IV

Toute lasoirée, toute la nuit, toute la matinée du lendemain, les deux équipes constituées par Antoine se relayèrent sans relâche, de trois heures en trois heures, au chevet de M. Thibault. La première se composait de Jacques, avec la femme de chambre et la vieille religieuse ; la seconde, de sœur Céline, avec Léon et Clotilde, la cuisinière. Antoine n’avait encore pris aucun repos.

Les crises étaient devenues de plus en plus fréquentes ; elles se déchaînaient avec tant de brutalité que, après chacune de ces attaques, ceux qui veillaient le malade s’asseyaient, à bout de souffle comme lui, et, passivement, le regardaient souffrir. Rien à faire. Dans l’intervalle des convulsions, les névralgies reprenaient de plus belle ; presque chaque point du corps devenait le siège d’une douleur, et ce n’était, d’une crise à l’autre, qu’un long hurlement. Le cerveau du malheureux était trop affaibli pour qu’il prît conscience de ce qui se passait ; par moments, même, il délirait franchement ; mais sa sensibilité restait vive, et il ne cessait, par des gestes, d’indiquer les endroits où se portait la souffrance. Antoine s’étonnait de la vigueur dont témoignait encore ce vieillard alité depuis des mois. Les religieuses elles-mêmes, si rompues qu’elles fussent à tous les spectacles de la maladie, en demeuraient confondues. Plusieurs fois par heure, persuadées que, seule, l’urémie aurait raison de cette résistance anormale, elles venaient s’assurer que le lit était sec, que le rein, depuis vingt-quatre heures, n’avait pas repris ses fonctions.

Dès le premier jour, la concierge était venue demander s’il n’était pas possible que l’on fermât non seulement les fenêtres mais encore les volets, afin d’étouffer le bruit des gémissements qui résonnaient dans la cour et remplissaient la maison d’effroi. La locataire du troisième, une jeune femme enceinte, dont la chambre était au-dessus de celle du moribond, bouleversée par ces cris, avait dû, en pleine nuit, aller chercher refuge chez ses parents. Aussi gardait-on toutes les ouvertures closes. La pièce n’était éclairée que par la lampe de chevet. Les relents qui traînaient dans la chambre étaient devenus pénibles à respirer, malgré le feu de bois qu’on activait sans cesse pour l’aération. Souvent, Jacques, engourdi par cet air vicié, par cette pénombre, et brisé par les émotions qui depuis trois jours le tenaient haletant, s’endormait un quart de minute, debout, la main levée, puis s’éveillait en sursaut et achevait le geste interrompu.

Aux heures où il pouvait s’échapper, il descendait dans l’appartement d’Antoine, dont il avait repris la clé, et où il était sûr d’être seul. Il courait se terrer dans son ancienne chambre, se jetait tout habillé sur son canapé-lit ; mais sans pouvoir y trouver le repos. À travers le tulle de la croisée, il voyait tourbillonner les flocons de neige qui lui cachaient les façades des maisons et feutraient les échos de la rue. Alors il revoyait Lausanne, la ruelle des Escaliers, la pension Cammerzinn, Sophia, les amis. Tout se confondait : présent et souvenirs, la neige de Paris et les hivers de là-bas, la chaleur de cette chambre et celle de son petit poêle suisse, les effluves d’éther qui demeuraient dans ses vêtements et le parfum résineux de son parquet de sapin blond… Il se levait pour changer de retraite ; il se traînait jusque dans le cabinet d’Antoine, et, saoulé de fatigue, il se laissait tomber au fond d’un fauteuil, écœuré comme s’il avait trop longtemps attendu en vain, avec une sensation de désir stérile et d’insatiabilité, avec le sentiment que tout, partout, lui était irrémédiablement étranger.

 

À partir de midi, les crises commencèrent à se succéder presque sans trêve, et l’aggravation fut manifeste. Lorsque Jacques vint, avec son équipe, prendre son tour de garde, il fut saisi par le changement survenu depuis le matin : la perpétuelle contorsion des muscles de la face, et surtout la bouffissure causée par l’empoisonnement, avaient déplacé tous les traits et rendaient à peine reconnaissable le visage du moribond.

Jacques aurait voulu questionner son frère, mais des soins continuels requéraient leur double attention. D’ailleurs, dans l’état de torpeur qu’entretenait sa lassitude, traduire ses pensées en phrases intelligibles constituait pour lui un véritable effort. Par moments, entre deux crises, éperdu de pitié devant cette douleur qui ne cessait pas, il levait vers son frère un regard plein d’interrogation ; mais Antoine serrait les dents et détournait les yeux.

