme attaché par une influence magnétique à son siège, à ce fauteuil bas et si doucement balancé, avec ses coussins noirs, à la cadence des rames de l’impérieux gondolier assis derrière son dos. L’idée que l’homme pouvait en vouloir à sa vie lui effleura l’esprit comme dans un rêve ; mais jamais il n’arriverait à secouer sa torpeur, à se défendre. Cela le chagrinait plus encore de penser qu’il ne s’agissait peut-être que de lui soutirer de l’argent. Quelque chose comme un sentiment du devoir, une fierté ancienne et le déclenchement dans la mémoire de l’action nécessaire en pareil cas, le firent se reprendre assez pour demander :
– Combien prenez-vous pour aller là-bas ?
Le regard tourné au loin par-dessus la tête d’Aschenbach, le batelier dit :
– Vous paierez.
Une réponse à cette parole s’imposait. Aschenbach répliqua machinalement :
– Pas du tout. Je ne paierai pas si vous me conduisez où je ne veux pas aller.
– Vous allez au Lido.
– Mais pas avec vous.
– Je conduis bien.
« C’est vrai », pensa Aschenbach, et il se détendit. « C’est vrai, tu conduis bien. Même si tu en veux à mon porte-monnaie, et si d’un coup de rame par-derrière tu m’envoies dans l’Hadès, j’accorderai que tu m’as bien conduit. »
Mais rien de semblable ne se produisit. Bientôt même Aschenbach vit son gondolier ramer de compagnie avec des musiciens ambulants, une bohème d’hommes et de femmes qui chantaient en jouant de la mandoline et de la guitare, et tenant avec insistance leur gondole côte à côte avec celle d’Aschenbach emplissaient le silence marin des notes de leur exotisme à vendre. Aschenbach jeta de la monnaie dans le chapeau qu’ils lui tendaient. Ils cessèrent leurs chants et s’en allèrent. Alors on recommença d’entendre le grommellement du gondolier qui continuait son monologue incohérent et saccadé.
La gondole, bercée au remous d’un petit vapeur qui partait, vint donc atterrir au petit port. Deux sergents de ville, les mains croisées derrière le dos, le visage tourné vers la lagune, allaient de long en large. Aschenbach enjambant la gondole monta sur la passerelle, soutenu par un de ces vieux qu’à Venise l’on trouve à chaque ponton, armés d’une gaffe. Comme il n’avait pas de monnaie, il se rendit à l’hôtel d’en face pour changer et régler le batelier à sa guise. Après avoir changé, il revient ; sa malle a été déposée sur le quai dans une petite voiture, mais gondole et gondolier ont disparu. « Il s’est sauvé », dit le vieux. « Il ne faut pas se fier à cet homme-là. C’est un homme qui n’a pas son permis, monsieur. Il est le seul gondolier qui n’ait pas de permis. Les autres ont téléphoné pour le signaler. Il a vu qu’on allait le cueillir. Il s’est sauvé.
– Monsieur a été conduit pour rien », dit le vieux en tendant son chapeau. Aschenbach y jeta des pièces de monnaie. Il donna l’ordre de transporter ses bagages à l’hôtel des Bains et suivit la charrette le long de l’allée, la blanche allée en fleurs qui entre des tavernes, des pensions, des bazars, conduit à travers l’île jusqu’à la plage.
Il arriva derrière le spacieux hôtel où il pénétra par la terrasse ; traversant le hall et le vestibule, il se rendit immédiatement au bureau. Comme il s’était annoncé, on lui fit un accueil empressé et entendu. Le manager, un petit homme à moustache noire et redingote à la française, le conduisit avec une politesse discrète à l’ascenseur et lui montra sa chambre au second étage. C’était une pièce agréable, meublée en cerisier clair et remplie de fleurs au parfum capiteux. Aschenbach, dès qu’il fut seul, alla à l’une des deux grandes fenêtres qui donnaient sur la mer, et en attendant que l’on pût ranger ses bagages dans la chambre, il regarda la plage, dépeuplée à cette heure de l’après-midi, et la mer sans soleil qui montait et venait régulièrement frapper le bord de ses vagues longues et plates.
D’être seul et de se taire, on voit les choses autrement qu’en société ; en même temps qu’elles gardent plus de flou elles frappent davantage l’esprit ; les pensées en deviennent plus graves, elles tendent à se déformer et toujours se teintent de mélancolie. Ce que vous voyez, ce que vous percevez, ce dont en société vous vous seriez débarrassé en échangeant un regard, un rire, un jugement, vous occupe plus qu’il ne convient, et par le silence s’approfondit, prend de la signification, devient événement, aventure, émotion. De la solitude naît l’originalité, la beauté en ce qu’elle a d’osé et d’étrange, le poème. Et de la solitude aussi, les choses à rebours, désordonnées, absurdes, coupables. C’est ainsi que les images du voyage, l’horrible vieux beau, ses radotages, ses histoires de bonne amie, et le gondolier en maraude frustré de son argent continuaient d’occuper l’esprit du voyageur. Sans sortir du normal, sans être pour la raison un problème, sans même solliciter la réflexion, ils n’en étaient pas moins de nature étrange, semblait-il à Aschenbach, que ce disparate troublait. Entre-temps il saluait des yeux la mer et se réjouissait de sentir Venise à si proche portée. Finalement, il se détourna de la fenêtre, alla se baigner le visage, donna des ordres à la femme de chambre, et ayant préparé une installation confortable il se fit descendre au rez-de-chaussée par le garçon de l’ascenseur, un Suisse en livrée verte.
