LE NAUFRAGÉ

(XIIe DYNASTIE)

Le Papyrus qui nous a conservé ce conte appartient au Musée égyptien de l’Ermitage impérial, à Saint-Pétersbourg. Il a été découvert en 1880 par Woldemar Golénicheff, et signalé par lui à l’attention des savants qui prirent part au cinquième Congrès international des Orientalistes à Berlin, en 1881. Il n’en édita pas le texte, mais il en publia la traduction en français.

Sur un ancien conte égyptien. Notice lue au Congrès des Orientalistes à Berlin, par W. Golénicheff, 1881, sans nom d’éditeur, grand in-8°, 21 p. Imprimerie de Breitkopf et Härtel, à Leipzig. Elle a été insérée dans les Verhandlungen des 5 ten Internationalen Orientalisten Congresses, Berlin, 1882, 2tes Theil, Erste Hælfte, Afriranische Section, p. 100-122. C’est elle que j’avais reproduite dans les deux premières éditions de cet ouvrage, en la modifiant légèrement sur quelques points, et c’est d’après elle qu’ont été exécutées la traduction russe de Wladimir Stasow, Jegipetskajaskarka otkrytaja w Petersburgskom Ermitaze (Un conte égyptien découvert à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg), dans la revue Westnik Jewropy (les Messagers d’Europe), 1882, t. I, p. 580-602, et les deux traductions anglaises que Griffith en a données dans :

W. Flinders Petrie, Egyptian Tales, 1895, Londres, in-12°, t. I, p. 81-96.

F. Ll. Griffith, Egyptian Literature, dans Specimen Pages of a Library of the best World’s Literature, 1898, New-York, in-4°, p. 5233-5236.

Depuis lors, Golénicheff en a inséré une traduction dans son Catalogue du Musée de l’Ermitage, 1891, Saint-Pétersbourg, in-8°, p. 177-182.

Une traduction portugaise en a été esquissée, avec une étude sur le texte, par Francisco Maria Estevez Pereira, O Naufrago, Conte Egipcio, extrait de la revue O Instituto, t. XLVIII, in 4°, Coimbre, Imprensa da Universidade, 23 p.

Enfin, Golénicheff lui-même a édité une transcription hiéroglyphique du texte avec traduction française et commentaire :

W. Golénicheff, le Papyrus hiératique de Saint-Pétersbourg, dans le Recueil de Travaux, 1906, t. XXVIII, p. 73-112, tirage à part in-4°de 40 pages, chez Champion, 1906, et une édition critique en hiéroglyphes avec introduction et Glossaire, dans la Bibliothèque d’Étude de l’institut français d’Archéologie Orientale du Caire, sous le titre Le Conte du Naufragé, in-4°, Caire, 1911.

C’est d’après la transcription de Golénicheff, collationnée sur des photographies de l’original, qu’ont été imprimées une transcription hiéroglyphique et une traduction allemande d’Adolf Erman, die Geschichte des Schiffbrüchigen, dans la Zeitschrift, 1906, t. XLIII, p. 1-26, et une simple traduction allemande de A. Wiedemann, Altægyptische Sagen und Mærchen ; 1906, Leipzig, in-8°, p. 25-33.

L’examen de quelques passages difficiles a été fait et des hypothèses relatives à l’origine du conte ont été émises par Maspero, Notes sur le Conte du Naufragé, dans le Recueil, 1907, t. XXIX, p. 106-109, par Kurt Sethe, Bemerkungen zur Geschichte des Schiffbrüchigen, dans la Zeitschrift, 1907, t. XLIV, p. 80-88, et par Alan H. Gardiner, Notes on the Tale of the Shipwrecked Sailor, 1908, t. XLV, p. 60-66.