 

Après une nuit de convulsions d’une violence croissante, Jacques, épuisé, le front en sueur, cédant à une impulsion rageuse, marcha droit sur son frère, et lui saisissant le bras, l’entraîna au fond de la chambre.

– « Antoine ! Ça ne peut pas continuer, voyons ! » Son ton vibrait de reproche. Antoine tourna la tête, avec un mouvement d’épaules impuissant.

– « Mais cherche ! » reprit Jacques en secouant le bras de son frère. « Il faut le soulager ! On doit trouver quelque chose ! Il le faut ! »

Antoine dressait les sourcils d’un air méprisant, et il regardait le malade qui poussait de longs hurlements. Que tenter ? Un bain ? Évidemment, l’idée lui en était déjà venue, plusieurs fois. Était-elle réalisable ? La salle de bains se trouvait à l’autre extrémité de l’appartement, près de la cuisine, tout au bout d’un couloir resserré qui tournait à angle droit. Redoutable entreprise… Pourtant…

En quelques secondes, il eut pesé le pour et le contre, sa décision était prise, et, dans sa tête, un plan s’échafaudait déjà. Il fallait profiter de ces périodes d’affaiblissement qui suivaient en général chaque crise et duraient trois ou quatre minutes. Pour cela, tout devait être combiné à l’avance.

Il releva la tête :

– « Ma sœur, laissez tout ça. Appelez-moi Léon. Et sœur Céline. Qu’elle m’apporte deux draps. Deux. Vous, Adrienne, allez faire couler un bain chaud. Trente-huit degrés. Compris ? Vous resterez là-bas, pour maintenir l’eau à trente-huit, jusqu’à ce que nous arrivions. Et puis, dites à Clotilde de mettre des serviettes dans le four. Et de remplir la bassinoire de braise. Allez vite. »

Sœur Céline et Léon, qui reposaient, arrivèrent juste à temps pour prendre auprès du lit la place d’Adrienne. Une nouvelle crise commençait. Elle fut très forte, mais assez brève.

Dès qu’elle fut terminée et qu’une respiration courte mais assagie eut succédé au râle qui accompagnait maintenant les périodes de gesticulation, Antoine enveloppa ses aides d’un rapide coup d’œil.

– « Voilà le moment », dit-il. Et il ajouta, pour Jacques : « Ne nous pressons pas : il n’y a pas une seconde à perdre. »

Les deux religieuses débordaient déjà le lit. Un nuage de poudre s’éleva des draps et l’odeur des chairs mortifiées se répandit dans la chambre.

– « Déshabillons-le vite », dit Antoine. « Léon, deux bûches au feu, pour tout à l’heure. »

– « Oh là là… », gémissait le malade. « Oh là là… » Chaque jour, ses escarres s’étendaient et se creusaient davantage : les omoplates, le siège, les talons, n’étaient que plaies noirâtres qui collaient aux linges malgré le talc et les pansements.

– « Attendez », fit Antoine. Il prit son canif et fendit la chemise dans sa longueur. Au sifflement de la lame dans la toile, Jacques ne put retenir un frisson.

Le corps apparut, en entier.

Il était énorme, flasque, blanchâtre ; il donnait l’impression d’être à la fois boursouflé et très maigre. Les mains pendaient comme des gants de boxe au bout des bras squelettiques. Les jambes, démesurément longues, semblaient des os velus. Une plaque de crin gris s’étalait entre les mamelles ; une autre dissimulait à demi le sexe.

Jacques détourna les yeux. Bien des fois, dans la suite, il devait se souvenir de cet instant et de l’étrange pensée qui l’avait assailli, en regardant pour la première fois dans sa nudité cet homme dont il était issu. Puis, dans un éclair, il se revit à Tunis, son carnet de reportage à la main, devant un autre corps, pareillement nu, pareillement gonflé et grisonnant, celui d’un vieil Italien, un colosse obscène, qu’on venait de trouver pendu et qu’on avait allongé dehors, en plein soleil. Toute la marmaille bigarrée des rues avoisinantes gambadait autour en piaillant. Et Jacques avait vu la fille du suicidé, presque une enfant, traverser en pleurant la cour, chasser les marmots à coups de pied, et répandre sur le cadavre une brassée d’herbe sèche. Par pudeur, peut-être ; ou bien à cause des mouches.

