Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et Roland s’abattaient, toutes les cinq minutes, sur une épaule voisine qui les repoussait d’une secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient : « Bien beau temps », et retombaient, presque aussitôt, de l’autre côté.
Lorsqu’on entra dans Le Havre, leur engourdissement était si profond qu’ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même de monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant sa porte.
Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis nouveau ; et une grande joie, un peu puérile, l’avait saisi tout à coup de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée, l’appartement qu’elle habiterait bientôt.
La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu’elle ferait chauffer l’eau et servirait elle-même, car elle n’aimait pas laisser veiller les domestiques, par crainte du feu.
Personne, autre qu’elle, son fils et les ouvriers, n’était encore entré, afin que la surprise fût complète quand on verrait combien c’était joli.
Dans le vestibule, Jean pria qu’on attendît. Il voulait allumer les bougies et les lampes, et il laissa dans l’obscurité Mme Rosémilly, son père et son frère, puis il cria : « Arrivez ! » en ouvrant toute grande la porte à deux battants.
La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait d’abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde d’étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura : « Nom d’un chien », saisi par l’envie de battre des mains comme devant les apothéoses.
Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe vieille or, pareille à celle des sièges.. Le grand salon de consultation très simple, d’un rouge saumon pâle, avait grand air.
Jean s’assit dans le fauteuil devant son bureau chargé de livres, et d’une voix grave, un peu forcée :
« Oui, Madame, les textes de lois sont formels et me donnent, avec l’assentiment que je vous avais annoncé, l’absolue certitude qu’avant trois mois l’affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une heureuse solution. » Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire en regardant Mme Roland ; et Mme Roland, lui prenant la main, la serra.
Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s’écria :
« Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce salon. » Il se mit à déclamer :
« Si l’humanité seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle que nous éprouvons pour toute souffrance devait être le mobile de l’acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel à votre pitié, Messieurs les jurés, à votre cœur de père et d’homme ; mais nous avons pour nous le droit, et c’est la seule question du droit que nous allons soulever devant vous… » Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et il s’irritait des gamineries de son frère, le jugeant, décidément, trop niais et pauvre d’esprit.
Mme Roland ouvrit une porte à droite.
« Voici la chambre à coucher », dit-elle.
Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tenture était en cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande.
Un dessin Louis XV – une bergère dans un médaillon que fermaient les becs unis de deux colombes – donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air galant et champêtre tout à fait gentil.
« Oh ! c’est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peu sérieuse, en entrant dans cette pièce.
– Cela vous plaît ? demanda Jean.
– Énormément.
– Si vous saviez comme ça me fait plaisir. » Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au fond des yeux.
Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre à coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, en entrant, que la couche était très large, une vraie couche de ménage, choisie par Mme Roland qui avait prévu sans doute et désiré le prochain mariage de son fils ; et cette précaution de mère lui faisait plaisir cependant, semblait lui dire qu’on l’attendait dans la famille.
Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquement la porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée de trois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et le fils avaient mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce à meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieries pailletées d’or, à stores transparents où des perles de verre semblaient des gouttes d’eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir les étoffes, avec ses écrans, ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes véritables, tous ses menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d’ivoire, de nacre et de bronze avait l’aspect prétentieux et maniéré que donnent les mains inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact, de goût et d’éducation artiste. Ce fut celle cependant qu’on admira le plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peu amère dont son frère se sentit blessé.
Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gâteaux s’élevaient en monuments.
On n’avait guère faim ; on suça les fruits et on grignota les pâtisseries plutôt qu’on ne les mangea. Puis, au bout d’une heure, Mme Rosémilly demanda la permission de se retirer.
Il fut décidé que le père Roland l’accompagnerait à sa porte et partirait immédiatement avec elle, tandis pue Mme Roland, en l’absence de la bonne, jetterait son coup d’œil de mère sur le logis afin que son fils ne manquât de rien.
« Faut-il revenir te chercher ? » demanda Roland.
Elle hésita, puis répondit :
« Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera. » Dès qu’ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux, le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fût remise à Jean ; puis elle passa dans la chambre à coucher, entrouvrit le lit, retarda si la carafe était remplie d’eau fraîche et la fenêtre bien fermée.
Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ci encore froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là de plus en plus agacé de voir son frère dans ce logis.
Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout à coup se leva :
« Cristi ! dit-il, la veuve avait l’air bien vannée ce soir, les excursions ne lui réussissent pas. » Jean se sentit soulevé soudain par une de ces promptes et furieuses colères de débonnaires blessés au cœur.
Le souffle lui manquait, tant son émotion était vive, et il balbutia :
« Je te défends désormais de dire « la veuve » quand tu parleras de Mme Rosémilly. » Pierre se tourna vers lui, hautain :
« Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard ? » Jean aussitôt s’était dressé :
« Je ne deviens pas fou, mais j’en ai assez de tes manières envers moi. » Pierre ricana :
« Envers toi ? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosémilly ?
– Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme. » L’autre rit plus fort :
« Ah ! ah ! très bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai plus l’appeler « la veuve ». Mais tu as pris une drôle de manière pour m’annoncer ton mariage.
– Je te défends de plaisanter… tu entends… je te le défends. » Jean s’était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cette ironie poursuivant la femme qu’il aimait et qu’il avait choisie.
Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s’amassait en lui de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltes domptées depuis quelque temps et de désespoir silencieux, lui montant à la tête, l’étourdit comme un coup de sang.
« Tu oses ?… Tu oses ?… Et moi je t’ordonne de te taire, tu entends, je te l’ordonne ! » Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant, dans ce trouble d’esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase, le mot qui pourrait blesser son frère jusqu’au cœur.
Il reprit, en s’efforçant de se maîtriser pour bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre plus aiguë :
« Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour où tu as commencé à dire « la veuve » parce que tu as compris que cela me faisait mal. » Pierre poussa un de ces rires stridents et méprisants qui lui étaient familiers :
« Ah ! ah ! mon Dieu ! Jaloux de toi !… moi ?… moi ?…
moi ?… et de quoi ?… de quoi, mon Dieu ? de ta figure ou de ton esprit ?… » Mais Jean sentit bien qu’il avait touché la plaie de cette âme :
« Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l’enfance ; et tu es devenu furieux quand tu as vu que cette femme me préférait et qu’elle ne voulait pas de toi. » Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition :
« Moi… moi… jaloux de toi ? à cause de cette cruche, de cette dinde, de cette oie grasse ?… » Jean qui voyait porter ses coups reprit :
« Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans la Perle ? Et tout ce pue tu dis devant elle pour te faire valoir ?
Mais tu crèves de jalousie ! Et quand cette fortune m’est arrivée, tu es devenu enragé, et tu m’as détesté, et tu l’as montré de toutes les manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n’es pas une heure sans cracher la bile qui t’étouffe. » Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sauter sur son frère et de le prendre à la gorge :
« Ah ! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune ! » Jean se récria :
« Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot à mon père, à ma mère ou à moi, où elle n’éclate. Tu feins de me mépriser parce que tu es jaloux ! tu cherches querelle à tout le monde parce que tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus, tu es devenu venimeux, tu tortures notre mère comme si c’était sa faute !… » Pierre avait reculé jusqu’à la cheminée, la bouche entrouverte, l’œil dilaté, en proie à une de ces folies de rage qui font commettre des crimes.
Il répéta d’une voix plus basse, mais haletante :
« Tais-toi, tais-toi donc !
– Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma pensée entière ; tu m’en donnes l’occasion, tant pis pour toi. J’aime une femme ! Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me pousses à bout ; tant pis pour toi. Mais je casserai tes dents de vipère, moi ! Je te forcerai à me respecter.
– Te respecter, toi ?.
– Oui, moi !
– Te respecter… toi… qui nous as tous déshonorés, par ta cupidité ?
– Tu dis ? Répète… répète ?…
– Je dis qu’on n’accepte pas la fortune d’un homme quand on passe jour le fils d’un autre. » Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l’insinuation qu’il pressentait :
« Comment ? Tu dis… répète encore ?
– Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, que tu es le fils de l’homme qui t’a laissé sa fortune. Eh bien ! un garçon propre n’accepte pas l’argent qui déshonore sa mère.
– Pierre… Pierre… Pierre… y songes-tu ?… Toi… c’est toi… toi… qui prononces cette infamie ?
– Oui… moi… c’est moi. Tu ne vois donc point que j’en crève de chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affolé de honte et de douleur, car j’ai deviné d’abord et je sais maintenant.
– Pierre… Tais-toi… Maman est dans la chambre à côté !
Songe qu’elle peut nous entendre… qu’elle nous entend. » Mais il fallait qu’il vidât son cœur ! et il dit tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l’histoire du portrait encore une fois disparu.
Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des phrases d’halluciné.
Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme si personne ne l’écoutait, parce qu’il devait parler, parce qu’il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de crever, éclaboussant tout le monde.
Il s’était mis à marcher comme il faisait presque toujours ; et les yeux fixés devant lui, gesticulant, dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des retours de haine contre lui-même, il parlait comme s’il eût confessé sa misère et la misère des siens, comme s’il eût jeté sa peine à l’air invisible et sourd où s’envolaient ses paroles.
Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l’énergie aveugle de son frère, s’était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que leur mère les avait entendus.
Elle ne pouvait point sortir ; il fallait passer par le salon.
Elle n’était point revenue ; donc elle n’avait pas osé.
Pierre tout à coup, frappant du pied, cria :
« Tiens, je suis un cochon d’avoir dit ça ! » Et il s’enfuit, nu-tête, dans l’escalier.
Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, réveilla Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelques secondes s’étaient écoulées, plus longues que des heures, et son âme s’était engourdie dans un hébétement d’idiot. Il sentait bien qu’il lui faudrait penser tout à l’heure, et agir, mais il attendait, ne voulant même plus comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lâcheté. Il était de la race des temporiseurs qui remettent toujours au lendemain ; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution, il cherchait encore, par instinct, à gagner quelques moments..
Mais le silence profond qui l’entourait maintenant, après les vociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec cette lumière vive des six bougies et des deux lampes, l’effraya si fort tout à coup qu’il eut envie de se sauver aussi.
Alors il secoua sa pensée, il secoua son cœur, et il essaya de réfléchir.
Jamais il n’avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent aller comme l’eau qui coule. Il avait fait ses classes avec soin, pour n’être pas puni, et terminé ses études de droit avec régularité parce que son existence était calme. Toutes les choses du monde lui paraissaient naturelles sans éveiller autrement son attention. Il aimait l’ordre, la sagesse, le repos par tempérament, n’ayant point de replis dans l’esprit ; et il demeurait, devant cette catastrophe, comme un homme qui tombe à l’eau sans avoir jamais nagé.
Il essaya de douter d’abord. Son frère avait menti par haine et par jalousie ?
Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire de leur mère une chose pareille s’il n’avait pas été lui même égaré par le désespoir ? Et puis Jean gardait dans l’oreille, dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux qu’ils étaient irrésistibles, aussi irrécusables que la certitude.
Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoir une volonté. Sa détresse devenait intolérable ; et il sentait que, derrière la porte, sa mère était là qui avait tout entendu et qui attendait.
Que faisait-elle ? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne révélait la présence d’un être derrière cette planche. Se serait-elle sauvée ? Mais par où ? Si elle s’était sauvée… elle avait donc sauté par la fenêtre dans la rue !
Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu’il enfonça plutôt qu’il n’ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.
Elle semblait vide. Une seule bougie l’éclairait, posée sur la commode.
Jean s’élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec les volets clos. Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il s’aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés.
Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche, la figure enfouie dans l’oreiller, qu’elle avait ramené de ses deux mains crispées sur sa tête, pour ne plus entendre.
Il la crut d’abord étouffée. Puis l’ayant saisie par les épaules, il la retourna sans qu’elle lâchât l’oreiller qui lui cachait le visage et qu’elle mourrait pour ne pas crier.
Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, lui communiqua la secousse de son indicible torture. L’énergie et la force dont elle retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflée de plumes sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu’il ne la vît point et ne lui parlât pas, lui firent deviner, par la commotion qu’il reçut, jusqu’à quel point on peut souffrir. Et son cœur, son simple cœur, fut déchiré de pitié. Il n’était pas un juge, lui, même un juge miséricordieux, il était un homme plein de faiblesse et un fils plein de tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l’autre lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant arracher l’oreiller de sa figure, il cria, en baisant sa robe :
« Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi ! » Elle aurait semblé morte si tous ses membres n’eussent été parcourus d’un frémissement presque insensible, d’une vibration de corde tendue. Il répétait :
« Maman, maman, écoute-moi. Ça n’est pas vrai. Je sais bien que ça n’est pas vrai. » Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout à coup elle sanglota dans l’oreiller. Alors tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis s’amollirent, ses doigts s’entrouvrant lâchèrent la toile ; et il lui découvrit la face.
Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupières fermées on voyait couler des gouttes d’eau. L’ayant enlacée par le cou, il lui baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolés qui se mouillaient à ses larmes, et il disait toujours :
« Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n’est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais ! Ça n’est pas vrai ! » Elle se souleva, s’assit, le regarda, et avec un de ces efforts de courage qu’il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit :
« Non, c’est vrai, mon enfant. » Et ils restèrent sans paroles, l’un devant l’autre. Pendant quelques instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau, et reprit :
« C’est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir ? C’est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais. » Elle avait l’air d’une folle. Saisi de terreur, il tomba à genoux près du lit en murmurant :
« Tais-toi, maman, tais-toi. » Elle s’était levée, avec une résolution et une énergie effrayantes :
« Mais je n’ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu. » Et elle marcha vers la porte.
Il la saisit à pleins bras, criant :
« Qu’est-ce que tu fais, maman, où vas-tu ?
