XLIII

Le vacarme provincial des cloches de Saint-Eustache, qui s’engouffrait dans la cour de l’immeuble, éveilla Jacques de bonne heure. Sa première pensée fut pour Jenny. Vingt fois déjà, la veille, au cours de la soirée et jusqu’au moment où il s’était endormi, il s’était remémoré sa visite avenue de l’Observatoire ; il trouvait toujours de nouveaux détails à tirer de son souvenir. Il demeura quelques minutes, allongé sur son lit, promenant un regard indifférent sur le décor de son nouveau logis. Les murs étaient salpêtrés, le plafond s’écaillait ; des hardes inconnues pendaient aux patères ; des paquets de brochures, de tracts, s’empilaient sur l’armoire ; au-dessus de la cuvette de zinc, luisait un miroir de bazar, taché d’éclaboussures. Quelle avait pu être la vie du camarade qui habitait là ?

La fenêtre était restée toute la nuit ouverte ; mais, malgré l’heure matinale, l’air qui montait de la cour était fétide, étouffant.

« Lundi 27 », se dit-il, en consultant son carnet de poche, déposé sur la table de nuit. « Ce matin, dix heures, les types de la C. G. T… Ensuite, il faudra m’occuper de cet argent, voir le notaire, l’agent de change… Mais, à une heure, je serai chez elle, avec elle !… Après, à quatre heures et demie, j’ai cette réunion qu’on a organisée à Vaugirard, pour Knipperdinck… À six heures, je passerai au Libertaire… Et, ce soir, la manifestation… Il y avait de la bagarre dans l’air, cette nuit. Aujourd’hui, il pourrait bien se passer des choses… Les boulevards ne seront pas toujours aux jeunes patriotes ! La manifestation de ce soir s’annonce bien. Des affiches partout… La Fédération du Bâtiment a fait appel aux syndicats… Important, ça, que le mouvement syndicaliste soit bien en liaison avec celui du Parti… »

Il courut emplir son broc au robinet du couloir, et le torse nu, s’aspergea d’eau fraîche.

Brusquement lui revint le souvenir de Manuel Roy, et il se mit à invectiver le jeune médecin : « Au fond, ceux que vous accusez d’antipatriotisme, ce sont ceux qui s’insurgent contre votre capitalisme ! Il suffit qu’on s’attaque à votre régime, pour être de mauvais Français ! Vous dites : “Patrie” », grogna-t-il, la tête sous l’eau ; « mais vous pensez : “Société !” “Classe !” Votre défense de la patrie n’est pas autre chose qu’une défense déguisée de votre système social ! » Il empoigna de chaque main une extrémité de la serviette, et se frotta vigoureusement le dos, rêvant d’un monde à venir, où les diverses patries subsisteraient comme autant de groupements régionaux, autonomes, mais rassemblés sous une même organisation prolétarienne.

Puis sa pensée revint au syndicalisme :

« C’est à l’intérieur des syndicats qu’il faudrait être, pour faire de la bonne besogne… » Son front s’assombrit. Pourquoi était-il en France ? Mission d’information, oui ; et il s’en acquittait de son mieux : la veille encore, il avait expédié à Genève quelques brefs « rapports » dont, sans doute, Meynestrel pourrait se servir ; mais il ne s’illusionnait pas sur l’importance de ce rôle d’enquêteur. « Être utile, vraiment utile… Agir… », il était venu à Paris avec cet espoir ; et il enrageait de n’être qu’un spectateur, un enregistreur de propos, de nouvelles ; de ne rien faire, en somme – de ne rien pouvoir faire ! Pas d’action possible sur ce plan international auquel il se trouvait, par force, limité. Pas d’action réelle pour ceux qui ne font pas partie des équipes, pour ceux qui ne sont pas incorporés, et depuis longtemps, aux organisations constituées. « C’est tout le problème de l’individu devant la révolution », se dit-il avec un brusque découragement. « Je me suis évadé de la bourgeoisie, par instinct de fuite… Avec une révolte d’individu, non de classe… J’ai passé mon temps à m’occuper de moi, à me chercher… Tu ne seras jamais un bon révolutionnaire, mon Camm’rad… »Les reproches de Mithœrg lui revinrent à l’esprit. Et, songeant à l’Autrichien, à Meynestrel, à tous ceux dont le réalisme délibéré avait, une fois pour toutes, accepté la nécessité révolutionnaire du sang, il se sentit repris à la gorge par l’angoissante question de la violence… « Ah ! Pouvoir se délivrer, un jour… Se donner… Se délivrer par le don total… »

Il acheva sa toilette dans un de ces états de trouble, d’abattement, qu’il ne connaissait que trop ; mais qui, par bonheur, ne duraient pas, cédaient vite au dynamisme de la vie extérieure.