– « À toi, Jacques », souffla Antoine.

Il s’agissait de passer la main sous le malade pour saisir un bout du drap qu’Antoine et la sœur avaient réussi à lui glisser par-dessous les reins.

Jacques obéit. Et, soudain, le contact de cette moiteur le bouleversa au point de provoquer en lui un mouvement inattendu – une émotion physique, un sentiment brut, qui dépassait de beaucoup la pitié ou l’affection : l’égoïste tendresse de l’homme pour l’homme.

– « Au milieu du drap », commanda Antoine. « Bien. Pas si fort. Léon, tirez par ici. Enlevez l’oreiller maintenant. Vous, ma sœur, soulevez les jambes. Encore un peu. Attention aux escarres. Jacques, empoigne un coin du drap, à la tête ; moi, je prendrai l’autre. Sœur Céline et Léon vont tenir les coins des jambes. Y sommes-nous ? Bien. Essayons d’abord, pour voir. Une, deux ! »

Le drap, vigoureusement tiré aux quatre angles, se tendit, soulevant, mais à grand-peine, le corps au-dessus du matelas.

– « Ça va », fit Antoine, presque joyeusement. Et tous éprouvaient cette même joie d’agir.

Antoine s’adressa à la vieille religieuse :

– « Ma sœur, mettez sur lui la couverture de laine. Et puis passez devant : vous ouvrirez les portes… Nous y sommes ? Allons-y. »

Pesamment le cortège s’ébranla, s’engagea dans l’étroit couloir. Le patient hurlait. La face de M. Chasle s’encadra un instant dans l’embrasure de l’office.

– « Baissez un peu, aux pieds », reprit Antoine d’une voix oppressée. « Là… Faut-il faire halte ? Non ? Alors, en avant… Prends garde, tu vas accrocher la clef du placard… Courage. On y est presque. Gare au tournant. » Il aperçut de loin Mademoiselle et les deux bonnes qui encombraient la salle de bains. « Allez, allez-vous-en », cria-t-il. « On est assez de cinq. Vous, Adrienne et Clotilde, profitez-en pour refaire le lit. Et bassinez-le… À nous, maintenant. En biais, pour passer la porte. Ça va… Ne le posez pas sur le carrelage, nom de Dieu ! Soulevez, soulevez ! Encore ! Il faut arriver au-dessus de la baignoire. Après, on le plongera progressivement. Dans son drap, bien sûr ! Tenez bon. Doucement. Lâchez un peu. Encore. Là… Zut, elle a mis trop d’eau, ça va déborder partout. Laissez descendre… »

La pesante masse, au creux du drap, s’immergea lentement, expulsant hors de la baignoire l’équivalent de son volume d’eau, qui jaillit de tous les côtés, trempant les porteurs, inondant le sol jusqu’au couloir.

– « Voilà qui est fait », déclara Antoine, en s’ébrouant. « Dix minutes pour souffler. »

M. Thibault, saisi sans doute par la chaleur du bain, avait un instant cessé de crier, mais pour reprendre aussitôt de plus belle. Il essaya de se débattre ; par bonheur, ses bras et ses jambes s’empêtraient dans les plis du drap, et tous ses mouvements se trouvaient paralysés.

Peu à peu, d’ailleurs, son agitation céda. Il ne criait plus, il geignait : – « Oh là là… Oh là là… » Bientôt même, il cessa de gémir. Il éprouvait, visiblement, un grand bien-être. Ses « Oh là là » ressemblaient à de petits soupirs satisfaits.

Ils demeuraient tous les cinq autour de la baignoire, debout, les pieds dans l’eau, songeant non sans anxiété à ce qui restait à faire.

Brusquement, M. Thibault éleva la voix et ouvrit les yeux :

– « Ah, c’est toi ?… Pas aujourd’hui… » Il promenait son regard autour de lui, mais il ne reconnaissait évidemment rien de ce qui l’entourait. – « Laissez-moi », ajouta-t-il. (C’était, depuis deux jours, les premières paroles intelligibles qu’il prononçait.) Il se tut, mais ses lèvres remuaient comme s’il eût marmonné une prière ; et l’on percevait un bredouillement. Antoine qui tendait l’oreille parvint à saisir plusieurs mots :

– « Saint Joseph… Patron des mourants… » Puis, un peu après : « … pauvres pécheurs… »

Les paupières, de nouveau, s’étaient abaissées. Le visage était calme ; la respiration courte, mais bien rythmée. Ne plus entendre de cris était pour tous un incroyable repos.

