VI

La crised’étouffements avait privé M. Thibault du répit que sans doute lui eût accordé le bain. La reprise des convulsions ne se fit pas attendre ; dans son court assoupissement, le malade semblait n’avoir puisé de nouvelles forces que pour mieux souffrir.

Entre le premier accès et le second, il s’écoula plus d’une demi-heure. Mais les douleurs viscérales et les névralgies avaient dû retrouver toute leur acuité, car, pendant cet entracte, le patient ne cessa de s’étirer en tous sens, et de gémir. Le troisième accès débuta un quart d’heure après le second. Puis les crises se précipitèrent, inégalement violentes, à quelques minutes d’intervalle.

 

Le docteur Thérivier, qui était venu le matin et qui avait téléphoné plusieurs fois dans l’après-midi, revint, un peu avant neuf heures du soir. Lorsqu’il pénétra dans la chambre, M. Thibault se débattait avec une telle fureur que le médecin, voyant faiblir ceux qui le tenaient, se hâta de leur porter secours. La jambe qu’il voulait prendre lui échappa, et il reçut une ruade qui le jeta presque à terre. On ne pouvait s’expliquer que le vieillard eût encore pareilles réserves de vigueur.

Dès que cette agitation eut cessé, Antoine entraîna son ami à l’extrémité de la pièce. Il voulut parler ; il prononça même quelques mots (que Thérivier n’entendit pas à cause des hurlements qui emplissaient la chambre) et s’arrêta tout à coup, les lèvres tremblantes. Thérivier fut frappé de l’altération de ses traits. Antoine fit un effort pour se ressaisir, et, se penchant à l’oreille de Thérivier, balbutia :

– « Mon vieux… Tu vois… tu vois… Ça n’est plus possible, je t’assure… »

Il considérait le jeune homme avec une insistance affectueuse ; il avait l’air d’attendre de lui le salut.

Thérivier baissa les yeux.

– « Du calme », fit-il, « du calme… » Puis, après un silence : « Réfléchis… Le pouls est faible. Pas de miction depuis trente heures : l’urémie progresse, les crises sont nettement subintrantes… Je comprends bien que tu sois à bout. Mais, patience, la fin est proche. »

Antoine, les épaules rondes, le regard perdu dans la direction du lit, ne répondit pas. Son visage avait complètement changé d’expression. Il paraissait engourdi. « La fin est proche… » Peut-être était-ce vrai ?

Jacques entra, suivi d’Adrienne et de la vieille religieuse. C’était l’heure de la relève.

– « Je vais passer la nuit avec vous pour que votre frère puisse se reposer un peu. »

Antoine avait entendu. La tentation de se trouver enfin hors de cette chambre, dans le silence, – de pouvoir s’allonger, dormir peut-être, oublier, – fut si vive que, pendant quelques secondes, il pensa accepter l’offre de Thérivier. Mais, presque aussitôt, il se reprit :

– « Non, mon vieux », fit-il très fermement. « Merci. Non. » Il n’aurait pas bien su expliquer pourquoi, mais il sentait profondément qu’il ne fallait pas consentir. Rester seul avec sa responsabilité ; être seul en face du destin. Et, comme l’autre levait la main : « N’insiste pas », reprit-il, « je suis décidé. Ce soir, nous sommes encore en nombre et à peu près solides. Réserve-toi. »

Thérivier haussa les épaules. Mais, comme il pensait que la situation pouvait se prolonger plusieurs jours, et qu’il avait l’habitude de plier devant la volonté d’Antoine, il se contenta de déclarer :

– « Soit. Mais, demain soir, que tu le veuilles ou non… »

Antoine ne broncha pas. Demain soir ? Demain, ces mêmes convulsions, ces hurlements ? Évidemment, c’était possible. Probable même… Après-demain aussi. Pourquoi pas ?… Son regard croisa celui de son frère. Jacques fut seul à deviner cette détresse, à la partager.

