Depuis quelques années déjà le choléra asiatique tendait à se répandre, et on le voyait éclater en dehors de l’Inde avec de plus en plus de violence. Engendrée par la chaleur dans le delta marécageux du Gange, avec les miasmes qu’exhale un monde d’îles encore tout près de la création, une jungle luxuriante et inhabitable, peuplée seulement de tigres tapis dans les fourrés de bambous, l’épidémie avait gagné tout l’Hindoustan où elle ne cessait de sévir avec une virulence inaccoutumée ; puis elle s’était étendue à l’est, vers la Chine, à l’ouest, vers l’Afghanistan, la Perse, et, suivant la grande piste des caravanes, avait porté ses ravages jusqu’à Astrakan et même Moscou. Mais tandis que l’Europe tremblait de voir le mal faire son entrée par cette porte, c’est avec des marchands syriens venus d’au-delà des mers qu’il avait pénétré, faisant son apparition simultanément dans plusieurs ports de la Méditerranée ; sa présence s’était révélée à Toulon, à Malaga ; on l’avait plusieurs fois devinée à Palerme, et il semblait que la Calabre et l’Apulie fussent définitivement infectées. Seul le Nord de la péninsule avait été préservé. Cependant cette année-là – on était à la mi-mai – en un seul jour les terribles vibrions furent découverts dans les cadavres vidés et noircis d’un batelier et d’une marchande des quatre-saisons. On dissimula les deux cas. Mais la semaine suivante il y en eut dix, il y en eut vingt, trente, et cela dans différents quartiers. Un habitant des provinces autrichiennes, venu pour quelques jours à Venise en partie de plaisir, mourut en rentrant dans sa petite ville d’une mort sur laquelle il n’y avait pas à se tromper, et c’est ainsi que les premiers bruits de l’épidémie qui avait éclaté dans la cité des lagunes parvinrent aux journaux allemands. L’édilité de Venise fit répondre que les conditions sanitaires de la ville n’avaient jamais été meilleures et prit les mesures de première nécessité pour lutter contre l’épidémie. Mais sans doute les vivres, légumes, viande, lait, étaient-ils contaminés, car quoique l’on démentît ou que l’on arrangeât les nouvelles, le mal gagnait du terrain ; on mourait dans les étroites ruelles, et une chaleur précoce qui attiédissait l’eau des canaux favorisait la contagion. Il semblait que l’on assistât à une recrudescence du fléau et que les miasmes redoublassent de ténacité et de virulence. Les cas de guérison étaient rares ; quatre-vingts pour cent de ceux qui étaient touchés mouraient d’une mort horrible, car le mal se montrait d’une violence extrême, et nombreuses étaient les apparitions de sa forme la plus dangereuse, celle que l’on nomme la forme sèche. Dans ce cas, le corps était impuissant à évacuer les sérosités que les vaisseaux sanguins laissaient filtrer en masse. En quelques heures le malade se desséchait et son sang devenu poisseux l’étouffait. Il agonisait dans les convulsions et les râles.
Une chance pour lui si, comme il arrivait quelquefois, le choléra se déclarait après un léger malaise sous la forme d’un évanouissement profond dont il arrivait à peine que l’on se réveillât. Au commencement de juin les pavillons d’isolement de l’Ospedale civico se remplirent sans bruit ; dans les deux orphelinats la place venait à manquer, et un va-et-vient macabre se déployait entre le quai neuf et San Michèle, l’île du cimetière. Mais la crainte d’un dommage à la communauté, la considération que l’on venait d’ouvrir une exposition de peinture au jardin public et que les hôtels, les maisons de commerce, toute l’industrie complexe du tourisme risquaient de subir de grosses pertes au cas où, la ville décriée, une panique éclaterait, tout cela l’emportait sur l’amour de la vérité et le respect des conventions internationales, et décidait les autorités à persévérer obstinément dans leur politique de silence et de démentis. Le directeur du service de santé de Venise, un homme de mérite, avait démissionné avec indignation, et en sous-main on l’avait remplacé par quelqu’un de plus souple. Cela le peuple le savait, et la corruption des notables de la ville, ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état d’exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des basses classes, une poussée de passions honteuses, illicites, et une recrudescence de criminalité où on les voyait faire explosion, s’afficher cyniquement. Fait anormal, on remarquait le soir beaucoup d’ivrognes ; la nuit, des rôdeurs rendaient, disait-on, les rues peu sûres ; les agressions, les meurtres se répétaient, et deux fois déjà il s’était avéré que des personnes soi-disant victimes du fléau avaient été empoisonnées par des parents qui voulaient se débarrasser d’eux ; le vice professionnel atteignait un degré d’insistance et de dépravation qu’autrement l’on ne connaissait guère dans cette région, et dont on n’a l’habitude que dans le Sud du pays et en Orient. L’Anglais raconta à Aschenbach l’essentiel de tout cela. « Vous feriez bien, conclut-il, de partir, et aujourd’hui plutôt que demain. La déclaration de quarantaine ne saurait guère tarder plus de quelques jours. – Merci », dit Aschenbach, et il quitta les bureaux.