À la terrasse qui donne sur la mer, il prit le thé, puis descendit les marches du quai et fit une assez longue promenade dans la direction de l’hôtel Excelsior. En rentrant, il vit qu’il était temps de s’habiller pour le dîner. Ce qu’il fit, ce jour-là aussi, lentement, avec minutie, car il avait coutume de travailler pendant sa toilette. Il arriva néanmoins un peu en avance dans le hall où il trouva rassemblés la plupart des hôtes qui, ne se connaissant pas, feignaient de s’ignorer les uns les autres, alors que l’attente du repas mettait un lien entre eux. Il prit un journal sur la table, s’installa dans un fauteuil de cuir et observa la société ; elle ne ressemblait heureusement point à celle de l’hôtel qu’il venait de quitter.
Un horizon s’ouvrait, ample, accueillant mille choses. On entendait parler à mi-voix les principales langues de la terre. L’habit de soirée, uniforme consacré par les mœurs, adopté dans le monde entier, contenait du dehors les divergences de l’humanité, ramenait celle-ci à un type admis. On voyait des Américains aux figures sèches et allongées, des Russes entourés de leur nombreuse famille, des Anglaises, de petits Allemands avec des gouvernantes françaises. Les Slaves semblaient être en majorité. Tout près d’Aschenbach on parlait polonais.
Les Polonais, des jeunes gens au sortir de l’enfance, étaient assis sous la surveillance d’une gouvernante autour d’une table de rotin. Le groupe se composait de trois jeunes filles de quinze à dix-sept ans et d’un adolescent aux cheveux longs qui pouvait avoir quatorze ans. Celui-ci était d’une si parfaite beauté qu’Aschenbach en fut confondu. La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité expressive et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque, et malgré leur classicité les traits avaient un charme si personnel, si unique, qu’Aschenbach ne se souvenait d’avoir vu ni dans la nature ni dans les musées une si parfaite réussite. Autre chose encore le frappait : c’était un contraste évidemment voulu entre les principes selon lesquels on élevait, habillait, et tenait d’une part ce garçon, de l’autre ses sœurs. La toilette des filles, dont l’aînée paraissait déjà femme, était d’un prude, d’un raide allant jusqu’à la laideur. Demi-longues, couleur d’ardoise, de coupe volontairement sobre et peu seyante, égayées uniquement par un col blanc rabattu, leurs robes, qui faisaient songer à des costumes de nonnes, empêtraient le corps, lui ôtaient toute grâce. Les cheveux, tirés en arrière et collés à la tête, donnaient à leurs visages l’air vide et insignifiant des figures de religieuses. On sentait à travers tous ces détails la main de la mère, d’une éducatrice à l’esprit de laquelle il ne venait d’ailleurs point de traiter son fils avec la même sévérité que ses filles. De toute évidence on rendait à celui-ci la vie facile, on l’entourait tendrement. Les ciseaux n’avaient jamais touché sa splendide chevelure dont les boucles, comme celles du tireur d’épine, coulaient sur le front, les oreilles et plus bas encore sur la nuque. Un costume marin, dont les manches bouffantes allaient en se rétrécissant et serraient au poignet la délicate articulation de ses mains, enfantines encore, mais fines, mettait dans la gracile silhouette, avec ses passementeries, ses rubans, ses jours, une note de luxe, de raffinement. Assis dans un fauteuil de rotin il se présentait de trois quarts, une jambe allongée, avançant sa fine chaussure vernie, un coude appuyé au bras du fauteuil, la joue posée sur sa main repliée, dans un mélange de retenue et d’abandon, sans que rien en lui rappelât l’attitude raide et quasi soumise dont ses sœurs semblaient avoir l’habitude. Était-il de santé délicate ? Son visage se détachait avec des tons d’ivoire dans l’ombre dorée que faisaient ses cheveux. Ou était-ce un enfant amoureusement choyé, le préféré que l’on gâte par caprice ? Aschenbach inclinait à le croire. Il n’est guère d’artiste qui n’éprouve naturellement une voluptueuse et perfide disposition à consacrer l’injustice qui engendre de la beauté, à s’incliner avec sympathie devant des faveurs aristocratiquement dispensées.
En anglais, le maître d’hôtel annonçait à la ronde que le dîner était servi. Peu à peu les groupes formés disparurent par la baie vitrée de la salle à manger. Venant du vestibule, de l’ascenseur, des retardataires passaient. À la salle à manger on avait commencé le service, mais les jeunes Polonais assis autour de la petite table du salon ne bougeaient toujours pas, et Aschenbach, bien calé dans son fauteuil et couvant du regard le bel adolescent, attendait avec eux.
La gouvernante, une petite personne rougeaude, corpulente et bourgeoise, donna enfin le signal de se lever. Les sourcils froncés, elle recula sa chaise pour saluer la dame qui entrait, grande, vêtue de gris clair et chargée de perles. Son attitude était toute de froideur et de réserve. Sa chevelure légèrement poudrée, la façon de sa robe décelaient le rigorisme de ces cercles mondains où la distinction ne va pas sans quelque piétisme. On eût pu la prendre pour la femme d’un haut fonctionnaire allemand. La note de luxe et de fantaisie en elle tenait uniquement à sa parure d’un prix inestimable, composée de pendants d’oreilles et d’un grand collier à trois rangs de grosses perles qui brillaient d’un éclat laiteux.