« Allons aux nouvelles », se dit-il, en se secouant.

Cette pensée suffit à lui rendre courage. Il donna un tour de clef à sa chambre, et descendit rapidement dans la rue.

Les journaux ne lui apprirent pas grand-chose. Les feuilles de droite menaient tapage autour des manifestations faites par la Ligue des Patriotes devant la statue de Strasbourg. Dans la plupart des feuilles d’information, les dépêches officielles étaient enrobées de commentaires verbeux et contradictoires. Le mot d’ordre semblait être de faire alterner prudemment les éléments d’inquiétude et les raisons d’espoir. Les organes de gauche convoquaient tous les pacifistes à venir manifester, dans la soirée, place de la République. La Bataille syndicaliste affichait, en première page : Tous, ce soir, sur les boulevards !

 

Avant de gagner la rue de Bondy, où il n’avait rendez-vous qu’à dix heures, Jacques s’arrêta à l’Humanité.

À la porte du bureau de Gallot, il fut accosté par une vieille militante, qu’il connaissait pour l’avoir souvent rencontrée aux réunions du Progrès. Elle était affiliée au Parti depuis quinze ans, et rédactrice à la Femme libre. On l’appelait la mère Ury. Elle jouissait de l’affection générale, bien qu’on prît grand soin de la fuir pour échapper à son insistante loquacité. Serviable à l’excès, dévouée à toutes les causes généreuses, payant d’ailleurs de sa personne, elle avait la rage de recommander les gens les uns aux autres, et se montrait infatigable, malgré son âge et ses varices, dès qu’il s’agissait de trouver de l’ouvrage pour un chômeur, ou de tirer d’embarras quelque camarade. Elle avait courageusement hébergé Périnet chez elle, lors de ses démêlés avec la police. C’était une étrange créature. Ses mèches grises, échevelées, lui donnaient dans les meetings une allure de pétroleuse. La tête était restée belle. « Elle a encore de la façade », disait Périnet, avec son accent faubourien, « mais il a plu sur l’étalage… » Végétarienne convaincue, elle venait de mettre sur pied une coopérative, dont le but était de doter chaque quartier de Paris d’un restaurant socialiste végétarien. En dépit des événements, elle ne perdait aucune occasion de recruter des adeptes, et cramponnée au bras de Jacques, elle entreprit de le catéchiser :

– « Renseigne-toi, mon petit ! Consulte des hygiénistes… Ton organisme ne peut pas réaliser son harmonie fonctionnelle, ton cerveau ne peut pas atteindre son rendement maximum, si tu t’obstines à donner à ton corps une alimentation putréfiée, un régime de charognard… »

Jacques eut grand-peine à s’en débarrasser, et à pénétrer sans elle dans le bureau de Gallot.

Celui-ci n’était pas seul. Son secrétaire, Pagès, lui présentait une liste de noms, qu’il examinait et pointait au crayon rouge. Il leva le museau par-dessus les dossiers qui s’empilaient sur sa table, et fit signe à Jacques de s’asseoir, tandis qu’il poursuivait son pointage.

Jacques le voyait de profil ; et ce profil de rongeur était à peine un profil humain : la ligne oblique et fuyante du front et du nez constituait, à peu de chose près, tout le visage ; cette ligne se perdait, en haut, dans la brosse hirsute des cheveux poivre et sel, en bas, dans la barbe, plantée comme un essuie-plume, où se dissimulaient une bouche en retrait et un menton avorté. Jacques regardait toujours Gallot avec surprise et curiosité, comme on examine un hérisson quand on a la chance exceptionnelle de le surprendre avant qu’il se mette en boule.

La porte s’ouvrit en coup de vent, et Stefany parut, sans veston, les manches de chemise roulées jusqu’au coude sur ses bras noueux, les lunettes solidement campées sur son nez d’oiseau. Il apportait l’ordre du jour voté, la veille, à Bruxelles, par le Congrès syndical.

Gallot se leva, non sans avoir pris la liste de Pagès, et l’avoir soigneusement glissée dans un classeur. Les trois hommes discutèrent un instant le texte belge, sans s’occuper de Jacques. Puis ils échangèrent leurs impressions sur les nouvelles du jour.