Mais déjà les rugissements annonçaient un nouvel accès. Il fallait aller reprendre son poste. Antoine tendit la main à Thérivier, qui la garda un instant entre les siennes, qui fut même sur le point de murmurer : « Courage… » mais qui n’osa pas, et qui partit sans un mot. Antoine le regarda s’éloigner. Combien de fois, lui aussi, en quittant le chevet d’un grand malade, – après avoir serré la main d’un mari, grimacé un sourire, évité le regard d’une mère, – combien de fois, aussitôt le dos tourné, avait-il ressenti cette impression de délivrance qui rendait en ce moment si légère la fuite de Thérivier ?

 

À dix heures du soir, les crises, qui se succédaient maintenant sans arrêt, semblaient avoir atteint leur paroxysme.

Antoine sentait autour de lui les courages faiblir, l’endurance fondre, les soins devenir plus lents, moins précautionneux. En général, rien n’était mieux fait pour galvaniser son ardeur que la défaillance des autres. Mais il était parvenu au point où sa résistance morale ne pouvait plus se défendre contre l’épuisement physique. Depuis son départ pour Lausanne, c’était le quatrième soir qu’il ne se couchait pas. Il ne se nourrissait plus : à peine si, en se forçant, il avait pu avaler aujourd’hui un peu de lait ; il ne se soutenait qu’à l’aide de thé froid, dont il se versait, de temps à autre, une rasade. Sa nervosité, qui allait s’aggravant, lui prêtait une apparence d’énergie, mais factice. En réalité, ce qu’une telle situation demandait de lui, cette patience, cette attente, cette fausse activité que paralysait le sentiment d’une impuissance totale, c’était bien ce qui répugnait le plus foncièrement à son tempérament, ce qui exigeait de lui le plus insoutenable effort. Et, cependant, il fallait persévérer, coûte que coûte, et s’épuiser aux mêmes luttes, puisqu’elles se renouvelaient sans trêve !

Vers onze heures, à la fin d’une crise, comme ils étaient encore tous quatre courbés, surveillant les dernières convulsions, Antoine se redressa vivement, et laissa échapper un geste de dépit : une nouvelle tache humide s’étalait sur le drap : le rein, encore une fois, s’était remis à fonctionner, abondamment.

Jacques ne put retenir un mouvement de rage, et lâcha le bras de son père. C’en était trop. Seule, la pensée d’une fin imminente, due aux progrès de l’empoisonnement, l’aidait à tenir debout. Maintenant, quoi ? On ne savait plus. C’était comme si, depuis deux jours, sous ses yeux, la mort se fût patiemment acharnée à tendre son piège : et, chaque fois que le ressort commençait à être bien bandé, crac, il échappait au cran d’arrêt : tout était à recommencer !

De ce moment-là, il n’essaya même plus de dissimuler son accablement. Entre les convulsions, il s’abattait sur le siège le plus proche, harassé, hargneux, et il s’assoupissait trois minutes, les coudes sur les genoux, les poings dans les yeux. À chaque nouvel accès, il fallait l’appeler, lui toucher l’épaule, l’éveiller en sursaut.

 

Dès avant minuit, la situation parut tout à fait critique. La lutte allait devenir impossible.

Trois crises, d’une extrême violence, venaient d’avoir lieu, coup sur coup, lorsqu’une quatrième se déclara.

Elle s’annonçait terrible : tous les phénomènes habituels, avec une intensité décuplée. La respiration suspendue ; le visage injecté de sang ; les yeux, à demi sortis de leur orbite ; les avant-bras contractés, pliés, au point qu’on ne voyait plus les mains et que, sous la barbiche, les poignets, recroquevillés, avaient l’air de deux moignons. Tous les membres tremblaient à force d’être crispés ; les muscles, raidis, semblaient prêts à se déchirer sous l’effort. Jamais la période de raidissement ne s’était aussi longuement prolongée : les secondes se succédaient, l’intensité ne décroissait pas ; la face devenait noire ; Antoine crut vraiment que la mort était là.

Puis, un râle parvint à s’échapper d’entre les lèvres, où moussa un peu de bave. Les bras se détendirent brusquement. La période de gesticulation commençait.