On ne sait ni où le manuscrit a été trouvé, ni comment il vint en Russie, ni à quelle époque il entra au Musée de l’Ermitage. Il n’était pas encore ouvert en 1880, et, sans la curiosité intelligente de M. Golénicheff, il attendrait encore dans les tiroirs qu’on voulût bien le dérouler. Il est de la même écriture que les Papyrus 1-4 de Berlin, et il remonte comme eux aux temps antérieurs à la XVIIIe dynastie. Il compte cent quatre-vingt-neuf colonnes verticales et lignes horizontales de texte ; il est complet du commencement et de la fin, et intact à quelques mots près. La langue en est claire, élégante, le type net et bien formé ; c’est à peine si l’on rencontre çà et là quelques termes de déchiffrement difficile ou quelques formes grammaticales ambiguës. Il est appelé à devenir classique pour l’égyptien de son temps, aussi complètement que le Conte des deux Frères l’est pour celui de la XIXe dynastie.

L’auteur a conçu son roman comme un de ces rapports que les officiers égyptiens adressaient à leur maître, et dont plusieurs ont été reproduits, entre autres, dans les tombeaux des princes d’Éléphantine de la VIe Dynastie. L’un des subordonnés de l’explorateur celui-là même peut-être qui est supposé avoir écrit le rapport, vient annoncer à son chef que le vaisseau est arrivé en Égypte, auprès de l’endroit où la cour réside, et il l’invite à prendre ses précautions avant de se présenter au Pharaon. Comme le navire sur lequel l’expédition était partie a été perdu en route, le chef, recueilli par le navire qui l’amène, sera certainement examiné de près, et condamné si l’on reconnaît que le désastre est dû à une faute grave de sa part : c’est ainsi qu’en pareil cas, nos officiers de marine sont cités devant un conseil de guerre. Le scribe, pour le rassurer sur le résultat de l’enquête, lui racontait qu’il avait su se tirer d’affaire à son avantage dans une circonstance analogue. Sethe pense que la scène se passe à Éléphantine, et par suite que la cour résidait en cet endroit (Bemerkungen, dans la Zeitschrift, 1908, t. XLIV, p. 81-82), ce qui conduit Gardiner à se demander si nous n’aurions pas ici un reste d’un cycle de contes éléphantites (Notes on the Tale of the Shipwrecked Sailor, dans la Zeitschrift, 1908, t. XLIV, p. 60, 899).

*

* *

Le Serviteur habile dit : « Sain soit ton cœur, mon chef, car voici, nous sommes arrivés au pays : on a pris le maillet, on a enfoncé le pieu, l’amarre a été mise à terre, on a poussé l’acclamation, on a adoré le dieu, et chacun d’embrasser son camarade, et la foule de nous crier : « Bonne venue ! » Sans qu’il nous manque de nos soldats, nous avons atteint les extrémités du pays d’Ouaouaît, nous avons passé devant Sanmouît, et nous, maintenant, nous voici revenus en paix, et notre pays nous y arrivons ! Écoute-moi, mon prince, car je n’exagère rien. Lave-toi, verse l’eau sur tes doigts, puis réponds quand tu seras invité à parler, parle au roi de tout ton cœur, réponds sans te déconcerter, car si la bouche de l’homme le sauve, sa parole lui fait voiler le visage. Agis selon les mouvements de ton cœur, et que ce soit un apaisement ce que tu diras.

« Or, je te ferai le conte d’une aventure semblable qui m’est arrivée à moi-même, lorsque j’allai aux mines du Souverain, et que je descendis en mer sur un navire de cent cinquante coudées de long sur quarante coudées de large. Il portait cent cinquante matelots de l’élite du pays d’Égypte, qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient plus hardis de cœur que des lions. Ils avaient décidé que le vent ne viendrait pas, que le désastre ne se produirait pas, mais le vent éclata tandis que nous étions au large, et, avant même que nous eussions joint la terre, la brise fraîchit et elle souleva une vague de huit coudées. Une planche, je l’arrachai ; quant au navire il périt, et de ceux qui le montaient il n’en resta pas un seul. Moi donc, j’abordai à une île et ce fut grâce à un flot de mer. Je passai trois jours seul, sans autre compagnon que mon cœur, et la nuit je me couchai dans un creux d’arbre et j’embrassai l’ombre, puis le jour j’allongeai les jambes à la recherche de quoi mettre dans ma bouche. Je trouvai là des figues et du raisin, des poireaux magnifiques, des baies et des graines, des melons à volonté, des poissons, des oiseaux ; il n’y avait chose qui ne s’y trouvât. Donc, je me rassasiai, et je laissai à terre le superflu dont mes mains étaient chargées : je fabriquai un allume-feu, j’allumai un feu, et je fis un holocauste aux dieux.