– Je ne sais pas… est-ce que je sais… je n’ai plus rien à faire… puisque je suis toute seule. » Elle se débattait pour s’échapper. La retenant, il ne trouvait qu’un mot à lui répéter :
« Maman… maman… maman… » Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette étreinte :
« Mais non, mais non, je ne suis plus ta mère maintenant, je ne suis plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien ! Tu n’as plus ni père ni mère, mon pauvre enfant… adieu. » Il comprit brusquement que s’il la laissait partir il ne la reverrait jamais, et, l’enlevant, il la porta sur un fauteuil, l’assit de force, puis s’agenouillant et formant une chaîne de ses bras :
« Tu ne sortiras point d’ici, maman ; moi je t’aime et je te garde. Je te garde toujours, tu es à moi. » Elle murmura d’une voix accablée :
« Non, mon pauvre garçon, ça n’est plus possible. Ce soir tu pleures, et demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus. » Il répondit avec un si grand élan de si sincère amour : « Oh ! moi ? moi ? Comme tu me connais peu ! » qu’elle poussa un cri, lui prit la tête par les cheveux, à pleines mains, l’attira avec violence et le baisa éperdument à travers la figure.
Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant, à travers sa barbe, la chaleur de sa chair ; et elle lui dit, tout bas, dans l’oreille :
« Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain.
Tu le crois et tu te trompes. Tu m’as pardonné ce soir, et ce pardon-là m’a sauvé la vie ; mais il ne faut plus que tu me voies. » Il répéta, en l’étreignant :
« Maman, ne dis pas ça !
– Si, mon petit, il faut que je m’en aille. Je ne sais pas où, ni comment je m’y prendrai, ni ce que je dirai, mais il le faut.
Je n’oserais plus te retarder, ni t’embrasser, comprends-tu ? » Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans l’oreille :
« Ma petite mère, tu resteras, parce que je le veux, parce que j’ai besoin de toi. Et tu vas me jurer de m’obéir, tout de suite.
– Non, mon enfant.
– Oh ! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.
– Non, mon enfant, c’est impossible. Ce serait nous condamner tous à l’enfer. Je sais ce que c’est, moi, que ce supplice-là, depuis un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tu me regarderas comme me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t’ai dit !… Oh !… mon petit Jean, songe… songe que je suis ta mère !…
– Je ne veux pas que tu me quittes, maman, je n’ai que toi.
– Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux fassent baisser les miens.
– Ça n’est pas vrai, maman.
– Oui, oui, oui, c’est vrai ! Oh ! j’ai compris, va, toutes les luttes de ton pauvre frère, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque je devine son pas dans la maison, mon cœur saute à briser ma poitrine, lorsque j’entends sa voix, je sens que je vais m’évanouir. Je t’avais encore, toi ! Maintenant, je ne t’ai plus. Oh ! mon petit Jean, crois-tu que je pourrais vivre entre vous deux ?
– Oui, maman. Je t’aimerai tant que tu n’y penseras plus.
– Oh ! oh ! comme si c’était possible !
– Oui, c’est possible.
– Comment veux-tu que je n’y pense plus entre ton frère et toi ? Est-ce que vous n’y penserez plus, vous ?
– Moi, je te le jure !
– Mais tu y penseras à toutes les heures du jour.
– Non, je te le jure. Et puis, écoute : si tu pars, je m’engage et je me fais tuer. » Elle fut bouleversée par cette menace puérile et étreignit Jean en le caressant avec une tendresse passionnée. Il reprit :
« Je t’aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus.
Voyons, sois raisonnable. Essaie de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre huit jours ? Tu ne peux pas me refuser ça ? », Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, et le tenant à la longueur de ses bras :
« Mon enfant… tâchons d’être calmes et de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler d’abord. Si je devais une seule fois entendre sur tes lèvres ce que j’entends depuis un mois dans la bouche de ton frère, si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je te suis odieuse comme à lui… une heure après, tu entends, une heure après…
je serais partie pour toujours.
– Maman, je te le jure…
– Laisse-moi parler… Depuis un mois j’ai souffert tout ce qu’une créature peut souffrir. À partir du moment où j’ai compris que ton frère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu’il devinait, minute par minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été un martyre qu’il est impossible de t’exprimer. » Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit de larmes les yeux de Jean.
Il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa :
« Laisse-moi… écoute… j’ai encore tant de choses à te dire pour que tu comprennes… mais tu ne comprendras pas… c’est que… si je devais rester… il faudrait… Non, je ne peux pas !
– Dis, maman, dis.
