(Il s’approche de la jeune femme qui lit avec attention Gil-Blas, et d’une voix douce :)
– Me permettez-vous, madame, de me rappeler à votre souvenir ?
(Mme de Chantever lève brusquement la tête, pousse un cri, et veut s’enfuir. Il lui barre le chemin, et, humblement :)
– Vous n’avez rien à craindre, madame, je ne suis plus votre mari.
MME DE CHANTEVER. – Oh ! vous osez ? Après… après ce qui s’est passé !
M. DE GARELLE. – J’ose… et je n’ose pas… Enfin… Expliquez ça comme vous voudrez. Quand je vous ai aperçue, il m’a été impossible de ne pas venir vous parler.
MME DE CHANTEVER. – J’espère que cette plaisanterie est terminée, n’est-ce pas ?
M. DE GARELLE. – Ce n’est point une plaisanterie, madame.
MME DE CHANTEVER. – Une gageure, alors, à moins que ce ne soit une simple insolence. D’ailleurs, un homme qui frappe une femme est capable de tout.
M. DE GARELLE. – Vous êtes dure, madame. Vous ne devriez pas cependant, me semble-t-il, me reprocher aujourd’hui un emportement que je regrette d’ailleurs. J’attendais plutôt, je l’avoue, des remerciements de votre part.
MME DE CHANTEVER, stupéfaite. – Ah çà, vous êtes fou ? ou bien vous vous moquez de moi comme un rustre.
M. DE GARELLE. – Nullement, madame, et pour ne pas me comprendre, il faut que vous soyez fort malheureuse.
MME DE CHANTEVER. – Que voulez-vous dire ?
M. DE GARELLE. – Que si vous étiez heureuse avec celui qui a pris ma place, vous me seriez reconnaissante de ma violence qui vous a permis cette nouvelle union.
MME DE CHANTEVER. – C’est pousser trop loin la plaisanterie, monsieur. Veuillez me laisser seule.
M. DE GARELLE. – Pourtant, madame, songez-y, si je n’avais point commis l’infamie de vous frapper, nous traînerions encore aujourd’hui notre boulet…
MME DE CHANTEVER, blessée. – Le fait est que vous m’avez rendu là un rude service !
M. DE GARELLE. – N’est-ce pas ? Un service qui mérite mieux que votre accueil de tout à l’heure.
MME DE CHANTEVER. – C’est possible. Mais votre figure m’est si désagréable…
M. DE GARELLE. – Je n’en dirai pas autant de la vôtre.
MME DE CHANTEVER. – Vos galanteries me déplaisent autant que vos brutalités.
M. DE GARELLE. – Que voulez-vous, madame, je n’ai plus le droit de vous battre : il faut bien que je me montre aimable.
MME DE CHANTEVER. – Ça, c’est franc, du moins. Mais si vous voulez être vraiment aimable, vous vous en irez.
M. DE GARELLE. – Je ne pousse pas encore si loin que ça le désir de vous plaire.
MME DE CHANTEVER. – Alors, quelle est votre prétention ?
M. DE GARELLE. – Réparer mes torts, en admettant que j’en aie eu.
MME DE CHANTEVER, indignée. – Comment ? en admettant que vous en ayez eu ? Mais vous perdez la tête. Vous m’avez rouée de coups et vous trouvez peut-être que vous vous êtes conduit envers moi le mieux du monde.
M. DE GARELLE. – Peut-être !
MME DE CHANTEVER. – Comment ? Peut-être ?
M. DE GARELLE. – Oui, madame. Vous connaissez la comédie qui s’appelle le Mari cocu, battu et content. Eh bien, ai-je été ou n’ai-je pas été cocu, tout est là ! Dans tous les cas, c’est vous qui avez été battue, et pas contente…
MME DE CHANTEVER, se levant. – Monsieur, vous m’insultez.
M. DE GARELLE, vivement. – Je vous en prie, écoutez-moi une minute. J’étais jaloux, très jaloux, ce qui prouve que je vous aimais. Je vous ai battue, ce qui le prouve davantage encore, et battue très fort, ce qui le démontre victorieusement. Or, si vous avez été fidèle, et battue, vous êtes vraiment à plaindre, tout à fait à plaindre, je le confesse, et…
MME DE CHANTEVER. – Ne me plaignez pas.
M. DE GARELLE. – Comment l’entendez-vous ? On peut le comprendre de deux façons. Cela veut dire, soit que vous méprisez ma pitié, soit qu’elle est imméritée. Or, si la pitié dont je vous reconnais digne est imméritée, c’est que les coups… les coups violents que vous avez reçus de moi étaient plus que mérités.
MME DE CHANTEVER. – Prenez-le comme vous voudrez.