Elle atteignit aussitôt une telle impétuosité qu’il eût fallu la camisole de force pour entraver cette frénésie. Antoine et Jacques, aidés de la vieille sœur et d’Adrienne, s’étaient cramponnés aux quatre membres du forcené : ballottés, entraînés, ils titubaient et s’entrechoquaient comme dans une mêlée de football. Adrienne, la première, dut lâcher la jambe qu’elle tenait et ne put la ressaisir. La vieille religieuse, à demi renversée par les secousses, perdit l’équilibre : l’autre mollet lui glissa des mains. Libres alors, les deux jambes battirent l’air ; les talons écorchés s’ensanglantaient contre le bois du lit. Antoine et Jacques, à bout de souffle, trempés de sueur, s’arc-boutaient pour empêcher cette énorme masse vivante, soulevée par ses soubresauts, d’être jetée hors du matelas.

Quand cette fureur de dément se fut éteinte (elle cessait inopinément comme elle avait commencé), quand enfin le malade fut recouché au milieu du lit, Antoine recula de quelques pas. Il était parvenu à une telle tension nerveuse qu’il claquait des dents. Il s’approchait frileusement de la cheminée, lorsque, levant les yeux, il aperçut dans la glace, éclairée par la flamme, son visage défait, ses cheveux ébouriffés, son regard mauvais. Il pivota sur lui-même, s’écroula dans un fauteuil, et, pressant son front entre ses mains, éclata en sanglots. Il en avait assez, assez… Le peu de force réagissante qui survivait en lui se concentrait en un désir éperdu : « Que ça finisse ! » Tout, plutôt que d’assister, impuissant, pendant une nuit encore, puis une nouvelle journée et peut-être une nouvelle nuit, à ce spectacle de l’enfer !

Jacques s’était approché. À tout autre moment, il se serait jeté dans les bras de son frère ; mais sa sensibilité était émoussée autant que son énergie, et le spectacle de cette détresse, au lieu d’exalter la sienne, la paralysait. Figé sur place, il considérait avec étonnement ce visage battu, mouillé, grimaçant, et il y découvrait soudain un aspect du passé, la figure en larmes d’un gamin qu’il n’avait pas connu.

Puis une pensée lui vint, qui, plusieurs fois déjà, l’avait hanté :

– « Tout de même, Antoine… Si tu demandais quelqu’un en consultation ? »

Antoine haussa les épaules. N’aurait-il pas été le premier à convoquer tous ses confrères s’il y avait eu la moindre difficulté à résoudre ? Il répondit quelques mots rudes que son frère ne put saisir : les cris de douleur avaient recommencé – ce qui était l’indice d’un bref répit avant la prochaine crise.

Jacques s’irrita :

– « Mais enfin, Antoine, cherche ! » cria-t-il. « Il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose à faire ! »

Antoine serrait les dents. Ses yeux étaient secs. Il releva le front, dévisagea brutalement son frère et murmura :

– « Si. Il y a une chose qu’on peut toujours faire. »

Jacques comprit. Il ne baissa pas les yeux, ne fit aucun mouvement.

Antoine l’interrogeait du regard ; il balbutia :

– « Tu n’y as jamais pensé, toi ? »

Jacques fit un signe affirmatif, très bref. Il regardait son frère jusqu’au fond des prunelles, et il eut le sentiment fugitif que, à cette minute-là, ils se ressemblaient : même pli entre les sourcils, même expression de désespoir et d’audace, même masque « capable de tout ».

Ils étaient dans l’ombre, près du feu, Antoine assis, Jacques debout. Les hurlements étaient tels que les deux femmes, agenouillées près du lit et comme assommées de fatigue, ne pouvaient rien entendre.

Après une pause, ce fut encore Antoine qui parla :

– « Tu le ferais, toi ? »

La question était rude, directe, mais il y avait, dans la voix, une imperceptible fêlure. Jacques, cette fois, évita le regard de son frère. Il finit par répondre, entre ses dents :

– « Je ne sais plus… Peut-être que non. »

– « Eh bien, moi, si ! » fit Antoine aussitôt.