Une touffeur d’été pesait sur la place sans soleil. Des étrangers qui ne savaient pas étaient assis à la terrasse des cafés, ou se tenaient au milieu des volées de pigeons devant l’église, et s’amusaient à les voir s’ébattre, se bousculer, picorer les grains de maïs qu’on leur tendait dans le creux de la main. Agité, fébrile, triomphant de posséder la vérité, la bouche pleine de dégoût, et le cœur frissonnant à de fantastiques visions, Aschenbach arpentait, solitaire, les dalles de la cour d’honneur. Il délibérait sur la possibilité d’une action qu’il convenait de décider, qui serait purificatrice. Le soir même après dîner, il pouvait s’approcher de la dame aux perles et lui parler en termes que déjà il se formulait : « Permettez, madame, à un étranger de vous apporter un conseil, un avertissement dont vous prive l’égoïsme des autres. Quittez Venise tout de suite, avec Tadzio et vos filles ! le choléra est dans la ville. » Il lui serait ensuite loisible de poser sur la tête de l’adolescent qui partait, et qui avait été l’instrument d’un dieu railleur, ses deux mains, et puis, se détournant, de fuir ce marécage. Mais au même instant il sentait qu’il était infiniment éloigné de prendre pour de bon une telle résolution. Le pas franchi le ramènerait en arrière, le rendrait à lui-même ; mais qui est hors de soi ne redoute rien tant que d’y rentrer. Il se souvenait d’une bâtisse claire ornée d’inscriptions qui luisaient dans la tombée du jour, et dont la transparente mystique avait attiré son regard, sa pensée errante ; et aussi de cette étrange silhouette de voyageur qui avait éveillé dans son cœur vieillissant le juvénile désir de partir, d’aller sans but, au loin, à l’aventure ; et l’idée de retourner chez lui, de se reprendre, de laisser tomber l’excitation, d’œuvrer à la tâche qui exige labeur et maîtrise, lui répugnait à un degré tel que ses traits se contractèrent pour exprimer un dégoût physique : « Il faut se taire », murmura-t-il avec véhémence. Et : « Je me tairai. » Se sentir de connivence, avoir conscience d’être complice, l’enivrait comme fait un peu de vin d’un cerveau fatigué. Le tableau de la ville frappée par le fléau et laissée à l’abandon, déroulé fiévreusement dans son imagination, allumait en lui des espérances dépassant l’esprit, débordant la raison, et d’une monstrueuse douceur. Qu’était pour lui le délicat bonheur dont il venait de rêver un moment auprès de cette attente ? Que pouvaient maintenant lui faire art et vertu, au regard des privilèges du chaos ? Il garda le silence et demeura.
Cette nuit-là il eut un rêve épouvantable – si l’on peut nommer du nom de rêve ce drame du corps et de l’esprit qui sans doute se produisit alors qu’il dormait profondément et se présentait sous des formes sensibles et en totale indépendance de lui, mais aussi sans qu’il eût conscience d’être lui-même en dehors des événements était bien plutôt son âme elle-même, et fondant sur lui du dehors, ils brisaient sa résistance, faisaient violence aux forces profondes de son esprit, bouleversaient tout, et laissaient son existence, laissaient l’édifice intellectuel de sa vie entière ravagé, anéanti.