« Voici que j’entendis une voix tonnante, et je pensai : « C’est une vague de mer ! » Les arbres craquèrent, la terre trembla, je dévoilai ma face et je connus que c’était un serpent qui venait, long de trente coudées, avec une queue grande de deux coudées ; son corps était incrusté d’or, ses deux sourcils étaient de lapis vrai, et il était plus parfait encore de côté que de face. Il ouvrit la bouche contre moi, tandis que je restais sur le ventre devant lui, il me dit : « Qui t’a amené, qui t’a amené, vassal, qui t’a amené ? Si tu tardes à me dire qui t’a amené dans cette île, je te ferai connaître, réduit en cendres, ce que c’est que devenir invisible ». – « Tu me parles et je ne t’entends pas, je suis devant toi sans connaissance ». Puis il me prit dans sa bouche, il me transporta à son gîte et il m’y déposa sans que j’eusse du mal ; j’étais sain et sauf et rien de mes membres ne m’avait été enlevé.

« Lors donc qu’il eut ouvert la bouche, tandis que je restais sur le ventre devant lui, voici qu’il me dit : « Qui t’a amené, qui t’a amené, vassal, en cette île de la mer dont les deux rives, sont baignées des flots ? » Je lui répondis ceci les mains pendantes devant lui, et je lui dis : « C’est moi qui descendais aux mines, en mission du Souverain, sur un navire de cent cinquante coudées de long sur quarante de large ; il portait cent cinquante matelots de l’élite du pays d’Égypte, qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient plus hardis de cœur que des lions. Ils avaient décidé que le vent ne viendrait pas, que le désastre ne se produirait pas ; chacun d’eux était hardi de cœur et fort de bras plus que ses compagnons, et il n’y avait point de lâches parmi eux. Or le vent éclata tandis que nous étions au large, et avant que nous eussions joint la terre, la brise fraîchit, elle souleva une vague de huit coudées. Une planche, je l’arrachai ; quant au navire, il périt, et de ceux qui le montaient, il n’en resta pas un excepté moi seul, et maintenant me voici près de toi. Moi donc j’abordai dans cette île et ce fut grâce à un flot de la mer ».