Les enfants s’étaient levés. Ils s’inclinèrent pour baiser la main que la mère leur tendait, tandis que son sourire distant errait sur un visage qui laissait pointer le nez et accusait malgré les soins une légère fatigue, et que, regardant au loin par-dessus la tête des enfants, elle adressait en français quelques paroles à l’institutrice. Puis elle se dirigea vers la baie vitrée. Les enfants suivirent, les filles les premières, par rang d’âge, après elles la gouvernante, et enfin le garçon. Pour un motif quelconque, celui-ci se retourna avant de franchir le seuil et, comme il ne restait plus là personne d’autre qu’Aschenbach, ses yeux qui avaient la couleur grise de l’aube rencontrèrent ceux du voyageur qui, le journal sur les genoux, perdu dans sa contemplation, suivait du regard le groupe en allé.
Il n’y avait certes rien de particulièrement remarquable dans le spectacle auquel il venait d’assister. On ne s’était pas mis à table avant la maman, on l’avait attendue, respectueusement saluée, et l’on avait observé en allant à la salle à manger les formes d’usage. Néanmoins tout cela s’était passé de façon si formelle, il y avait un tel accord dans ces manières, cette convention, cette tenue, qu’Aschenbach en éprouvait un saisissement étrange. Il s’attarda un moment encore, puis se rendit à son tour dans la salle à manger où il se fit indiquer sa table qui se trouvait, il le constata avec un léger mouvement de regret, très éloignée de la table des Polonais.
Avec un mélange de lassitude et d’excitation cérébrale, il fut occupé pendant toute la longueur du repas d’idées abstraites, métaphysiques ; sa pensée cherchait le mystérieux rapport devant relier le particulier au général pour que naisse de l’humaine beauté, puis passa aux problèmes de l’art et du style, jusqu’à ce qu’il finît par s’apercevoir que ses idées, ses trouvailles, ressemblaient à ces inspirations du rêve qui sont d’un bonheur tout apparent, et au réveil se révèlent plates et sans valeur. Au sortir de table, il resta quelque temps dans le parc, allant et venant, s’asseyant ici, là, fumant, humant les parfums du soir. Et il alla se coucher de bonne heure, puis dormit d’un sommeil ininterrompu, profond, mais peuplé de rêves et de visions.
Le lendemain, le temps ne s’annonçait pas meilleur. Le vent soufflait de terre. Sous un ciel blême, couvert, entre ses rives étroites et sans couleur, la mer reposait, morne, recroquevillée et retirée si avant qu’elle laissait à découvert une longue succession de bancs de sable. En ouvrant sa fenêtre Aschenbach crut respirer l’odeur fétide des lagunes.
Un trouble l’envahit. Dès ce moment, il pensa à partir. Une fois déjà, des années auparavant, il s’était vu affligé ici même d’un temps pareil, après de radieuses semaines printanières, et s’en était si mal trouvé qu’il avait dû quitter Venise précipitamment. Ne recommençait-il pas, comme alors, à sentir un malaise fiévreux, une pression dans les tempes, une pesanteur des paupières ? Un nouveau déplacement serait désagréable ; mais si le vent ne tournait pas, il lui serait impossible de rester ici. Pour plus de sûreté, il ne défit pas complètement ses malles. À neuf heures, il alla au salon de thé réservé pour le petit déjeuner, entre le hall et la salle à manger.
Dans cette pièce régnait un silence religieux qui est une des marques distinctives des grands hôtels. Les garçons faisaient leur service à pas feutrés. C’est à peine si l’on entendait le bruit d’une tasse ou d’une théière, ou un mot chuchoté. Dans un angle en diagonale de la porte et à deux tables de la sienne, Aschenbach remarqua les jeunes Polonaises avec leur gouvernante. Très droites, leur chevelure cendrée fraîchement lissée, les yeux rougis, en costumes de toile bleue empesée, avec petites manchettes et petits cols blancs rabattus, elles étaient assises et se passaient l’une à l’autre un verre de confiture. Elles avaient presque fini de déjeuner. Le garçon manquait. Leur frère demeurait absent.
Aschenbach sourit : « Allons, petit Phéacien, pensa-t-il. Tu sembles avoir un avantage sur tes sœurs et jouir du privilège de faire la grasse matinée. »
Et subitement amusé, il se récita :
« Parures souvent changées, bains tièdes et repos… » Il déjeuna sans hâte, reçut du portier, qui entra dans le salon, casquette galonnée à la main, son courrier qu’on avait fait suivre, et décacheta quelques lettres en fumant une cigarette. Tout cela fit qu’il assista encore à l’arrivée du retardataire attendu à l’autre table.
Celui-ci entra par la porte vitrée et, traversant en biais la salle silencieuse, s’approcha de la table de ses sœurs. Sa démarche, le maintien du buste, le mouvement des genoux, la manière de poser le pied chaussé de blanc, toute son allure était d’une grâce extraordinaire, très légère, à la fois délicate et fière, et plus belle encore par la timidité enfantine avec laquelle, chemin faisant, il leva et baissa deux fois les yeux pour jeter un regard dans la salle. En souriant, avec un mot dit à mi-voix dans sa langue douce et fluide, il occupa sa place, et maintenant que son profil se détachait nettement, Aschenbach, plus encore que la veille, fut frappé d’étonnement et presque épouvanté de la beauté vraiment divine de ce jeune mortel. Le garçon portait aujourd’hui une légère blouse de cotonnade rayée bleu et blanc, qu’un liséré de soie rouge sur la poitrine et autour du cou séparait d’un simple col blanc tout droit. Mais sur ce col, d’ailleurs peu élégant et n’allant guère avec l’ensemble du costume, la tête, comme une fleur épanouie, reposait avec un charme incomparable – une tête d’Éros aux reflets jaunes de marbre de Paros, les sourcils gravement dessinés, les tempes et les oreilles couvertes par la chevelure sombre et soyeuse dont les boucles s’élançaient à angle droit vers le front.