Cela commença par de l’angoisse, de l’angoisse et de la volupté, et, mêlée à l’horreur, une curiosité de ce qui viendrait ensuite. La nuit régnait et ses sens étaient en éveil ; car venant du lointain on entendait s’approcher un tumulte, un fracas, un brouhaha fait d’un bruit de chaînes, de trompettes, de grondements sourds pareils au tonnerre, des cris aigus de la jubilation et d’un certain hurlement, de hululements avec des « ou » prolongés, le tout mêlé de chants de flûte, roucoulants et graves, voluptueux et éhontés, qui ne cessaient point, qui de leur horrible douceur dominaient le reste, et libidineusement prenaient l’être aux entrailles. Mais il connaissait un mot obscur et qui pourtant désignait ce qui allait venir : « La divinité étrangère ! » Des lueurs fuligineuses s’allumaient : il reconnut une montagne semblable à celle qui entourait son séjour d’été. Et dans les lumières qui déchiraient l’ombre des hauteurs boisées, entre les fûts des arbres et les pans de rochers moussus, quelque chose descendait en avalanche et se précipitait vers lui : un tourbillon, une cascade d’hommes, d’animaux, un essaim, une meute en furie – et cela inondait les pentes gazonnées de corps, de flammes, de danses échevelées, de rondes vertigineuses. Des femmes vêtues de peaux de bêtes qui leur pendaient à la ceinture et dans lesquelles elles s’embarrassaient les pieds, agitaient au-dessus de leurs têtes, qu’elles rejetaient en arrière en poussant un râle, des tambours de basque ; elles brandissaient des torches projetant des gerbes d’étincelles, et des poignards nus ; elles portaient des serpents qu’elles empoignaient par le milieu du corps, et qui dardaient leurs langues aiguës ; ou elles allaient poussant des cris, et offrant des deux mains leurs seins soulevés. Des hommes avec des cornes sur le front et des dépouilles d’animaux à la ceinture, eux-mêmes velus à la façon des ours, courbaient la nuque, se démenaient de tous leurs membres, faisaient retentir des cymbales d’airain ou gesticulaient furieusement en frappant sur des timbales, tandis que des garçons aux corps nus et polis aiguillonnaient avec des bâtons enguirlandés de verdure des boucs aux cornes desquels ils s’accrochaient, se laissant entraîner à leurs bonds avec des cris d’allégresse. Et les possédés hululaient leur chant fait de consonnes douces s’achevant sur l’« ou » prolongé avec des tons d’une sauvagerie et d’une douceur inouïes. D’un certain endroit, il montait canalisé dans les airs, pareil à l’appel du cerf qui brame, et plus loin il se trouvait répété à mille voix avec des accents de triomphe fou, excitant à la danse, aux gesticulations, et jamais on ne le laissait s’arrêter. Mais tout était traversé, dominé par le son grave et charmeur de la flûte. Ne le charmait-il pas lui aussi qui en se débattant vivait cette scène, et se sentait obstinément attiré par la licencieuse fête et les emportements de l’extrême offrande ? Grande était sa répugnance, grande sa crainte, loyale sa volonté de protéger jusqu’au bout ce qui était sien contre l’étranger, l’ennemi de l’esprit qui veut se tenir et se contenir. Mais le bruit, le sauvage appel multiplié par l’écho des rochers grandissait, l’emportait, s’enflait en irrésistible délire. Des vapeurs prenaient au nez, l’acre odeur des boucs, le relent des corps haletants, un souffle pareil à celui qu’exhalent les eaux corrompues, et puis une autre odeur encore, familière, sentant les blessures et les maladies qui sont dans l’air. Aux coups des timbales son cœur retentissait, son cerveau tournait, il était pris de fureur, d’aveuglement, une volupté l’hébétait et de toute son âme il désirait entrer dans la ronde de la divinité. Du symbole obscène fait d’un bois gigantesque on laissa tomber le voile et lorsqu’il se trouva érigé avec des cris plus effrénés encore ils prononcèrent la parole du rite. L’écume aux lèvres, déments, ils s’excitaient les uns les autres avec des gestes lubriques ; leurs mains s’égaraient ; au milieu de rires et de gémissements ils s’enfonçaient mutuellement des aiguillons dans la chair et léchaient le sang qui coulait de leurs membres. Et le dormeur était avec eux, il était en eux ; et son rêve venait de le livrer à la divinité étrangère. Oui, il venait à s’incarner en chacun de ceux qui, avec des gestes de furie et de massacre, se jetaient sur les bêtes et engloutissaient des lambeaux fumants de leur chair, lorsque pour la suprême offrande au dieu une mêlée sans nom finit par se produire sur la mousse saccagée. Et son âme connut le goût de la luxure, l’ivresse de s’abîmer et de se détruire.