– Eh bien ! oui. Au moins je ne t’aurais pas trompé… Tu veux que je reste avec toi, n’est-ce pas ? Pour cela, pour que nous puissions nous voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journée dans la maison, car je n’ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver ton frère derrière elle, pour cela il faut, non pas que tu me pardonnes – rien ne fait plus de mal qu’un pardon -, mais que tu ne m’en veuilles pas de ce que j’ai fait… Il faut que tu te sentes assez fort, assez différent de tout le monde pour te dire que tu n’es pas le fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mépriser !… Moi j’ai assez souffert… j’ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux plus ! Et ce n’est pas d’hier, va, c’est de longtemps… Mais tu ne pourras jamais comprendre ça, toi ! Pour que nous puissions encore vivre ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j’ai été la maîtresse de ton père, j’ai été encore plus sa femme, sa vraie femme, que je n’en ai pas honte au fond du cœur, que je ne regrette rien, que je l’aime encore tout mort qu’il est, que je l’aimerai toujours, que je n’ai aimé que lui, qu’il a été toute ma vie, toute ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi, pendant si longtemps ! Écoute, mon petit : devant Dieu qui m’entend, je n’aurais jamais rien eu de bon dans l’existence, si je ne l’avais pas rencontré, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien ! Je lui dois tout ! Je n’ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi. Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n’aurais jamais aimé rien, rien connu, rien désiré, je n’aurais pas seulement pleuré, car j’ai pleuré, mon petit Jean. Oh ! oui, j’ai pleuré, depuis que nous sommes venus ici. Je m’étais donnée à lui tout entière, corps et âme, pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j’ai été sa femme comme il a été mon mari devant Dieu qui nous avait faits l’un pour l’autre. Et puis, j’ai compris qu’il m’aimait moins. Il était toujours bon et prévenant, mais je n’étais plus pour lui ce que j’avais été. C’était fini ! Oh ! que j’ai pleuré !… Comme c’est misérable et trompeur, la vie !… Il n’y a rien qui dure… Et nous sommes arrivés ici ; et jamais je ne l’ai plus revu, jamais il n’est venu… Il promettait dans toutes ses lettres !… Je l’attendais toujours !… et je ne l’ai plus revu !… et voilà qu’il est mort !… Mais il nous aimait encore puisqu’il a pensé à toi. Moi je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t’aime parce que tu es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi ! Comprends-tu ? Je ne pourrais pas ! Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes d’être son fils et que nous parlions de lui quelquefois, et que tu l’aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il est impossible que nous restions ensemble maintenant ! Je ferai ce que tu décideras. » Jean répondit d’une voix douce :
« Reste, maman. » Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer ; puis elle reprit, la joue contre sa joue :
« Oui, mais Pierre ? Qu’allons-nous devenir avec lui ? » Jean murmura :
« Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui. » Au souvenir de l’aîné elle fut crispée d’angoisse :
« Non, je ne puis plus, non ! non ! » Et se jetant sur le cœur de Jean, elle s’écria, l’âme en détresse :
« Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne sais pas… trouve… sauve-moi !
– Oui, maman, je chercherai.
– Tout de suite… il faut… Tout de suite… ne me quitte pas !
J’ai si peur de lui… si peur !
– Oui, je trouverai. Je te promets.
– Oh ! mais vite, vite ! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand je le vois. » Puis il lui murmura tout bas, dans l’oreille :
« Garde-moi ici, chez toi. » Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de cette combinaison.
Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments précis son affolement et sa terreur.
« Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que je me suis trouvée malade.
– Ce n’est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du courage. J’arrangerai tout, je te le promets, dès demain.
Je serai à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau.
Je vais te reconduire.
– Je ferai ce que tu voudras », dit-elle avec un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.
Elle essaya de se lever ; mais la secousse avait été trop forte ; elle ne pouvait encore se tenir sur ses jambes.
Alors il lui fit boire de l’eau sucrée, respirer de l’alcali, et il lui lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée comme après un accouchement.
Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand ils passèrent à l’hôtel de ville.
Devant la porte de leur logis il l’embrassa et lui dit : « Adieu, maman, bon courage. » Elle monta, à pas furtifs, l’escalier silencieux, entra dans sa chambre, se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l’émotion retrouvée des adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.
Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l’avait entendue revenir.
– VIII –
Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s’affaissa sur un divan, car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de corps et d’esprit, écrasé et désolé. Il n’était point frappé, comme l’avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette dignité secrète qui est l’enveloppe des cœurs fiers, mais accablé par un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus chers.
Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie ainsi qu’une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu’on venait de lui révéler. S’il eût appris de toute autre manière le secret de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un profond chagrin ; mais après sa querelle avec son frère, après cette délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l’émotion poignante de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes susceptibilités de la morale naturelle. D’ailleurs, il n’était pas un homme de résistance. Il n’aimait lutter contre personne et encore moins contre lui-même ; il se résigna donc, et, par un penchant instinctif, par un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s’inquiéta aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et l’atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les écarter, il se décida à des efforts surhumains d’énergie et d’activité. Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles, incapables de vouloir longtemps. Son esprit d’avocat, habitué d’ailleurs à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d’ordre intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les conséquences prochaines de l’état d’âme de son frère. Malgré lui il en envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme s’il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe d’ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait impossible. Il l’éviterait facilement en restant chez lui, mais il était encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit que son fils aîné.
Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire.
Mais une idée soudain l’assaillit : – Cette fortune qu’il avait reçue, un honnête homme la garderait-il ?