– Bien, bien ! approuva Aschenbach avec cette froideur de technicien que les artistes affectent parfois pour exprimer leur ravissement, leurs transports en présence d’un chef-d’œuvre. Et poursuivant sa pensée, il ajouta : « En vérité, n’étaient la mer et la grève qui m’attendent, je resterais ici, tant que tu resteras ! » Mais puisque cela ne pouvait pas être, il traversa parmi les prévenances du personnel le hall, descendit la grande terrasse et alla tout droit par la passerelle de planches à la plage réservée de l’hôtel. Il se fit ouvrir, par le vieil homme qui vaquait là-bas pieds nus, en culotte de toile, blouse de matelot et chapeau de paille, à ses fonctions de maître baigneur, la cabine qu’il avait louée, fit porter la table et un fauteuil sur les planches de la plateforme sablée, et s’installa confortablement dans la chaise longue qu’il avait tirée plus près de la mer, dans le sable blond.
Le spectacle de la plage, de cette jouissance insouciante et sensuelle que le civilisé trouve au bord de l’infini, l’intéressait et l’amusait autant que jamais. Déjà la mer grise et plate était animée d’enfants barbotant dans l’eau, de nageurs, de silhouettes variées qui, la tête appuyée sur les bras croisés, reposaient sur les bancs de sable. D’autres ramaient dans de petits canots plats, peints de rouge et de bleu, et chaviraient en riant. Devant la longue rangée des cabines, dont les plates-formes étaient comme autant de petites vérandas, ce n’était que mouvement, jeux, nonchalance des corps allongés, visites et causeries, élégance méticuleuse, nus hardis et profitant avec délices des privilèges de la plage. En avant, sur le sable humide et ferme, on se promenait en blancs peignoirs ou en amples blouses aux couleurs voyantes. À droite, une forteresse compliquée construite par des enfants était hérissée de petits pavillons aux couleurs de tous les pays. Des marchands de coquillages, de gâteaux et de fruits s’agenouillaient pour étaler leur marchandise. À gauche, devant une des cabines rangées perpendiculairement aux autres et à la mer, fermant ainsi la plage de côté, campait une famille russe : hommes barbus à fortes dents, femmes délicates et indolentes, une fraulein des provinces baltes, assise devant un chevalet et peignant une marine avec des exclamations de désespoir ; deux enfants d’une laideur sympathique ; une vieille servante en madras, sorte d’esclave aux allures tendrement obséquieuses. Ils vivaient là dans une parfaite béatitude, appelant inlassablement par leurs noms les enfants indociles et courant comme des fous, plaisantaient longuement, par l’entremise de quelques mots d’italien, avec le vieux pince-sans-rire qui leur vendait des sucreries, échangeaient des baisers, se complaisaient sans le moindre respect humain dans leur communion instinctive.
« Je resterai donc », pensa Aschenbach. Où se trouverait-il mieux ? Et les mains croisées sur ses genoux, il laissa ses yeux s’égarer dans les lointains de la mer, son regard s’échapper, se noyer, se briser dans la vapeur grise de l’immensité déserte. Son amour de la mer avait des sources profondes : le besoin de repos de l’artiste astreint à un dur labeur, qui devant l’exigence protéiforme des phénomènes a besoin de se réfugier au sein de la simplicité démesurée ; un penchant défendu, directement opposé à sa tâche, et par cela même si séduisant, pour l’inarticulé, l’incommensurable, l’éternel, le néant. Le repos dans la perfection, c’est le rêve de celui qui peine pour atteindre l’excellence ; et le néant n’est-il pas une forme de la perfection ? Or, comme il laissait ainsi sa rêverie plonger dans le vide, la ligne horizontale du bord de l’eau fut tout à coup franchie par une forme humaine, et quand il ramena son regard échappé vers l’infini, il vit le bel adolescent, qui, venant de gauche, passait dans le sable devant lui. Il était déchaussé, prêt à marcher dans l’eau, ses jambes sveltes nues jusqu’au-dessus des genoux ; il allait lentement, mais avec une démarche légère et fière, comme s’il était très accoutumé à aller et venir sans chaussures, et il se retourna vers les cabines situées en travers de la plage. Mais à peine eut-il aperçu la famille russe, qui se livrait là dans une douce quiétude à ses occupations habituelles, qu’un nuage de colère et de mépris passa sur son visage. Son front s’assombrit, une moue exaspérée contracta ses lèvres et plissa l’une de ses joues, et ses sourcils se froncèrent avec tant de violence que les yeux parurent s’enfoncer sous l’arcade et devenus sombres, méchants, lancer de leur retraite des éclairs de haine. Il baissa le regard, tourna encore une fois la tête avec une expression de menace, haussa ensuite les épaules d’un brusque mouvement de mépris et s’éloigna de l’ennemi.
Par une sorte de délicatesse ou de saisissement tenant du respect et de la pudeur, Aschenbach se détourna, comme s’il n’avait rien vu ; car l’homme réfléchi que le hasard rend témoin de la passion répugne à faire usage de ses observations, même dans son for intérieur. Mais joyeux et fortement ému à la fois, il était comblé de bonheur. Grâce à ce fanatisme enfantin dirigé contre la plus innocente scène, la divine insignifiance entrait en rapport avec l’humanité ; un précieux chef-d’œuvre de la nature, uniquement destiné au régal des yeux, apparaissait digne d’un intérêt plus profond, et la figure de l’éphèbe, déjà si remarquable par sa beauté, gagnait un relief qui permettait de le prendre au sérieux en dépit de sa jeunesse.