De ce rêve, la victime s’éveilla anéantie, bouleversée, livrée sans défense au démon. Il ne redoutait plus les regards de ceux qui l’observaient ; qu’il leur fût suspect ne le souciait point. D’ailleurs ils partaient, fuyaient ; les cabines en grand nombre demeuraient vides ; la table d’hôte se dégarnissait de plus en plus, et il était rare de voir encore un étranger dans la ville. Il semblait que la vérité eût filtré ; la panique, en dépit du tenace concert des intéressés, ne pouvait plus être empêchée. Mais la dame aux perles restait avec les siens, soit que les bruits ne fussent point parvenus jusqu’à elle, soit qu’elle fut trop fière et trop au-dessus de la peur pour céder : Tadzio restait, et il semblait parfois à Aschenbach, pris dans son rêve que la fuite et la mort feraient disparaître à la ronde toute vie qui le gênait, qu’il pourrait demeurer seul en cette île avec le bel adolescent ; le matin sur la plage quand il posait sur la figure désirée un regard lourd, fixe, irresponsable, quand à la nuit tombante, perdant toute retenue, il le suivait dans les ruelles où se dissimulait la mort écœurante, il allait jusqu’à trouver pleins d’espoir des horizons monstrueux, et estimer caduque la loi morale.
Autant que n’importe quel amoureux il souhaitait de plaire et s’inquiétait amèrement à la pensée que cela pût n’être pas possible. Il ajoutait à son vêtement de quoi l’égayer comme celui d’un jeune homme, il portait des pierres précieuses, usait de parfums ; il passait chaque jour de longues séances à sa toilette et se rendait à table paré, excité, tendu. En face de l’adolescent délicieux dont il s’était épris, son corps vieillissant le dégoûtait ; à voir ses cheveux gris, les traits marqués de son visage, il était pris de honte et de désespérance. Quelque chose le poussait à rendre à son corps de la fraîcheur, à le refaire. On le voyait souvent dans le salon de coiffure de l’hôtel ; enveloppé du peignoir, allongé sur la chaise, s’abandonnant aux soins d’un coiffeur bavard, il considérait d’un regard tourmenté son image dans le miroir.
– Grisonnant, dit-il avec un rictus.
– Un peu, répondit l’homme. D’ailleurs à cause d’une petite négligence, d’une insouciance des détails de toilette bien compréhensible chez tous les grands personnages, et que pourtant l’on peut critiquer ; d’autant plus que précisément les préjugés relatifs aux agréments de l’art ne sont pas de mise pour eux. Si la sévérité dont certaines gens témoignent à l’égard des artifices du coiffeur s’appliquait aux soins des dents, comme il serait logique, quel scandale ne serait-ce point ? En somme, nous n’avons que l’âge que nous donnent notre esprit, notre cœur ; et il arrive que les cheveux gris soient une inconséquence plus réelle que ne le serait un correctif que l’on dédaigne. C’est ainsi que dans votre cas, monsieur, on aurait droit à retrouver la couleur naturelle de ses cheveux. Permettez-vous que tout simplement je m’emploie à vous la rendre ?
– Comment cela ? questionna Aschenbach.
Alors l’éloquent coiffeur lava la chevelure de son client avec deux sortes d’eau, une claire et une foncée, et elle devint noire comme lorsqu’il avait vingt ans. Puis avec le fer à friser il l’ondula mollement, prit du recul et lorgna son œuvre.
– Il ne resterait plus, dit-il, qu’à rafraîchir quelque peu le visage.
Et en homme qui n’en peut finir, que rien ne satisfait entièrement, il se mit à passer d’une manipulation à l’autre, avec un air de plus en plus affairé. Aschenbach, indolemment allongé, incapable de résister, et repris d’espoir à ce spectacle, regardait dans la glace ses sourcils se dessiner, s’arquer harmonieusement, ses yeux s’agrandir en amandes et briller d’un plus vif éclat grâce à un cerne de khôl sous la paupière ; plus bas, là où auparavant la peau était flasque, jaune et parcheminée, il voyait paraître un carmin léger ; ses lèvres tout à l’heure exsangues s’arrondissaient, prenaient un ton framboise ; les rides des joues, de la bouche, les pattes d’oie aux tempes disparaissaient sous la crème et l’eau de Jouvence… Avec des battements de cœur, Aschenbach découvrait dans la glace un adolescent en fleur. L’homme au cosmétique se déclara enfin satisfait et remerciant avec obséquiosité, à la façon de son espèce, celui qu’il venait de servir. « D’insignifiantes retouches, dit-il, mettant la dernière main à ses artifices. Monsieur peut maintenant tomber amoureux sans crainte. » Ravi, emporté par son rêve, troublé et craintif, Aschenbach s’en alla. Il portait une cravate rouge, et son chapeau de paille à larges bords avait un ruban de couleur.