Il se répondit : « Non », d’abord, et se décida à la donner aux pauvres. C’était dur, tant pis. Il vendrait son mobilier et travaillerait comme un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n’en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de gaz qui brûlait en face de lui de l’autre côté de la rue. Or, comme une femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme Rosémilly, et il reçut au cœur la secousse des émotions profondes nées en nous d’une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi, maintenant qu’il s’était engagé vis-à-vis d’elle ? Elle l’avait accepté le sachant riche. Pauvre, elle l’accepterait encore ; mais avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice ? Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu’il restituerait plus tard aux indigents ?
Et dans son âme où l’égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les intérêts diffusés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis s’effaçaient de nouveau.
Il revint s’asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture native. Vingt fois déjà il s’était posé cette question : « Puisque je suis le fils de cet homme, que je le sais et que je l’accepte, n’est-il pas naturel que j’accepte aussi son héritage ? » Mais cet argument ne pouvait empêcher le « non » murmuré par la conscience intime.
Soudain il songea : « Puisque je ne suis pas le fils de celui que j’avais cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait voler mon frère. » Cette nouvelle manière de voir l’ayant soulagé, ayant apaisé sa conscience, il retourna vers la fenêtre.
« Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l’héritage de ma famille, que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l’enfant de son père. Cela est juste. Alors n’est-il pas juste aussi que je garde l’argent de mon père à moi ? » Ayant reconnu qu’il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s’étant décidé à l’abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant l’une et l’autre, il se trouverait réduit à la pure mendicité.
Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la présence de Pierre dans la famille. Comment l’écarter ?
Il désespérait de découvrir une solution pratique, quand le sifflet d’un vapeur entrant au port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée.
Alors il s’étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu’au jour.
Vers neuf heures il sortit pour s’assurer si l’exécution de son projet était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l’attendait enfermée dans sa chambre.
« Si tu n’étais pas venu, dit-elle, je n’aurais jamais osé descendre. » On entendit aussitôt Roland qui criait dans l’escalier :
« On ne mange donc point aujourd’hui, nom d’un chien ! » On ne répondit pas, et il hurla :
« Joséphine, nom de Dieu ! qu’est-ce que vous faites ? »
La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol :
« V’là, M’sieu, qué qui faut ?
– Où est Madame ?
– Madame est en haut avec m’sieu Jean. » Alors il vociféra en levant la tête vers l’étage supérieur :
« Louise ? » Mme Roland entrouvrit la porte et répondit :
« Quoi ? mon ami.
– On ne mange donc pas, nom d’un chien !
– Voilà, mon ami, nous venons. » Et elle descendit, suivie de Jean.
Roland s’écria en apercevant le jeune homme :
« Tiens, te voilà, toi ! Tu t’embêtes déjà dans ton logis ?
– Non, père, mais j’avais à causer avec maman ce matin. » Jean s’avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur ses doigts l’étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et imprévue le crispa, l’émotion des séparations et des adieux sans espoir de retour.
Mme Roland demanda :
« Pierre n’est pas arrivé ? » Son mari haussa les épaules :
« Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui. » Elle se tourna vers Jean :
« Tu devrais aller le chercher, mon enfant ; ça le blesse quand on ne l’attend pas.
– Oui, maman, j’y vais. » Et le jeune homme sortit.
Il monta l’escalier, avec la résolution fiévreuse d’un craintif qui va se battre.
Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit : « Entrez. » Il entra.
L’autre écrivait, penché sur sa table.
« Bonjour », dit Jean.
Pierre se leva :
« Bonjour. » Et ils se tendirent la main comme si rien ne s’était passé.
« Tu ne descends pas déjeuner ?
– Mais… c’est que… j’ai beaucoup à travailler. » La voix de l’aîné tremblait, et son œil anxieux demandait au cadet ce qu’il allait faire.
« On t’attend.
– Ah ! est-ce que… est-ce que notre mère est en bas ?…
– Oui, c’est même elle qui m’a envoyé te chercher.
– Ah, alors… je descends. »
Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier ; puis il l’ouvrit d’un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à table, face à face.
Il s’approcha d’elle d’abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, et s’étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait depuis quelque temps, au lieu de l’embrasser sur les joues comme jadis. Il devina qu’elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, le cœur battant, après ce simulacre de caresse.
Il se demandait : « Que se sont-ils dit, après mon départ ? » Jean répétait avec tendresse « mère » et « chère maman », prenait soin d’elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu’ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée ! Jean croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable ?
Et tous les reproches qu’il s’était faits d’avoir dit l’horrible chose l’assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, l’empêchant de manger et de parler.
Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter cette maison qui n’était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus à lui que par d’imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur l’heure, n’importe où, sentant que c’était fini, qu’il ne pouvait plus rester près d’eux, qu’il les torturerait toujours malgré lui, rien que par sa présence, et qu’ils lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable supplice.
Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n’écoutant pas, n’entendait point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère et prit garde au sens des paroles.
Jean disait :
« Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte. On parle de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois prochain. » Roland s’étonnait :
« Déjà ! Je croyais qu’il ne serait pas en état de prendre la mer cet été. – Pardon ; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première traversée ait lieu avant l’automne. J’ai passé ce matin aux bureaux de la Compagnie et j’ai causé avec un des administrateurs.
– Ah ! ah ! lequel ?
– M. Marchand, l’ami particulier du président du conseil d’administration.
– Tiens, tu le connais ?
– Oui. Et puis j’avais un petit service à lui demander.
– Ah ! alors tu me feras visiter en grand détail la Lorraine dès qu’elle entrera dans le port, n’est-ce pas ?
– Certainement, c’est très facile ! » Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une introuvable transition. Il reprit :
« En somme, c’est une vie très acceptable qu’on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New York et Le Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui, très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an, sinon plus… » Roland fit un « bigre ! » suivi d’un sifflement qui témoignaient d’un profond respect pour la somme et pour le capitaine.
Jean reprit :
« Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage, chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins, c’est très beau. » Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le comprit.
Alors, après une hésitation, il demanda :
« Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un transatlantique ?
– Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections. » Il y eut un long silence, puis le docteur reprit :
« C’est le mois prochain que part la Lorraine ?
– Oui, le sept. » Et ils se turent.
Pierre songeait. Certes ce serait une solution s’il pouvait s’embarquer comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait ; il le quitterait peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa famille. Il avait dû, l’avant veille, vendre sa montre, car maintenant il ne tendait plus la main devant sa mère ! Il n’avait donc aucune ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d’autre pain que le pain de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit alors, en hésitant un peu :
« Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi. » Jean demanda :
« Pourquoi ne pourrais-tu pas ?
– Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique. » Roland demeurait stupéfait :
« Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils ? » Pierre murmura :
« Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux meilleurs espoirs. D’ailleurs, ce n’est qu’un début, un moyen d’amasser quelques milliers de francs pour m’établir ensuite. » Son père, aussitôt, fut convaincu :
« Ça, c’est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu’en penses-tu, Louise ? » Elle répondit d’une voix basse, presque inintelligible :
« Je pense que Pierre a raison. » Roland s’écria :
« Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup ! Il est juge au tribunal de commerce et il s’occupe des affaires de la Compagnie. J’ai aussi M. Lenient, l’armateur, qui est intime avec un des vice-présidents. » Jean demanda à son frère :
« Veux-tu que je tâte aujourd’hui même M. Marchand ?
– Oui, je veux bien. » Pierre reprit, après avoir songé quelques instants :
« Le meilleur moyen serait peut-être encore d’écrire à mes maîtres de l’École de médecine qui m’avaient en grande estime. On embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs MasRoussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au conseil d’administration. » Jean approuvait tout à fait :
« Ton idée est excellente, excellente ! » Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable de s’affliger longtemps.
« Tu vas leur écrire aujourd’hui même, dit-il.
– Tout à l’heure, tout de suite. J’y vais. Je ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop nerveux. » Il se leva et sortit.
Alors Jean se tourna vers sa mère :
« Toi, maman, qu’est-ce que tu fais ?
– Rien… Je ne sais pas.
– Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly ?
– Mais… oui… oui…
– Tu sais… il est indispensable que j’y aille aujourd’hui.
– Oui… oui… C’est vrai.
– Pourquoi ça, indispensable ? demanda Roland, habitué d’ailleurs à ne jamais comprendre ce qu’on disait devant lui.
– Parce que je lui ai promis d’y aller.
– Ah ! très bien. C’est différent, alors. » Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient l’escalier pour prendre leurs chapeaux.
Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda :
« Veux-tu mon bras, maman ? » Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l’habitude de marcher côte à côte. Elle accepta et s’appuya sur lui.
Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit :
« Tu vois que Pierre consent parfaitement à s’en aller. » Elle murmura :
« Le pauvre garçon !
– Pourquoi ça, le pauvre garçon ? Il ne sera pas malheureux du tout sur la Lorraine.
– Non… je sais bien, mais je pense à tant de choses. » Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son fils, puis avec cette voix bizarre qu’on prend par moments pour conclure une longue et secrète pensée :
« C’est vilain, la vie ! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on est coupable de s’y abandonner et on le paie bien cher plus tard. » Il fit, très bas :.
« Ne parle plus de ça, maman.
– Est-ce possible ? J’y pense tout le temps.
– Tu oublieras. » Elle se tut encore, puis, avec un regret profond :
« Ah ! comme j’aurais pu être heureuse en épousant un autre homme ! » À présent, elle s’exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l’aspect commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son malheur. C’était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu’elle devait de l’avoir trompé, d’avoir désespéré un de ses fils et fait à l’autre la plus douloureuse confession dont pût. saigner le cœur d’une mère.