La tête encore détournée, Aschenbach écoutait la voix du jeune garçon, cette voix claire, un peu faible, avec laquelle il cherchait à s’annoncer de loin par un bonjour aux camarades occupés autour du fort. On lui répondit plusieurs fois en l’appelant par son nom ou par une forme de tendresse de son nom, et Aschenbach écoutait avec une certaine curiosité sans parvenir à saisir quelque chose de précis ; c’étaient deux syllabes mélodieuses, comme « Adgio » ou plus souvent « Adgiou », avec un ou prolongé à la fin. Le son lui plut ; il en trouvait l’euphonie répondant à son objet, le répéta lui-même et, satisfait, s’occupa de ses lettres et papiers.
Son petit buvard de voyage sur les genoux, il prit son stylographe et continua son courrier. Mais au bout d’un quart d’heure déjà, il trouva que c’était dommage de quitter ainsi en esprit, et de négliger pour une occupation banale la situation la plus digne d’être pleinement goûtée. Il rejeta plume et papier et revint à la mer ; et bientôt attiré par les voix juvéniles des constructeurs de forts, il tourna nonchalamment vers la droite sa tête appuyée au dossier de la chaise pour s’occuper des faits et gestes du délicieux Adgio.
Du premier coup d’œil, il le découvrit ; le liséré rouge sur sa poitrine le signalait de loin. Occupé avec d’autres enfants à placer une vieille planche en guise de pont sur le fossé humide de la forteresse de sable il donnait, par des paroles et des signes de tête, ses instructions pour cet ouvrage. Il avait là avec lui environ dix compagnons, garçons et filles, les uns de son âge, quelques-uns plus jeunes, qui parlaient toutes les langues pêle-mêle, polonais, français, et aussi les idiomes balkaniques. Mais c’était son nom qui s’entendait le plus souvent. Manifestement il était recherché de tous, entouré d’hommages et d’admiration. Un de ces jeunes gens, notamment, Polonais comme lui, qu’on appelait d’un nom comme « Jaschou », un garçon trapu aux cheveux noirs pommadés, et en norfolk de toile, semblait être son premier vassal et ami. Quand leurs travaux de constructions furent terminés pour ce jour-là, ils allèrent tous deux le long de la grève, se tenant enlacés, et celui qu’on appelait « Jaschou » embrassa son beau camarade.
Aschenbach fut tenté de le menacer du doigt : « Quant à toi, Critobulos, pensa-t-il en souriant, pars en voyage pour un an : il te faudra pour le moins ce temps pour ta guérison. » Puis il déjeuna de grosses fraises bien mûres qu’il se procura chez un marchand. La chaleur était devenue très forte, bien que le soleil ne parvînt pas à percer la couche de brume qui couvrait le ciel. Une paresse enchaînait l’esprit d’Aschenbach, pendant que ses sens goûtaient la formidable et étourdissante société du calme marin. Cet homme grave et pensif se mit à rechercher, à essayer de deviner quel nom pouvait bien sonner à peu près comme « Adgio » et ce problème lui semblait digne d’occuper sa pensée. En effet, à l’aide de quelques réminiscences polonaises, il arriva à conclure qu’il devait s’agir de « Tadzio », abréviation de « Tadeus », prolongé en exclamation « Tadziou ».
Tadzio se baignait. Aschenbach, qui l’avait perdu de vue, découvrit bien loin dans la mer sa tête et son bras qu’il levait pour ramer ; la mer, en effet, devait être plate à une grande distance. Cependant on semblait déjà s’inquiéter à son sujet ; déjà des voix de femmes l’appelaient des cabines, criant de nouveau ce nom qui avait l’air de dominer la plage comme un mot d’ordre et, avec ses consonnes douces, son ou final prolongé avec insistance, avait quelque chose de tendre et de sauvage à la fois : « Tadziou ! Tadziou ! » Il revint, traversa les flots en courant, la tête haute, soulevant en écume l’onde qui résistait à ses jambes ; de voir cette forme vivante, à la fois gracieuse et rude dans sa prévirilité, se détacher sur l’horizon lointain du ciel et de la mer, surgir telle une figure divine et s’échapper, la chevelure ruisselante, de l’élément liquide, c’était un spectacle à inspirer des visions fabuleuses, quelque chose comme une poétique légende des âges primitifs, rapportant les origines de la beauté et la naissance des dieux. Aschenbach écoutait, les yeux clos, cet écho épique vibrant dans son âme : une fois de plus, il pensa qu’il faisait bon vivre là et qu’il allait rester.
Un peu plus tard, Tadzio, allongé sur le sable, enveloppé dans son drap blanc qui passait sous son épaule droite, et la tête mollement couchée sur son bras nu, se reposait de son bain, et Aschenbach, même sans fixer les yeux sur lui, n’oubliait guère tout en lisant quelques pages de son livre que le jeune garçon était étendu là et qu’un léger mouvement de la tête vers la droite suffirait pour lui donner l’admirable spectacle. Il lui semblait pour ainsi dire qu’il était là pour protéger le repos de l’enfant, que tout en s’occupant de ses propres affaires il devait garder avec une infatigable vigilance l’idéal de belle humanité qui se trouvait sur sa droite, non loin de lui. Et son cœur était rempli et agité d’une tendresse paternelle, de l’inclination émue de celui dont le génie se dévoue à créer la beauté envers celui qui la possède.