Un tiède vent d’orage s’était mis à souffler. Il ne tombait que de rares et fines ondées, mais l’air était humide, épais, corrompu et chargé de miasmes. Les oreilles d’Aschenbach s’emplissaient de bourdonnements, de battements, de sifflements ; fiévreux sous son fard, il croyait entendre passer autour de lui et s’ébattre dans l’espace de malfaisants génies de l’air, et les funèbres oiseaux des mers repus de la chair des potences qu’ils viennent déchiqueter, fouiller et souiller. Car il faisait si lourd que l’on perdait tout appétit, et l’on ne pouvait se défendre d’imaginer les mets empoisonnés des germes de la contagion.
Sur les pas du bel adolescent, Aschenbach, un après-midi, s’était enfoncé dans les dédales du centre de la cité empestée. Ne sachant plus s’orienter, étant donné que toutes les ruelles, les canaux, les passerelles et les places du labyrinthe se ressemblaient, n’étant même plus sûr de quel côté se trouvait l’hôtel, il ne pensait qu’à une chose : ne pas perdre de vue la silhouette ardemment suivie ; et tenu à des précautions dégradantes, rasant les murailles, se dissimulant derrière les passants, il fut longtemps avant de se rendre compte de la fatigue, de l’épuisement que sa passion et une incessante tension avaient infligés à son corps et à son esprit. Tadzio marchait derrière les siens ; dans les passages resserrés il cédait habituellement le pas à sa gouvernante et aux petites nonnes, ses sœurs ; flânant en arrière, de temps en temps il retournait la tête pour s’assurer d’un coup d’œil par-dessus l’épaule, d’un regard de ses étranges yeux couleur d’aube, que son amoureux le suivait. Il le voyait sans le trahir. Grisé par cette constatation, entraîné par ces yeux, tenu en lisière par sa passion, celui-ci se faufilait à la poursuite de son inconvenante espérance ; il finit par se trouver volé. Les Polonais avaient franchi un pont en ogive, la hauteur de l’arche les cacha à leur suiveur, et quand il l’eut gravie à son tour il les avait perdus de vue. Il explora l’horizon dans trois directions, droit devants lui et de chaque côté, le long du quai étroit et sale ; en vain. L’énervement, une fatigue à tomber le forcèrent enfin à abandonner ses recherches.
La tête lui brûlait, la sueur poissait à sa peau, sa nuque tremblait, une soif insupportable le torturait ; il chercha des yeux n’importe quoi pour se rafraîchir, tout de suite. À l’étalage d’une petite boutique il acheta quelques fruits, des fraises, marchandise trop mûre et molle, dont il mangea en continuant sa route. Une petite place déserte, et qu’on eût dit évoquée par la baguette d’un enchanteur, s’ouvrait devant lui ; il la reconnut ; c’était là, quelques semaines auparavant, qu’il avait combiné pour fuir le plan manqué. Sur les marches de la citerne, au milieu de la place, il s’affala, la tête appuyée à la margelle de pierre. Pas un bruit, l’herbe poussait entre les pavés, des détritus étaient épars alentour.
Parmi les maisons inégales et dégradées qui entouraient la place, il y en avait une qui avait l’air d’un palais, avec des fenêtres en ogive derrière lesquelles habitait le vide, et de petits balcons ornés de lions. Au rez-de-chaussée d’une autre se trouvait une pharmacie. Des bouffées d’air chaud apportaient par moments une odeur de phénol.
Il était donc assis là, le maître, l’artiste qui avait su croître en dignité, l’auteur du Misérable qui avait, en une forme d’une pureté exemplaire, abjuré la bohème et le trouble des bas-fonds, dénoncé toute sympathie avec les abîmes, réprouvé le répréhensible ; lui qui était monté si haut, lui qui s’étant affranchi de son savoir et libéré de l’ironie avait pris l’habitude de se croire tenu par la confiance qu’il inspirait à son public – Gustav Aschenbach dont la gloire était officielle, dont le nom avait été anobli et dont le style était imposé en modèle aux enfants des écoles, était assis là, les paupières fermées ; par intervalles seulement il coulait à la dérobée un regard oblique, ironique et atterré, sur lequel vite se refermaient les paupières et ses lèvres flasques, dessinées au rouge, formulaient des mots détachés du discours que son cerveau engourdi composait selon l’étrange logique du rêve.