Indiscutablement, l’atmosphère, ce matin, était moins tendue. Les nouvelles d’Europe centrale autorisaient quelques espérances. Les troupes autrichiennes n’avaient toujours pas franchi le Danube. Ce temps d’arrêt, après la précipitation des agissements de l’Autriche pour rompre avec la Serbie, était, selon Jaurès, significatif. Devant la bonne volonté manifeste de la réponse serbe et l’indignation générale des puissances, Vienne, évidemment, hésitait encore à commencer les hostilités. D’autre part, la menace de mobilisation faite, la veille, par l’Allemagne à la Russie, et qui avait si fort inquiété les chancelleries, semblait, tout compte fait, devoir être interprétée moins défavorablement : d’après certains, c’était un acte volontairement énergique, inspiré par un sincère désir de sauvegarder la paix. Et, en effet, le résultat immédiat s’annonçait assez bon : la Russie avait obtenu des Serbes l’engagement de reculer sans combattre, en cas d’avance autrichienne : ce qui allait permettre de gagner du temps, et de trouver sans doute des formules de conciliation.

Jacques avait reçu divers renseignements assez encourageants sur la résistance internationale. En Italie, les députés socialistes devaient se réunir, à Milan, pour examiner la situation et préciser l’attitude pacifiste du Parti italien. En Allemagne, les mesures énergiques du gouvernement ne parvenaient pas à museler les forces d’opposition : une grande manifestation contre la guerre se préparait, pour le lendemain, à Berlin. Dans toute la France, les sections socialistes et syndicalistes, alertées, étudiaient des plans régionaux de grève.

On vint prévenir Stefany que Jules Guesde l’attendait. Jacques, pressé par son rendez-vous, sortit de la pièce avec lui, et l’accompagna jusqu’à son bureau.

– « Plans régionaux ? » demanda-t-il. « Pour pouvoir, en cas de guerre, participer à une grève générale ? »

– « Générale, évidemment », répondit Stefany.

Mais, au gré de Jacques, le ton manquait un peu de confiance.

 

Le Café du Rialto était situé rue de Bondy. Le voisinage de la Confédération générale du Travail avait fait de cet établissement, le siège d’un groupe de syndiqués, particulièrement actif. Jacques devait y rencontrer deux militants de la C. G. T., avec lesquels Richardley l’avait prié de se mettre en contact. L’un avait été instituteur ; l’autre était un ancien contremaître métallurgiste.

L’entretien durait déjà depuis près d’une heure ; Jacques – très intéressé par les renseignements qu’il recueillait sur les méthodes actuellement à l’étude pour obtenir une collaboration plus étroite entre l’activité des C. G. T. et celle des partis socialistes, dans leur commune opposition contre la guerre, – ne songeait pas à y mettre fin, lorsque la patronne du café parut à la porte de l’arrière-salle réservée aux réunions, et cria, à la cantonade :

– « On demande Thibault au téléphone. »

Jacques hésitait à se lever. Nul ne pouvait avoir l’idée de le relancer ici. Sans doute y avait-il quelque autre Thibault dans la salle ?… Comme personne ne se dérangeait, il se décida à aller voir.

C’était Pagès. Jacques se souvint, en effet, que, en quittant le bureau de Gallot, il avait fait allusion à son rendez-vous rue de Bondy.

– « Une chance que je te joigne ! » dit Pagès. « Je viens de recevoir un Suisse, qui veut te parler… qui te cherche, partout, depuis hier. »

– « Quel Suisse ? »

– « Un drôle de petit homme, un nain à cheveux blancs, un albinos. »

– « Ah ! je sais… Ce n’est pas un Suisse, c’est un Belge. Il est donc à Paris ?… »

– « Je n’ai pas voulu lui dire où tu étais. Je lui ai conseillé, à tout hasard, de se trouver au Croissant, à une heure. »

« Et ma visite à Jenny ! » se dit Jacques.

– « Non », fit-il aussitôt. « J’ai un rendez-vous à une heure, que je ne peux absolument pas… »

– « Comme tu voudras », trancha Pagès. « Mais ça paraît urgent. Il a une communication à te faire, de la part de Meynestrel… Enfin, moi, je t’ai prévenu. Au revoir. »

– « Merci. »

Meynestrel ? Une communication urgente ?