Après midi, il quitta la plage, rentra à l’hôtel et prit l’ascenseur pour monter dans sa chambre. Il y resta un bon moment devant le miroir, à considérer ses cheveux gris, son visage las, aux traits accentués. En cet instant il se souvint de sa renommée, se rappela que dans la rue bien des passants le reconnaissaient et le regardaient à cause de la sûreté infaillible et de la grâce souveraine de son verbe ; il évoqua tout ce qu’il lui fut possible de se rappeler des succès matériels de son talent, sans oublier même son anoblissement. Puis il descendit pour le lunch et déjeuna à sa petite table du salon. Après le repas, comme il entrait dans l’ascenseur, des jeunes gens qui venaient également de déjeuner se pressèrent à sa suite dans la petite cage mobile, et Tadzio parmi eux. Il se trouva tout près d’Aschenbach, assez près, pour la première fois, pour que celui-ci, au lieu de le voir comme une image imprécise, pût le regarder et le détailler dans tous les éléments de son humanité. Quelqu’un adressa la parole au jeune homme et tout en répondant avec un sourire d’une douceur ineffable, il sortait déjà au premier étage, à reculons, les yeux baissés. La beauté engendre la pudeur, pensa Aschenbach, et il creusa cette idée, cherchant le pourquoi. Il avait cependant remarqué que les incisives de Tadzio n’étaient pas irréprochables, légèrement dentelées, elles manquaient de l’émail des santés robustes et présentaient cette caractéristique transparence fragile qui accompagne parfois la chlorose. « Il est très délicat, il est maladif, pensa Aschenbach. Il est vraisemblable qu’il ne deviendra pas vieux. » Cette pensée était accompagnée d’un certain sentiment de satisfaction ou d’apaisement dont il renonça à chercher l’explication.
Il passa deux heures dans sa chambre et se rendit l’après-midi à Venise par le vaporetto qui faisait la traversée de la lagune fétide. Il débarqua à Saint-Marc, prit le thé sur la place et entreprit ensuite, selon le programme qu’il s’était tracé pour son séjour dans cette ville, un tour à travers les rues. Ce fut pourtant cette promenade qui amena un revirement complet de son humeur et de ses résolutions. Une chaleur lourde et répugnante régnait dans les ruelles ; l’air était si épais que les odeurs qui émanaient des habitations, magasins et gargotes, les vapeurs d’huile, bouffées de parfums et cent autres se maintenaient en traînées, sans se dissiper. La fumée de cigarette restait suspendue à sa place et ne s’éloignait que lentement. Le va-et-vient de la foule dans l’étroit passage importunait le promeneur au lieu de le distraire. Plus il allait, plus il sentait la torture de tomber dans l’état abominable que l’air marin et le sirocco réunis peuvent amener, état de surexcitation et d’abattement combinés. Une sueur d’angoisse sortit de ses pores. Ses yeux se voilèrent, sa poitrine se serrait, il tremblait de fièvre, les artères battaient sous son crâne. Il s’enfuit des rues commerçantes où il y avait foule et passa les ponts pour gagner les passages des quartiers pauvres. Là il fut importuné par les mendiants, et les émanations malodorantes des canaux lui coupaient la respiration. Sur une place tranquille, un de ces endroits qui donnent une impression d’oubli et de solitude enchantée comme il s’en trouve au cœur de Venise, il s’assit pour se reposer sur la margelle d’un puits, s’essuya le front et se rendit compte qu’il devait quitter le pays.
Pour la deuxième fois et maintenant sans conteste, il était démontré que cette ville, par cette température, était très malsaine pour lui. S’entêter à rester quand même paraissait déraisonnable ; la perspective d’une saute de vent demeurait fort incertaine. Il fallait prendre une décision immédiate. Impossible de retourner chez lui dès maintenant : ni pour l’été, ni pour l’hiver son logis n’était préparé. Mais la mer et la plage n’existaient pas à Venise seulement ; on pouvait les trouver ailleurs sans le fâcheux complément de la lagune et de ses miasmes.
Il se souvint d’une petite plage, située non loin de Trieste, qu’on lui avait vantée. Pourquoi n’y point aller ? Et cela sans délai, afin que le nouveau changement de villégiature en valût la peine ? Il se déclara résolu et se leva. À la prochaine station de bateaux, il prit une gondole et, suivant le labyrinthe trouble des canaux, longeant les édifices aux élégants balcons flanqués de lions sculptés, tournant des coins de murs luisants, dépassant de lugubres façades de palais qui reflétaient de larges enseignes dans le remous des vagues, il se fit conduire à Saint-Marc. Il n’y parvint pas sans peine ; car le gondolier, qui était de connivence avec des dentelliers et des souffleurs de verre, essayait partout de le débarquer pour visiter des magasins et faire des emplettes, et chaque fois que la bizarre traversée de Venise commençait à exercer son charme, le mercantilisme rapace de la reine des mers déchue venait avec une insistance désagréable dégriser l’imagination.
De retour à l’hôtel, Aschenbach avant même de dîner déclara que des circonstances imprévues l’obligeaient à partir le lendemain matin. On exprima des regrets et l’on acquitta sa note. Il dîna et passa la tiède soirée à lire les journaux dans une chaise à bascule sur la terrasse, derrière l’hôtel. Avant de se mettre au lit, il prépara soigneusement tous ses bagages pour le départ.