« Car, remarque-le bien, Phaidros, la beauté, la beauté seule est divine et visible à la fois, et ainsi c’est par elle que l’on s’achemine au sensible ; c’est par elle, petit Phaidros, que l’artiste s’engage dans les chemins de l’esprit. Mais crois-tu donc, ami, que celui-là atteindra jamais à la sagesse et à une virilité véritable qui s’achemine vers l’esprit par la voie des sens ? Ou est-ce que tu crois (à toi de décider) que cette voie soit pleine d’aimables dangers, que ce soit vraiment une voie tortueuse et coupable, et qu’elle mène nécessairement à l’erreur ? Car il faut que tu saches que, nous autres poètes, nous ne pouvons suivre le chemin de la beauté sans qu’Éros se joigne à nous et prenne la direction ; encore que nous puissions être des héros à notre façon, et des gens de guerre disciplinés, nous sommes comme les femmes, car la passion est pour nous édification, et notre aspiration doit demeurer amour… tel est notre plaisir et telle est notre honte. Vois-tu maintenant qu’étant poètes nous ne pouvons être ni sages, ni dignes ? Qu’il nous faut nécessairement errer, nécessairement être dissolus, et demeurer des aventuriers du sentiment ? La maîtrise de notre style est mensonge et duperie ; notre gloire, les honneurs qu’on nous rend, une farce ; la confiance de la foule en nous, ridicule à l’extrême ; l’éducation du peuple et de la jeunesse par l’art, une entreprise risquée qu’il faut interdire. Car à quelle éducation serait-il propre celui que sa nature, incorrigiblement, incline vers l’abîme ? L’abîme, nous le renierions volontiers pour nous rendre dignes. Mais où que nous nous tournions il nous attire. C’est ainsi que nous adjurons la connaissance dissolvante, car la connaissance, Phaidros, n’est ni digne, ni sévère ; elle sait, elle comprend, elle pardonne – elle n’a ni rigidité, ni forme ; elle est en sympathie avec l’abîme, elle est l’abîme. Nous la rejetons donc décidément, et dès lors notre effort tend vers la seule beauté, c’est-à-dire vers le simple, le grand ; vers la sévérité, la spontanéité reconquises et le style. Mais style et spontanéité, Phaidros, entraînent la griserie et le désir, risquent de conduire celui qui sent noblement à d’effroyables sacrilèges du cœur, encore que son goût d’une beauté sévère les déclare infâmes… c’est à l’abîme que mènent forme et style ; eux aussi – à l’abîme. Ils nous y conduisent aussi, dis-je, car le poète n’est pas capable de durable élévation, il n’est capable que d’effusions. Et maintenant, Phaidros, demeure, moi je pars ; et alors seulement que tu ne me verras plus, pars, toi aussi. »
Quelques jours plus tard Gustav d’Aschenbach, qui se sentait souffrant, quitta l’hôtel à une heure plus avancée de la matinée qu’il n’avait coutume. Il avait à surmonter certains accès de vertige qui n’étaient qu’à demi de nature physique et s’accompagnaient d’une crise d’angoisse, de la sensation qu’il n’y avait ni issue, ni espoir, sans qu’il s’expliquât si cette sensation se rapportait au monde extérieur ou à sa propre personne. Dans le hall, il remarqua un monceau de bagages prêts à partir, demanda au portier qui s’en allait ; en réponse on lui donna, accompagné du titre de noblesse, le nom de la famille polonaise, celui-là même qu’en secret il avait attendu. Il l’écouta sans que ses traits défaits eussent bougé, et avec ce léger mouvement du menton dont on accompagne une nouvelle qui ne vous intéresse qu’incidemment, puis ajouta : « Quand ? – Après le lunch », lui fut-il répondu. Il acquiesça d’un signe de tête et se rendit à la mer.
La côte était inhospitalière. Sur la vaste étendue d’eaux basses qui séparait du bord le premier banc de sable, d’un bout à l’autre de la surface de légères rides couraient. Le souffle de l’automne, des choses qui ont cessé de vivre, semblait passer sur ce lieu de plaisir autrefois animé de si vives couleurs, maintenant presque désert, et mal entretenu. Un appareil photographique dont on ne voyait pas à qui il appartenait reposait sur son pied, au bord de l’eau, et le voile noir posé dessus claquait au vent qui avait fraîchi.