Jacques quitta le Rialto, perplexe. Il ne pouvait se résoudre à remettre sa visite avenue de l’Observatoire. Pourtant, la raison l’emporta. Et, avant d’aller chez son notaire, il entra, rageur, dans un bureau de poste et griffonna un pneumatique à l’adresse de Jenny, pour la prévenir qu’il ne pourrait être chez elle avant trois heures.

 

L’étude Beynaud occupait le premier étage d’un bel immeuble de la rue Tronchet.

En toute autre circonstance, la gravité compacte de maître Beynaud, l’aspect du lieu, du mobilier, des clercs, l’atmosphère morne et poussiéreuse de cette nécropole de paperasses, lui eussent paru comiques. On le reçut avec certains égards. Il était le fils, l’héritier, du regretté M. Thibault ; sans doute aussi, un futur client. Du saute-ruisseau au patron, régnait un respect dévotieux pour la fortune acquise. On lui fit signer des papiers. Et, comme il semblait impatient d’avoir la disposition de ce gros capital, on chercha discrètement à savoir ce qu’il en comptait faire.

– « Évidemment », proféra maître Beynaud, les mains agrippées aux têtes de lions qui terminaient les bras de son fauteuil, « la Bourse, en ces temps de crise, offre des occasions imprévues… pour qui connaît bien les marchés… Mais, d’autre part, les risques… »

Jacques coupa court et prit congé.

À la charge de l’agent de change, une fièvre insolite agitait les employés derrière les grilles de leur ménagerie. Les téléphones tintaient. On criait des ordres. L’heure de l’ouverture de la Bourse était proche, et la gravité de la situation générale faisait craindre une séance mouvementée. On souleva des difficultés, lorsque Jacques demanda à être reçu par M. Jonquoy lui-même. Il dut se contenter d’un fondé de pouvoir. Et, dès qu’il eut émis la prétention de faire vendre immédiatement la totalité de ses titres, on lui représenta que le moment était mal choisi, et qu’il aurait à subir, sur l’ensemble des opérations, une perte fort appréciable.

– « Peu importe », dit-il.

Il avait l’air si résolu qu’il en imposa à l’homme de Bourse. Pour commettre une pareille folie et rester aussi calme, il fallait certainement que cet étrange client eût des tuyaux secrets, et combinât un coup de maître. Néanmoins, il fallait compter environ deux jours pour réaliser tous ces ordres de vente. Jacques se leva, en annonçant qu’il reviendrait mercredi, et qu’il désirait ce jour-là, trouver toute sa fortune, en espèces, à la caisse de la charge.

Le fondé de pouvoir le raccompagna jusque sur le palier.

 

Vanheede était seul, juché sur la banquette, près de la porte ; les coudes sur la table, le menton dans les paumes, il clignait des yeux pour surveiller ceux qui entraient. Il était vêtu d’un étrange complet colonial en toile kaki, aussi décoloré que ses cheveux ; et, bien qu’on eût l’habitude, au Croissant, des tenues hétéroclites, il ne passait pas inaperçu.

À la vue de Jacques, il se dressa, et son visage pâle se colora brusquement. Il fut un instant avant de pouvoir articuler un mot.

– « Enfin ! » soupira-t-il.

– « Tu es donc à Paris, toi aussi, mon petit Vanheede ? »

– « Enfin ! » répéta l’albinos. Sa voix chevrotait. « Je commençais à avoir terriblement peur, Baulthy, savez-vous ! »

– « Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? »

La main en visière pour protéger ses prunelles, Vanheede regarda prudemment vers les tables voisines.

Jacques, intrigué, s’assit à son côté, et pencha l’oreille.

– « On a besoin de vous », souffla l’albinos.

L’image de Jenny passa devant les yeux de Jacques. Il releva nerveusement sa mèche, et demanda, d’une voix mal assurée.

– « À Genève ? ».

Vanheede secoua négativement sa tête ébouriffée. Il fouillait dans sa poche. Il sortit de son portefeuille une lettre cachetée, sans suscription. Tandis que Jacques l’ouvrait fébrilement, Vanheede lui chuchota :

– « J’ai encore autre chose pour vous. Des papiers d’identité, au nom de Eberlé. »

L’enveloppe contenait une feuille double : sur le recto de la première page étaient tracées quelques lignes, de l’écriture de Richardley. L’autre page semblait blanche.

 

Jacques lut :

« Le Pilote compte sur toi. Lettre suit. Nous nous retrouverons tous, mercredi, à Bruxelles.