La perspective de ce changement l’agitait, et il dormit médiocrement. Le matin, quand il ouvrit la fenêtre, le ciel était toujours couvert, mais l’air semblait rafraîchi, et aussitôt il sentit un commencement de regret. Ce congé qu’il avait donné n’était-il pas le fait d’une étourderie et d’une erreur, la conséquence d’un état d’irresponsabilité maladive ? S’il avait un peu différé sa décision, si, au lieu de désespérer d’emblée, il avait accepté le risque d’une adaptation au climat vénitien ou d’une amélioration du temps, il aurait en perspective maintenant, au lieu d’agitation et de tracas, un après-midi sur la plage comme celle de la veille. Trop tard ! Il lui fallait continuer de vouloir ce qu’il avait voulu hier. Il s’habilla et descendit à huit heures au rez-de-chaussée pour le déjeuner.
Il n’y avait encore personne au buffet quand il entra. La salle se remplit peu à peu, tandis qu’il attendait à sa table le déjeuner commandé. En buvant son thé, il vit entrer les jeunes Polonaises et leur gouvernante : graves, fraîches et les yeux encore rougis par la toilette matinale, elles gagnèrent leur table dans le coin à côté de la fenêtre. Aussitôt après, le portier vint lui annoncer, la casquette à la main, qu’il était l’heure de partir. L’auto attendait pour le conduire avec d’autres voyageurs à l’hôtel Excelsior, d’où le canot automobile transporterait les voyageurs à la gare par le canal appartenant à la Compagnie. Il n’était que temps… Aschenbach trouva que rien ne pressait ; il restait plus d’une heure jusqu’au départ de son train. Il se fâcha contre la coutume des hôtels d’expédier trop tôt les clients qui partent et signifia au portier qu’il désirait déjeuner tranquillement. L’homme se retira à contrecœur pour reparaître au bout de cinq minutes. Impossible à la voiture d’attendre plus longtemps. « Eh bien ! qu’elle parte en emportant ma malle », répliqua Aschenbach impatienté. Lui-même allait, ajouta-t-il, prendre à l’heure voulue la vedette et demandait qu’on lui laissât le soin de se débrouiller tout seul. L’employé s’inclina. Aschenbach, content d’avoir repoussé les insistances importunes, acheva de déjeuner sans se presser et se fit même apporter un journal par le garçon. Il ne restait vraiment que le temps strictement nécessaire lorsque enfin il se leva. Le hasard voulut qu’au même instant Tadzio entrât par la porte vitrée.
En se rendant à table auprès des siens, il croisa l’hôte qui partait. Devant cet homme à cheveux gris, au front haut, il baissa les yeux modestement, pour aussitôt les rouvrir, selon sa gracieuse habitude et les lever, larges et tendres, vers lui, puis passa vivement. Adieu, Tadzio ! pensa Aschenbach ; je ne l’aurai pas vu longtemps, et contre son habitude, formulant des lèvres sa pensée, il ajouta tout bas : « Sois béni ! » Il procéda ensuite au départ, distribua des pourboires, reçut les adieux du petit gérant en redingote française et aux allures discrètes, et quitta l’hôtel à pied, comme il était venu, suivi du domestique portant les bagages à main, pour se rendre par l’allée blanche d’arbres fleuris à l’embarcadère situé de l’autre côté de l’île. Il y arrive, prend place… le reste fut chemin de croix, descente à tous les abîmes du regret.
C’était la traversée familière à travers la lagune, par le grand canal, en passant devant Saint-Marc. Aschenbach était assis sur le banc demi-circulaire de l’avant, le bras appuyé au dossier, la main au-dessus de ses yeux pour les protéger du soleil. Les jardins publics se trouvèrent dépassés, la piazzetta s’ouvrit encore une fois dans sa grâce princière, pour disparaître aussitôt, puis ce fut l’alignement grandiose des palais, et au tournant du canal se tendit la splendide arche de marbre du Rialto. À ce spectacle le cœur du voyageur fut déchiré. Cette atmosphère de la ville, cette odeur fade de mer stagnante qu’il avait eu tant de hâte à fuir, il la respirait à présent à longs traits avec un douloureux attendrissement. Se pouvait-il qu’il eût ignoré, qu’il eût oublié combien son cœur était attaché à tout cela ? Ce matin, il s’était demandé avec un vague regret, un léger doute, si sa décision était bien justifiée ; maintenant ce doute se changeait en chagrin, en souffrance réelle, en détresse si amère que plusieurs fois elle lui fit monter des larmes aux yeux – comment l’eût-il imaginée telle ? Ce qui était si pénible à admettre, ce qui par moments lui paraissait absolument intolérable, c’était manifestement la pensée qu’il ne devait jamais revoir Venise et que ce départ était un adieu définitif. Puisqu’il avait constaté pour la deuxième fois que cette ville le rendait malade, puisque pour la deuxième fois il se voyait contraint de la quitter précipitamment, il devait évidemment la considérer désormais comme une résidence impossible, interdite, au-dessus de ses forces et où il eût été insensé de retourner une fois de plus. Il sentait même que, s’il partait maintenant, la honte et l’orgueil devaient l’empêcher de jamais revoir la ville bien-aimée, devant laquelle sa constitution l’avait deux fois trahi, et ce litige, cette lutte entre un penchant de son âme et ses forces physiques parut soudain à cet homme au retour d’âge tellement grave et pénible, la défaite physique si humiliante, si inadmissible, qu’il ne comprenait pas la résignation étourdie avec laquelle il avait résolu la veille de la subir et de l’admettre sans résistance sérieuse.