« Il me dit : « Ne crains pas, ne crains pas, vassal, ne crains pas et n’attriste pas ton visage ! Si tu arrives à moi, c’est que Dieu a permis que tu vécusses, et il t’a amené à cette Ile de Double où il n’y a chose qui ne se trouve, et qui est remplie de toutes les bonnes choses. Voici, tu passeras mois sur mois jusqu’à ce que tu aies séjourné quatre mois dans cette île, puis un navire viendra du pays avec des matelots que tu connais ; tu iras avec eux au pays et tu mourras dans ta ville. C’est joie de raconter ce qu’on a goûté, passées les tristesses : je te ferai le conte exact de ce qu’il y a dans cette île. J’y suis avec mes frères et mes enfants, au milieu d’eux : nous sommes au nombre de soixante-quinze serpents, mes enfants et mes frères, et encore je ne mentionne pas une jeune fille qui m’a été amenée par art magique. Car une étoile étant tombée, ceux qui étaient dans le feu avec elle en sortirent, et la jeune fille parut, sans que je fusse avec les êtres de la flamme, sans que je fusse au milieu d’eux, sans quoi je serais mort de leur fait, mais je la trouvai ensuite parmi les cadavres, seule. Si tu es brave et que ton cœur soit fort, tu serreras tes enfants sur ton sein, tu embrasseras ta femme, tu verras ta maison, ce qui vaut mieux que tout, tu atteindras le pays et tu y seras au milieu de tes frères ! » Alors je m’allongeai sur mon ventre, je touchai le sol devant lui, et je lui dis : « Je décrirai tes âmes au Souverain, je lui ferai savoir ta grandeur, et je te ferai porter du fard, du parfum d’acclamation , de la pommade, de la casse, de l’encens des temples, dont on se gagne la faveur de tout dieu. Je conterai ensuite ce qui m’est arrivé et ce que j’ai vu par tes âmes, et on t’adorera dans ta ville en présence des prud’hommes de la Terre-Entière : j’égorgerai pour toi des taureaux pour les passer au feu, j’étranglerai pour toi des oiseaux, et je te ferai amener des navires chargés de toutes les richesses de l’Égypte, comme on fait à un dieu, ami des hommes dans un pays lointain que les hommes ne connaissent point ». Il rit de moi pour ce que je disais, et à cause de ce qu’il avait dans son cœur, il me dit : « N’as-tu pas ici sous tes yeux beaucoup de myrrhe, et tout ce qu’il y a ici c’est de l’encens ; car, moi, je suis le souverain du pays de Pouanît, et j’ai de la myrrhe ; seul, ce parfum d’acclamation que tu parles de m’envoyer, il n’est pas abondant en cette île. Mais il adviendra que, sitôt éloigné de cette place, plus jamais tu ne reverras cette île, qui se transformera en flots ».

« Et voilà, le navire vint ainsi qu’il avait prédit d’avance ; j’allai donc, je me juchai sur un arbre élevé et je reconnus ceux qui y étaient. J’allai ensuite lui communiquer cette nouvelle, mais je trouvai qu’il la savait déjà, car il me dit : « Bonne chance, bonne chance, vassal, vers ta demeure, vois tes enfants et que ton nom soit bon dans ta ville ; voilà mes souhaits pour toi ! » Lors je m’allongeai sur le ventre, les mains pendantes devant lui, et lui, il me donna des cadeaux de myrrhe, de parfum d’acclamation, de pommade, de casse, de poivre, de fard, de poudre d’antimoine, de cyprès, une quantité d’encens, de queues d’hippopotames, de dents d’éléphants, de lévriers, de cynocéphales, de girafes, de toutes les richesses excellentes. « Je chargeai le tout sur ce navire, puis je m’étendis sur le ventre et j’adorai le serpent. Il me dit : « Voici que tu arriveras au pays, en deux mois, tu presseras tes enfants sur ton sein et, par la suite, tu iras te rajeunir dans ton tombeau ». Et voici, je descendis au rivage à l’endroit où était ce navire et j’appelai les soldats qui se trouvaient dans ce navire. Je rendis des actions de grâces sur le rivage au maître de cette île, et ceux du navire en firent autant.

« Nous revînmes au Nord, à la résidence du Souverain, nous arrivâmes au palais le deuxième mois, conformément à tout ce que le serpent avait dit. J’entrai devant le Souverain et je lui présentai ces cadeaux que j’avais apportés de cette île, et il m’adora en présence des prud’hommes de la Terre-Entière. Voici qu’on fit de moi un serviteur et que j’eus comme récompense de beaux esclaves. Abaisse ton regard sur moi, maintenant que j’ai rejoint la terre d’Égypte ; après que j’ai vu et que j’ai goûté ces épreuves. Écoute-moi, car voici, il est bon aux hommes d’écouter » Le prince me dit : « Ne fais pas le malin, mon ami ! Qui donc donne de l’eau à une oie la veille du jour où on doit l’égorger ? » – C’est fini, du commencement jusqu’à la fin, ainsi qu’il a été trouvé en écrit. Qui l’a écrit, c’est le scribe aux doigts habiles Amâouni-Amanâou, v. s. f.

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