« Amitiés,

« R. »

« Lettre, suit… » Jacques connaissait la formule. La page blanche contenait des instructions à l’encre sympathique.

– « Il faut que je rentre chez moi pour déchiffrer ça… » Il tournait impatiemment la lettre entre ses doigts. « Et si tu ne m’avais pas trouvé ? » demanda-t-il.

Vanheede eut un sourire angélique :

– « Mithœrg est avec moi. Ça est lui, qui, dans ce cas-là, devait ouvrir l’enveloppe, et exécuter tout à votre place… Nous devons retrouver les autres, mercredi, à Bruxelles… Vous n’habitez donc plus chez Liebaert, rue des Bernardins ? »

– « Où est-il, Mithœrg ? »

– « Il vous cherche, de son côté. Je dois le retrouver à trois heures, boulevard Barbès, chez Œrding, un compatriote à lui, qui nous loge. »

– « Écoute », dit Jacques, en glissant la lettre dans sa poche, « je préfère ne pas t’emmener dans ma chambre : inutile d’attirer l’attention de ma concierge… Mais trouve-toi, avec Mithœrg, à quatre heures et quart, devant le kiosque des tramways de la gare Montparnasse, tu sais ? Je vous emmènerai à une réunion intéressante, rue des Volontaires… Et, ce soir, après le dîner, nous irons ensemble place de la République, pour manifester. »

 

Une demi-heure plus tard, enfermé dans sa chambre, Jacques déchiffrait le texte du message :

 

« Sois à Berlin le mardi 28.

« Entre, à dix-huit heures, au restaurant Aschinger de la Potsdamer Platz. Tu y trouveras Tr. qui te donnera indications précises.

« Aussitôt en possession de la chose, file par premier train sur Bruxelles.

« Prends maximum de précautions. Aucun autre papier sur toi que ceux qui te seront remis par V.

« Si, par malchance, étais pris et accusé d’espionnage, choisis pour avocat Max Kerfen, de Berlin.

« Affaire préparée par Tr. et ses amis. Tr. a particulièrement insisté pour travailler avec toi. »

 

– « Eh bien, voilà », fit Jacques, à mi-voix. Et immédiatement, il pensa : « Être utile… Agir ! »

De la cuvette s’exhalait l’odeur alcaline du révélateur. Il s’essuya les doigts, et vint s’asseoir sur son lit.

« Voyons », se dit-il, s’efforçant de rester calme. « Berlin… Demain soir… Le train du matin ne me mettrait pas là-bas assez tôt pour que je sois à six heures au rendez-vous : il faut que je parte aujourd’hui, au train de vingt heures… De toutes façons, j’ai le temps de revoir Jenny… Bon… Mais je rate la manifestation… »

Il réfléchissait, le souffle un peu court. Dans la valise, ouverte à même le parquet, il y avait un indicateur. Il le prit et s’approcha de la croisée. La chaleur lui semblait suffocante.

« À la rigueur, pourquoi pas le semi-omnibus de minuit quinze ?… Le voyage sera plus long, mais ça me permettra d’être ce soir sur les boulevards… »

D’un logement voisin, montait une voix de femme, aigrelette et vibrante ; elle devait repasser, car le claquement des fers sur le réchaud interrompait par moments sa romance.

« Tr., c’est Trauttenbach… sans aucun doute… Qu’est-ce qu’il a manigancé ? Et pourquoi a-t-il voulu que ce soit moi ? »

Il épongea son visage en sueur. Il était à la fois exalté par la perspective d’agir, par le caractère mystérieux de cette mission, par les dangers qu’il pouvait courir ; et désespéré d’avoir à quitter Jenny.

« Puisqu’ils me donnent rendez-vous mercredi à Bruxelles », songea-t-il, « rien ne m’empêchera – si tout se passe bien – d’être revenu jeudi à Paris… »

Cette pensée l’apaisa. Ce n’était, somme toute, qu’une absence de trois jours.

« Il faut tout de suite prévenir Jenny… J’ai juste le temps, si je veux être à quatre heures et quart devant la gare Montparnasse… »

Comme il n’était pas certain de pouvoir revenir chez lui avant son départ, il vida son portefeuille, fit de ses documents personnels un paquet sur lequel, à tout hasard, il inscrivit l’adresse de Meynestrel ; il ne garda sur lui que les papiers d’Eberlé apportés par Vanheede.

Puis il partit pour l’avenue de l’Observatoire.

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