M. DE GARELLE. – Bon. Je comprends. Donc, j’étais avec vous, madame, un mari cocu.
MME DE CHANTEVER. – Je ne dis pas cela.
M. DE GARELLE. – Vous le laissez entendre.
MME DE CHANTEVER. – Je laisse entendre que je ne veux pas de votre pitié.
M. DE GARELLE. – Ne jouons pas sur les mots et avouez-moi franchement que j’étais…
MME DE CHANTEVER. – Ne prononcez pas ce mot infâme, qui me révolte et me dégoûte.
M. DE GARELLE. – Je vous passe le mot, mais avouez la chose.
MME DE CHANTEVER. – Jamais. Ça n’est pas vrai.
M. DE GARELLE. – Alors, je vous plains de tout mon cœur et la proposition que j’allais vous faire n’a plus de raison d’être.
MME DE CHANTEVER. – Quelle proposition ?
M. DE GARELLE. – Il est inutile de vous la dire, puisqu’elle ne peut exister que si vous m’aviez trompé.
MME DE CHANTEVER. – Et bien, admettez un moment que je vous ai trompé.
M. DE GARELLE. – Cela ne suffit pas. Il me faut un aveu. MME DE CHANTEVER. – Je l’avoue.
M. DE GARELLE. – Cela ne suffit pas. Il me faut des preuves.
MME DE CHANTEVER, souriant. – Vous en demandez trop, à la fin.
M. DE GARELLE. – Non, madame. J’allais vous faire, vous disais-je une proposition grave, très grave, sans quoi je ne serais point venu vous trouver ainsi après ce qui s’est passé entre nous, de vous à moi, d’abord, et de moi à vous ensuite. Cette proposition, qui peut avoir pour nous deux les conséquences les plus sérieuses, demeurerait sans valeur si je n’avais pas été trompé par vous.
MME DE CHANTEVER. – Vous êtes surprenant. Mais que voulez-vous de plus ? Je vous ai trompé, na.
M. DE GARELLE. – Il me faut des preuves.
MME DE CHANTEVER. – Mais quelles preuves voulez-vous que je vous donne ? Je n’en ai pas sur moi ou plutôt je n’en ai plus.
M. DE GARELLE. – Peu importe où elles soient. Il me les faut.
MME DE CHANTEVER. – Mais on n’en peut pas garder, des preuves, de ces choses-là… et…, à moins d’un flagrant délit… (Après un silence.) Il me semble que ma parole devrait vous suffire.
M. DE GARELLE, s’inclinant. – Alors, vous êtes prête à le jurer.
MME DE CHANTEVER, levant la main. – Je le jure.
M. DE GARELLE, sérieux. – Je vous crois, madame. Et avec qui m’avez-vous trompé ?
MME DE CHANTEVER. – Oh ! mais, vous en demandez trop, à la fin.
M. DE GARELLE. – Il est indispensable que je sache son nom.
MME DE CHANTEVER. – Il m’est impossible de vous le dire.
M. DE GARELLE. – Pourquoi ça ?
MME DE CHANTEVER. – Parce que je suis une femme mariée.
M. DE GARELLE. – Eh bien ?
MME DE CHANTEVER. – Et le secret professionnel ?
M. DE GARELLE. – C’est juste.
MME DE CHANTEVER. – D’ailleurs, c’est avec M. de Chantever que je vous ai trompé.
M. DE GARELLE. – Ça n’est pas vrai.
MME DE CHANTEVER. – Pourquoi ça ?…
M. DE GARELLE. – Parce qu’il ne vous aurait pas épousée.
MME DE CHANTEVER. – Insolent ! Et cette proposition ?…
M. DE GARELLE. – La voici. Vous venez d’avouer que j’ai été, grâce à vous, un de ces êtres ridicules, toujours bafoués, quoi qu’ils fassent, comiques s’ils se taisent, et plus grotesques encore s’ils se fâchent, qu’on nomme des maris trompés. Eh bien, madame, il est indubitable que les quelques coups de cravache reçus par vous sont loin de compenser l’outrage et le dommage conjugal que j’ai éprouvés de votre fait, et il est non moins indubitable que vous me devez une compensation plus sérieuse et d’une autre nature, maintenant que je ne suis plus votre mari.
MME DE CHANTEVER. – Vous perdez la tête. Que voulez-vous dire ?
M. DE GARELLE. – Je veux dire, madame, que vous devez me rendre aujourd’hui les heures charmantes que vous m’avez volées quand j’étais votre époux, pour les offrir à je ne sais qui.
MME DE CHANTEVER. – Vous êtes fou.