Tadzio, avec trois ou quatre compagnons qui lui étaient restés, prenait ses ébats à droite de la cabine de sa famille, et une couverture sur les genoux, à mi-chemin entre la mer et la rangée des cabines, Aschenbach, allongé sur sa chaise, le suivit encore une fois du regard. Le jeu que personne ne surveillait, car les femmes étaient sans doute occupées à des préparatifs de voyage, semblait ne plus suivre la règle, et il dégénéra. Le garçon trapu aux cheveux noirs et pommadés qui portait un norfolk et que l’on appelait Jaschou, irrité parce qu’on lui avait jeté du sable dans le visage et dans les yeux, obligea Tadzio à lutter avec lui et bientôt le frêle adolescent succomba. Mais comme si à l’heure de la séparation la servilité de l’inférieur s’était changée chez Jaschou en brutalité et en cruauté, et comme s’il avait voulu se venger d’un long esclavage, vainqueur il ne lâchait pas l’adversaire abattu, mais au contraire, appuyant les genoux sur son dos, il lui maintint le visage dans le sable pendant si longtemps que Tadzio déjà essoufflé par la lutte risquait d’étouffer. Ses tentatives de secouer l’adversaire qui l’oppressait étaient convulsives ; par moments elles cessaient tout à fait et elles ne reprenaient que par soubresauts. Hors de lui, Aschenbach voulait bondir à son secours lorsque le brutal abandonna enfin sa victime. Tadzio, très pâle, se redressa à moitié et assis, appuyé sur un coude, il demeura quelques minutes sans bouger, les cheveux embroussaillés, avec une ombre dans le regard ; puis il se redressa tout à fait et s’éloigna lentement. On l’appelait, et la voix, d’abord gaie, se faisait inquiète et suppliante ; il n’entendait pas. L’autre, le garçon aux cheveux noirs, peut-être pris de repentir aussitôt l’acte commis, le rattrapa et chercha une réconciliation. Tadzio l’écarta d’un geste de l’épaule et descendit obliquement vers la mer. Il était nu-pieds et portait son vêtement de toile rayée orné d’un nœud rouge.
Au bord du flot il s’arrêta, la tête basse, traçant de la pointe du pied des figures dans le sable humide ; puis il entra dans la flaque marine qui à son endroit le plus profond ne lui montait pas au genou ; il la traversa et avançant nonchalamment il atteignit le banc de sable. Là il s’arrêta un instant, le visage tourné vers le large ; puis se mit à parcourir lentement la longue et étroite langue de sable que la mer découvrait. Séparé de la terre ferme par une étendue d’eau, séparé de ses compagnons par un caprice de fierté, il allait, vision sans attaches et parfaitement à part du reste, les cheveux au vent, là-bas, dans la mer et le vent, dressé sur l’infini brumeux. Une fois encore l’image immobile se détacha et soudain, comme à un souvenir, à une impulsion, gracieusement incliné par rapport à sa première position, il tourna le buste, une main sur la hanche, et par-dessus l’épaule regarda la rive. Aschenbach était assis là-bas, comme le jour où pour la première fois repoussé du seuil, son regard avait rencontré le regard de ces yeux couleur d’aube. Sa tête, glissant sur le dossier de la chaise, s’était lentement tournée pour accompagner le mouvement de celui qui s’avançait là-bas ; maintenant elle se redressait comme pour aller au-devant de son regard, puis elle s’affaissa sur la poitrine, les yeux retournés pour voir encore, tandis que le visage prenait l’expression relâchée et fervente du dormeur qui tombe dans un profond sommeil. Il semblait à Aschenbach que le psychagogue pâle et digne d’amour lui souriait là-bas, lui montrant le large ; que, détachant la main de sa hanche, il tendait le doigt vers le lointain, et prenant les devants s’élançait comme une ombre dans le vide énorme et plein de promesses. Comme tant de fois déjà il voulut se lever pour le suivre.
Quelques minutes s’écoulèrent avant que l’on accourût au secours du poète dont le corps s’était affaissé sur le bord de la chaise. On le monta dans sa chambre.
Et le jour même la nouvelle de sa mort se répandit par le monde où elle fut accueillie avec une religieuse émotion.