Il s’était levé avec brusquerie. Cependant il restait debout, immobile. Il eut vers Jacques un geste hésitant de la main, et se pencha :

– « Tu me désapprouves ? »

Jacques, doucement, sans hésiter, répondit :

– « Non, Antoine. »

Ils se regardèrent de nouveau ; et, pour la première fois depuis leur retour, ils éprouvaient un sentiment qui ressemblait à de la joie.

Antoine s’était approché de la cheminée. Les bras écartés, il avait empoigné le marbre, et, courbant le dos, il contemplait le feu.

La décision était prise. Restait à réaliser. Quand ? Et comment ? Agir sans autre témoin que Jacques. Bientôt minuit. À une heure, l’équipe de sœur Céline et de Léon allait revenir : avant une heure, il fallait donc que ce fût fait. Rien de plus simple. D’abord une saignée, pour provoquer une faiblesse, un assoupissement qui permît d’envoyer la vieille sœur et Adrienne se reposer, bien avant la relève. Une fois seul avec Jacques… Tâtant sa poitrine, il sentit sous ses doigts le petit flacon de morphine qu’il avait dans sa poche depuis… Depuis quand ? Depuis le matin de son arrivée. Lorsqu’il était descendu avec Thérivier pour chercher le laudanum, il se souvenait, en effet, qu’il avait, à tout hasard, glissé dans sa blouse cette solution concentrée… et cette seringue… À tout hasard ?… Pourquoi ?… On eût dit que tout était arrêté dans sa tête et qu’il n’avait plus qu’à exécuter les détails d’un plan élaboré depuis longtemps.

Mais un nouvel accès se préparait. Il fallait attendre qu’il fût passé. Jacques, repris de zèle, était déjà à son poste. « La dernière crise », se dit Antoine, tandis qu’il s’approchait du lit ; et, dans les yeux que Jacques fixait sur lui, il crut lire la même pensée.

Par chance, la période de raidissement fut moins longue que la précédente ; mais les convulsions furent aussi violentes.

Pendant que le malheureux se démenait en écumant, Antoine s’adressa à la sœur :

– « Peut-être qu’une saignée lui procurerait quelque répit. Dès qu’il se tiendra tranquille, vous m’apporterez ma trousse. »

L’effet fut presque immédiat. Affaibli par la perte du sang, M. Thibault parut s’endormir.

Les deux femmes étaient si lasses qu’elles n’insistèrent pas pour attendre la relève : dès la première invitation d’Antoine, elles saisirent cette occasion de prendre un peu de repos.

 

Antoine et Jacques restent seuls.

Ils se trouvent tous deux loin du lit : Antoine vient d’aller fermer la porte qu’Adrienne a laissée entrouverte, et Jacques, sans savoir pourquoi, s’est reculé jusqu’à la cheminée.

Antoine évite le regard de son frère : il n’éprouve plus du tout, en ce moment, le besoin de sentir une affection près de lui ; et il n’a que faire d’un complice.

Il tripote, au fond de sa poche, la petite boîte nickelée. Il s’octroie encore deux secondes. Non qu’il veuille, une fois de plus, peser le pour et le contre : il s’est fait une règle de ne jamais reprendre, au moment d’agir, le débat qui a décidé l’action. Mais, contemplant au loin, dans les blancheurs du lit, ce visage que la maladie lui a rendu chaque jour plus familier, il s’abandonne un instant à la mélancolie d’un suprême élan de pitié.

Les deux secondes sont écoulées.

« Ç’aurait été moins pénible au cours d’une crise », songe-t-il, en s’avançant à pas rapides.

Il tire le flacon de sa poche, l’agite, ajuste l’aiguille à la seringue et s’arrête, quêtant quelque chose des yeux. Un bref haussement d’épaules : il cherchait machinalement la lampe à alcool pour flamber la pointe de platine…

Jacques ne voit rien : le dos penché de son frère lui cache le lit. Tant mieux. Pourtant il se décide à faire un pas de côté. Le père semble dormir. Antoine déboutonne la manche et la retrousse.

« J’ai saigné le bras gauche », se dit Antoine, « piquons le droit. »

Il pince un pli de chair et lève la seringue.

Jacques crispe sa main sur sa bouche.

L’aiguille s’enfonce d’un coup sec.