Cependant le bateau à vapeur approche de la gare, la souffrance et la perplexité grandissent jusqu’au désarroi. Ainsi tourmenté, il lui semble également impossible de partir et de revenir en arrière. Et dans cet état de déchirement il entre dans la station. Il est très tard, le voyageur n’a pas une minute à perdre s’il veut avoir son train. Il veut et ne veut pas. Mais l’heure presse et l’aiguillonne ; il se hâte pour se procurer son billet et cherche autour de lui dans le tumulte de la vaste salle l’employé de service de la Société hôtelière. L’employé se montre et annonce que sa grosse malle est enregistrée pour Côme. Pour Côme ? D’un rapide échange d’explications, de questions irritées et de réponses embarrassées, il résulte que la malle, confondue avec d’autres colis, avait été envoyée du bureau d’expédition de l’hôtel Excelsior dans une direction complètement fausse.
Aschenbach eut de la peine à conserver la seule mine qui fût de circonstance. Une joie extravagante, une incroyable gaîté souleva sa poitrine et la secoua comme un spasme. L’employé se précipita pour retenir la malle, si possible, mais il revint, comme c’était à prévoir, sans résultat. Aschenbach déclara donc qu’il n’avait pas envie de partir sans ses bagages et qu’il était décidé à retourner à l’hôtel des Bains et à y attendre le retour du colis. Il demanda si le canot automobile de la Compagnie était arrêté devant la gare. L’homme affirma qu’il était à quai devant la porte. Il décida avec sa faconde italienne le préposé au guichet à reprendre le billet déjà pris et jura qu’on allait télégraphier, qu’on ne négligerait rien pour recouvrer la malle à bref délai, coûte que coûte, et ainsi se produisit cette chose singulière, que le voyageur se revit, vingt minutes après son arrivée à la gare, dans le grand canal, en route pour retourner au Lido.
Quelle bizarre et invraisemblable aventure, humiliante et d’une drôlerie fantastique : être ramené par un coup du sort dans des lieux dont on vient de se séparer à jamais avec une profonde tristesse, et s’y retrouver avant qu’une heure s’écoule ! L’écume à la proue, louvoyant avec une agilité de clown entre les gondoles et les vapeurs, la petite embarcation impatiente volait vers son but, tandis que son unique passager masquait sous le dehors d’une contrariété résignée l’exaltation conquérante mitigée d’angoisse d’un gamin échappé de la maison paternelle. Et toujours un rire intérieur le chatouillait à la pensée de cette malchance qui, se disait-il, n’aurait pas pu atteindre plus complaisamment un favori de la Fortune. Il va falloir donner des explications, pensait-il, affronter des regards étonnés, puis tout sera arrangé ; un malheur se trouvait évité, une lourde erreur corrigée, et tout ce qu’il avait cru abandonner s’offrait de nouveau à lui et lui appartiendrait à discrétion. Au reste, était-ce une illusion causée par la vitesse du bateau ou n’était-ce pas, pour comble de bonheur, le vent marin qui soufflait maintenant, contre toute prévision ? Les vagues battaient les murailles bétonnées de l’étroit canal creusé à travers l’île jusqu’à l’hôtel Excelsior. Un omnibus automobile l’attendait là et le ramena par la route dominant la mer moutonneuse tout droit à l’hôtel des Bains. Le petit gérant à moustaches vint en smoking et descendit du perron pour le saluer.
D’un ton de délicate flatterie il exprima ses regrets de l’incident qu’il qualifia d’extrêmement fâcheux pour lui et pour la maison, mais approuva avec conviction la décision prise par Aschenbach d’attendre ici le retour de son colis. Sa chambre, il est vrai, était déjà donnée, mais une autre, non moins bonne, se trouvait à sa disposition. « Pas de chance, monsieur », dit en souriant le liftboy suisse, pendant la montée. Et ainsi le transfuge fut réinstallé dans une chambre presque identique à la précédente par la disposition et l’ameublement.
Accablé de fatigue et tout étourdi par l’agitation de cette singulière matinée, Aschenbach, après avoir rangé dans la chambre le contenu de son sac de voyage, s’assit dans un fauteuil près de la fenêtre ouverte. La mer avait pris une teinte verdâtre, l’air semblait plus léger et plus pur, la plage avec ses cabines et ses barques plus colorée, bien que le ciel restât toujours gris. Il regarda dehors, les mains jointes entre ses genoux, content d’être de nouveau là, mais hochant la tête en même temps, en pensant à sa versatilité, à sa méconnaissance de ses propres désirs. Il resta bien une heure dans cette posture, se reposant dans une vague rêverie. Vers midi, il aperçut Tadzio en costume de toile rayée à liséré rouge, revenant de la mer à l’hôtel par la barrière de la plage et les passerelles de planches. De la hauteur où il était assis, Aschenbach le reconnut aussitôt, avant d’avoir effectivement fixé les regards sur lui, et il allait penser : Tiens ! Tadzio, te voilà revenu, toi aussi ! Mais au même instant il sentit ce banal souhait de bienvenue s’effondrer dans le silence devant la révélation sincère de son cœur, il sentit le feu de ses veines, la joie et la souffrance de son âme et comprit que c’était Tadzio qui lui avait rendu le départ si dur.
Il resta assis en silence, à cette place où personne ne pouvait le voir d’en bas, et il fit son examen de conscience. Ses traits s’étaient animés, ses sourcils se relevèrent, ses lèvres se tendirent dans un sourire qui disait l’attention et la curiosité subtile. Ensuite il leva la tête, et de ses deux bras qui pendaient inertes de chaque côté du fauteuil, il décrivit lentement le mouvement qui enveloppe et qui soulève, tournant les paumes en avant, comme pour marquer l’action d’ouvrir et d’étendre les bras en un geste d’attentive bienvenue et de tranquille accueil.