Tout à coup, le vieillard émit un petit rire, étrangement net, enfantin. Antoine et Jacques se regardèrent. À quoi pensait-il ? Ses yeux restaient clos. Alors, assez distinctement mais d’une voix que ses hurlements avaient éraillée, il chantonna encore une fois ce refrain de son enfance, que Mademoiselle lui avait réappris :

 

Hop ! Hop ! Trilby trottine !

Hop  ! Vite ! Au rendez-vous !

 

Il répéta : « Hop… hop… », puis la voix s’éteignit.

Antoine, gêné, évita de lever les yeux. « Au rendez-vous… », songeait-il. « C’est d’un goût déplorable… Qu’est-ce que Jacques doit penser ? »

Jacques éprouvait exactement les mêmes sentiments : son malaise ne venait pas de ce qu’il avait entendu, mais du fait qu’il n’avait pas été seul à l’entendre ; chacun d’eux n’était gêné que par rapport à l’autre.

 

Les dix minutes s’achevaient.

Antoine, tout en surveillant le bain, avait réfléchi à la manœuvre du retour :

– « Impossible de le transporter dans ce linge trempé », dit-il à voix basse. « Léon, allez me chercher le matelas du lit pliant. Et demandez à Clotilde les serviettes qui sont au four. »

On jeta le matelas sur le carrelage mouillé. Puis, au commandement d’Antoine, ils reprirent les quatre coins du drap, hissèrent péniblement le malade hors de la baignoire et le déposèrent tout dégouttant sur le matelas.

– « Épongez-le vite… », dit Antoine. « Bon. Maintenant enveloppez-le de laine et glissez sous lui le drap sec. Dépêchons, qu’il ne prenne pas froid. »

« Et qu’importe qu’il prenne froid ?… », songea-t-il aussitôt.

Il jeta un coup d’œil autour de lui. Tout ruisselait. Les matelas, les linges trempaient dans l’eau. Une chaise était renversée dans un coin. La cabine semblait avoir été le théâtre d’une scène violente, au cours d’une inondation.

– « Maintenant, à vos places, et en route », commanda-t-il.

Le drap sec se tendit, le corps se balança un instant comme au fond d’un hamac, puis le cortège, titubant, clapotant dans les flaques, se redressa et disparut au tournant du couloir, laissant derrière lui une traînée d’eau.

Quelques minutes plus tard, M. Thibault était couché dans son lit refait, la tête au centre de l’oreiller, les bras mollement allongés sur la couverture. Il était immobile et très pâle. Pour la première fois depuis bien des jours, il semblait ne plus souffrir.

 

Détente qui ne dura guère.

Quatre heures sonnaient, Jacques venait de quitter la chambre et s’apprêtait à descendre au rez-de-chaussée pour prendre quelque repos, lorsque, dans le vestibule, Antoine le rattrapa :

– « Vite ! Il étouffe !… Téléphone à Cautrot. Fleurus 54-02. Cautrot, rue de Sèvres. Qu’on envoie immédiatement trois ou quatre ballons d’oxygène… Fleurus 54-02. »

– « Si j’y allais, en taxi ? »

– « Non. Ils ont un triporteur. Fais vite, j’ai besoin de toi. »

Le téléphone était dans le cabinet de M. Thibault.

Jacques s’y rua – avec tant de brusquerie que M. Chasle en sauta sur sa chaise.

– « Père étouffe », lui jeta Jacques, en décrochant l’appareil.

– « Allô… Les établissements Cautrot ?… Non ?… Alors vous n’êtes pas Fleurus 54-02 ?

« Allô… Je vous en prie, Mademoiselle, c’est pour un malade !… Fleurus, cin-quante-quatre… zéro… deux !

« Allô… Les établissements Cautrot ? Bon… Ici, le docteur Thibault… Oui… Pouvez-vous… ? »

Plié en deux et accoudé à la console sur laquelle était placé le téléphone, il tournait le dos à la pièce. Tout en parlant, il leva distraitement les yeux vers la glace qui était devant lui : il y vit une porte ouverte et, dans cette porte, debout, pétrifiée, Gise qui le regardait.

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