Une plainte échappe au dormeur ; l’épaule a frémi. Dans le silence, la voix d’Antoine :

– « Bouge pas… C’est pour te soulager, Père… »

« La dernière fois qu’on lui parle », pense Jacques.

Le niveau du liquide ne baisse pas vite dans la seringue de verre… Si on entrait… Est-ce fini ? Non. Antoine a laissé l’aiguille piquée dans la peau, il détache délicatement la seringue et l’emplit une seconde fois. Le liquide descend de moins en moins vite… Si on entrait… Encore un centimètre cube… Que c’est lent !… Encore quelques gouttes…

Antoine retire l’aiguille d’un geste prompt, essuie la place gonflée où suinte une perle rose, puis il reboutonne la chemise et relève la couverture. Sûrement, s’il était seul, il s’inclinerait vers ce front blême : c’est la première fois, depuis vingt ans, qu’il a envie d’embrasser son père… Il se redresse, recule d’un pas, glisse les ustensiles dans sa blouse, et regarde autour de lui si tout est en ordre. Enfin il tourne la tête vers son frère, et son regard, indifférent et sévère, semble dire simplement :

– « Voilà. »

Jacques voudrait s’approcher, lui saisir la main, exprimer par une étreinte… Mais Antoine s’est déjà détourné ; et, tirant à lui la chaise basse de sœur Céline, il s’assied au chevet du lit.

Le bras du mourant s’allonge sur la couverture. La main est presque aussi blanche que le drap ; elle tremble d’une façon à peine perceptible : le tremblement d’une aiguille aimantée. Cependant la drogue agit, et, malgré le long martyre, les traits déjà se détendent : ce mortel engourdissement semble avoir la douceur réparatrice du sommeil.

Antoine ne peut réfléchir à rien de précis. Il a pris entre ses doigts le pouls, qui est rapide et faible. Son attention est tout occupée à compter machinalement : 46, 47, 48…

La conscience de ce qui vient d’être accompli devient de plus en plus confuse, la notion du monde se brouille… 59, 60, 61… Les doigts qui tiennent le poignet se desserrent. Nonchalant, délicieux glissement dans l’indifférence. Une vague d’oubli submerge tout.

Jacques n’ose pas s’asseoir, de crainte d’éveiller son frère. Debout, paralysé par sa fatigue, il ne quitte plus des yeux les lèvres du mourant. Elles pâlissent, pâlissent ; la respiration, maintenant, les effleure à peine.

Pris de peur, Jacques se décide à faire un mouvement.

Antoine sursaute, aperçoit le lit, son père, et, doucement, ressaisit le poignet.

– « Va chercher sœur Céline », dit-il, après un silence.

 

Quand Jacques revint, suivi de la sœur et de la cuisinière, le souffle avait retrouvé un peu de force et de cadence, mais avec un bruit de gorge insolite.

Antoine était debout, les bras croisés. Il avait allumé le lustre du plafond.

– « Le pouls est insensible », dit-il, dès que sœur Céline fut arrivée près de lui.

Mais la religieuse professait que les médecins n’entendent rien aux derniers moments et qu’il faut avoir l’expérience. Elle ne répondit pas, s’assit à son tour sur la chaise basse, prit le pouls en main, et observa le masque pendant une grande minute ; alors, se tournant vers le fond de la chambre, elle fit un signe affirmatif, et Clotilde sortit aussitôt.

Le halètement s’accentuait et devenait pénible à entendre. Antoine s’aperçut que le visage de Jacques grimaçait d’angoisse. Il allait vers lui pour lui dire : « N’aie pas peur, il ne sent plus rien », lorsque la porte s’ouvrit : il y eut des chuchotements : Mademoiselle de Waize, toute bossue dans sa camisole, apparut au bras de Clotilde ; Adrienne suivait ; M. Chasle, sur la pointe des pieds, fermait la marche.

Agacé, Antoine leur fit signe de rester sur le seuil. Mais ils s’étaient déjà tous quatre agenouillés près de la porte. Et, brusquement, la voix perçante de Mademoiselle, s’élevant dans le silence, couvrit le râle du moribond :

– « Ô bon Jé-sus… je me pré-sente devant vous… avec un cœur brisé… »

Jacques, frissonnant, avait bondi vers son frère :

– « Empêche-la ! Voyons ! »

Mais le morne regard d’Antoine l’apaisa net.