Elle murmura : « C’est si affreux pour une jeune fille d’épouser un mari comme le mien. » Jean ne répondait pas.
Il pensait à celui dont il avait cru être jusqu’ici le fils, et peut-être la notion confuse qu’il portait depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l’ironie constante de son frère, l’indifférence dédaigneuse des autres et jusqu’au mépris de la bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l’aveu terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins d’être le fils d’un autre ; et après la grande secousse d’émotion de la veille, s’il n’avait pas eu le contrecoup de révolte, d’indignation et de colère redouté par Mme Roland, c’est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de se sentir l’enfant de ce lourdaud bonasse.
Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.
Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d’une grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait toute la rade du Havre.
En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l’embrassa, car elle devinait l’intention de sa démarche.
Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la première la femme d’un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à l’horizon la voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en regardant au loin, sous un ciel plein d’éclairs, sur une mer de vagues invraisemblables, la barque de l’époux qui va sombrer.
Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une classe supérieure de la société.
Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d’un grand paquebot qui s’en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d’un œil mouillé de larmes et de regrets.
Qui a-t-elle laissé derrière elle ?
Puis, la même jeune femme assise près d’une fenêtre ouverte sur l’Océan est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux sur le tapis.
Il est donc mort, quel désespoir !
Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de suite, sans explication et sans recherche, et on plaignait les pauvres femmes, bien qu’on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé !
L’œil, dès l’entrée, était attiré invinciblement vers ces quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s’en écartait que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux sœurs. Il se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné, distingué à la façon d’une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une sensation de propreté et de rectitude qu’accentuait encore le reste de l’ameublement.
Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs, immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu’on avait envie de les friper un peu ; et jamais un grain de poussière ne ternissait le globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par un Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d’appartement.
Les deux femmes, en s’asseyant, modifièrent un peu la place normale de leurs chaises.
« Vous n’êtes pas sortie aujourd’hui ? demanda Mme Roland.
– Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée. » Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le plaisir qu’elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.
« Vous savez, disait-elle, que j’ai mangé ce matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou l’autre cette partie-là… » Le jeune homme l’interrompit :
« Avant d’en commencer une seconde, si nous terminions la première ?
– Comment ça ? Mais il me semble qu’elle est finie.
– Oh ! Madame, j’ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je veux aussi rapporter chez moi. » Elle prit un air naïf et malin :
« Vous ? Quoi donc ? Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
– Une femme ! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n’a pas changé d’avis ce matin. » Elle se mit à sourire :
« Non, Monsieur, je ne change jamais d’avis, moi. » Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber la sienne d’un geste vif et résolu. Et il demanda :
« Le plus tôt possible, n’est-ce pas ?
– Quand vous voudrez.
– Six semaines ?
– Je n’ai pas d’opinion. Qu’en pense ma future belle-mère ? » Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique :
« Oh ! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d’avoir bien voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.
– On fera ce qu’on pourra, maman. »
Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins bras Mme Roland, l’embrassa longtemps comme un enfant ; et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le cœur malade de la pauvre femme.
Elle n’aurait pu dire ce qu’elle éprouvait. C’était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille.
Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se prirent les mains et restèrent ainsi, se regardant et se souriant, tandis que Jean semblait presque oublié d’elles.
Puis elles parlèrent d’un tas de choses auxquelles il fallait songer pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly parut soudain se souvenir d’un détail et demanda :
« Vous avez consulté M. Roland, n’est-ce pas ? » La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit :
« Oh ! non, c’est inutile ! » Puis elle hésita, sentant qu’une explication était nécessaire, et elle reprit :
« Nous faisons tout sans rien lui dire. Il suffit de lui annoncer ce que nous avons décidé. » Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, car le bonhomme comptait si peu.
Quand Mme Roland se retrouva ans la rue avec son fils :
« Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. » Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l’épouvante de sa maison.
Ils entrèrent chez Jean.
Dès qu’elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros soupir comme si cette serrure l’avait mise en sûreté ; puis, au lieu de se reposer, comme elle l’avait dit, elle commença à ouvrir les armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et des chaussettes. Elle changeait l’ordre établi pour chercher des arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son œil de ménagère ; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales, divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son œuvre, et elle dit :
« Jean, viens donc voir comme c’est joli. » Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
Soudain, comme il s’était rassis, elle s’approcha de son fauteuil à pas légers, par-derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle l’embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un papier blanc, qu’elle tenait de l’autre main.
Il demanda :
« Qu’est-ce que c’est ? » Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du cadre :
« Donne ! » dit-il.
Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant l’appartement, alla l’enfermer à double tour, dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, puis elle dit, d’une voix un peu chevrotante :
« Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me rendre compte. »