M. DE GARELLE. – Nullement. Votre amour m’appartenait, n’est-ce pas ? Vos baisers m’étaient dus, tous vos baisers, sans exception. Est-ce vrai ? Vous en avez distrait une partie au bénéfice d’un autre ! Eh bien, il importe, il m’importe que la restitution ait lieu, restitution sans scandale, restitution secrète, comme on fait pour les vols honteux.
MME DE CHANTEVER. – Mais pour qui me prenez-vous ?
M. DE GARELLE. – Pour la femme de M. de Chantever. MME DE CHANTEVER. – Ça, par exemple, c’est trop fort.
M. DE GARELLE. – Pardon, celui qui m’a trompé vous a bien prise pour la femme de M. de Garelle. Il est juste que mon tour arrive. Ce qui est trop fort, c’est de refuser de rendre ce qui est légitimement dû.
MME DE CHANTEVER. – Et si je disais oui… vous pourriez…
M. DE GARELLE. – Mais certainement.
MME DE CHANTEVER. – Alors, à quoi aurait servi le divorce ?
M. DE GARELLE. – À raviver notre amour.
MME DE CHANTEVER. – Vous ne m’avez jamais aimée.
M. DE GARELLE. – Je vous en donne pourtant une rude preuve.
MME DE CHANTEVER. – Laquelle ?
M. DE GARELLE. – Comment ? Laquelle ? Quand un homme est assez fou pour proposer à une femme de l’épouser d’abord et de devenir son amant ensuite, cela prouve qu’il aime ou je ne m’y connais pas en amour.
MME DE CHANTEVER. – Oh ! ne confondons pas. Épouser une femme prouve l’amour ou le désir, mais la prendre comme maîtresse ne prouve rien… que le mépris. Dans le premier cas, on accepte toutes les charges, tous les ennuis, et toutes les responsabilités de l’amour ; dans le second cas, on laisse ces fardeaux au légitime propriétaire et on ne garde que le plaisir, avec la faculté de disparaître le jour où la personne aura cessé de plaire. Cela ne se ressemble guère.
M. DE GARELLE. – Ma chère amie, vous raisonnez fort mal. Quand on aime une femme, on ne devrait pas l’épouser, parce qu’en l’épousant on est sûr qu’elle vous trompera, comme vous avez fait à mon égard. La preuve est là. Tandis qu’il est indiscutable qu’une maîtresse reste fidèle à son amant avec tout l’acharnement qu’elle met à tromper son mari. Est-ce pas vrai ? Si vous voulez qu’un lien indissoluble se lie entre une femme et vous, faites-la épouser par un autre, le mariage n’est qu’une ficelle qu’on coupe à volonté, et devenez l’amant de cette femme : l’amour libre est une chaîne qu’on ne brise pas. – Nous avons coupé la ficelle, je vous offre la chaîne.
MME DE CHANTEVER. – Vous êtes drôle. Mais je refuse.
M. DE GARELLE. – Alors, je préviendrai M. de Chantever. MME DE CHANTEVER. – Vous le préviendrez de quoi ?
M. DE GARELLE. – Je lui dirai que vous m’avez trompé ! MME DE CHANTEVER. – Que je vous ai trompé… Vous…
M. DE GARELLE. – Oui, quand vous étiez ma femme. MME DE CHANTEVER. – Eh bien ?
M. DE GARELLE. – Eh bien, il ne vous le pardonnera pas. MME DE CHANTEVER. – Lui ?
M. DE GARELLE. – Parbleu ! Ça n’est pas fait pour le rassurer.
MME DE CHANTEVER, riant. – Ne faites pas ça, Henry.
(Une voix dans l’escalier appelant Mathilde.)
MME DE CHANTEVER, bas. – Mon mari ! Adieu.
M. DE GARELLE, se levant. – Je vais vous conduire près de lui et me présenter.
MME DE CHANTEVER. – Ne faites pas ça.
M. DE GARELLE. – Vous allez voir.
MME DE CHANTEVER. – Je vous en prie.
M. DE GARELLE. – Alors acceptez la chaîne.
La Voix. – Mathilde !
MME DE CHANTEVER. – Laissez-moi.
M. DE GARELLE. – Où vous reverrai-je ?
MME DE CHANTEVER. – Ici – ce soir – après dîner.
M. DE GARELLE, lui baisant la main. – Je vous aime…
(Elle se sauve.)
(M. de Garelle retourne doucement à son fauteuil et se laisse tomber dedans.)
– Eh bien ! vrai. J’aime mieux ce rôle-là que le précédent. C’est qu’elle est charmante, tout à fait charmante, et bien plus charmante encore depuis que j’ai entendu la voix de M. de Chantever l’appeler comme ça « Mathilde », avec ce ton de propriétaire qu’ont les maris.