– « Laisse », murmura-t-il ; et, se penchant vers Jacques : « C’est presque fini. Il ne peut rien entendre. » Le souvenir du soir où M. Thibault avait solennellement confié à Mademoiselle la mission de réciter, à son chevet d’agonisant, ces Litanies de la bonne mort, lui revint à la mémoire, et l’attendrit.

Les deux religieuses, elles aussi, s’étaient mises à genoux de chaque côté du lit. Sœur Céline avait laissé sa main sur le poignet du mourant.

– « … Quand mes lè-vres froi-des, li-vi-des et tremblantes… pro-non-ceront pour la der-nière fois votre a-do-rable nom, mi-sé-ri-cor-dieux Jé-sus, ayez pi-tié de moi ! »

(Le peu de volonté que conservait la pauvre vieille fille, après vingt ans d’esclavage et d’abnégation, se raidissait, ce soir, pour lui permettre de tenir enfin sa promesse.)

« Quand mes joues pâles et en-fon-cées ins-pi-re-ront aux as-sis-tants la com-pas-sion et la ter-reur, mi-sé-ri-cor-dieux Jé-sus, ayez pi-tié de moi !…

« Quand mes che-veux trem-pés des su-eurs de l’ago-nie… »

Antoine et Jacques ne quittaient pas leur père des yeux. Les mâchoires s’écartèrent. Les paupières s’entrouvrirent mollement sur un regard fixe. Était-ce la fin ? Sœur Céline, tenant toujours le poignet, regardait le mourant au visage et ne faisait pas un geste. La voix de Mademoiselle, mécanique, poussive comme un accordéon percé, glapissait impitoyablement :

– « Quand mon i-ma-gi-na-tion a-gi-tée de fan-tômes me plongera dans des an-goisses mor-telles, mi-sé-ri-cor-dieux Jé-sus, ayez pi-tié de moi !

« Quand mon fai-ble cœur… »

La bouche s’ouvrait toujours. On vit briller l’or d’une dent. Une demi-minute s’écoula. Sœur Céline ne bougeait pas. Enfin, elle lâcha le poignet et leva la tête vers Antoine. La bouche demeurait béante. Il se pencha aussitôt : le cœur ne battait plus. Alors il posa la paume de sa main sur le front immobile, et doucement, l’une après l’autre, avec le gras du pouce, il abaissa les paupières obéissantes. Puis, sans retirer la main, comme si cette pression affectueuse pouvait accompagner le mort jusqu’au seuil du repos, il se tourna vers la religieuse et dit à voix presque haute :

– « Le mouchoir, ma sœur… »

Les deux bonnes éclatèrent en larmes.

Près de M. Chasle agenouillé, Mademoiselle, à quatre pattes, avec sa queue de rat sur sa camisole blanche, indifférente à tout ce qui venait de s’accomplir, continuait sa lamentation :

– « Quand mon âme, sur les bords de mes lè-vres, sor-ti-ra pour ja-mais de ce monde… »

Il fallut la relever, la soutenir, l’emmener : ce fut seulement lorsqu’elle eut tourné le dos à la chambre qu’elle parut avoir compris et qu’elle se mit à sangloter puérilement.

M. Chasle aussi pleurait ; il s’était accroché au bras de Jacques et répétait, en secouant la tête comme un magot :

– « Ces choses-là, Monsieur Jacques, ça ne devrait pas exister… »

« Où donc est Gise ? » se demanda Antoine, tandis qu’il les poussait tous dehors.

 

Avant de quitter à son tour la pièce, il se retourna pour y jeter un dernier regard. Le silence, après tant de semaines, reprenait enfin possession de cette chambre.

Dressé sur l’oreiller, grandi soudain, en pleine lumière, M. Thibault, avec sa mentonnière dont les deux coques ridicules s’érigeaient en cornes sur sa tête, avait pris l’aspect théâtral et mystérieux d’un personnage légendaire.

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