I Conclusions de morale

Il est possible d'étendre ces observations à nos propres sociétés.

Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l'obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n'est pas encore classé exclusivement en termes d'achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu'il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n'avons pas qu'une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d'autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l'année ou à certaines occasions.

Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l'a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. Ce n'est pas sortir du domaine germanique que de rappeler le curieux essai d'Emerson, On Gifts and Presents  . La charité est encore blessante pour celui qui l'accepte , et tout l'effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche « aumônier ».

L'invitation doit être rendue, tout comme la « politesse ». On voit ici, sur le fait, la trace du vieux fond traditionnel, celle des vieux potlatch nobles, et aussi on voit affleurer ces motifs fondamentaux de l'activité humaine : l'émulation entre les individus du même sexe , cet « impérialisme foncier » des hommes; fond social d'une part, fond animal et psycholo­gique de l'autre, voilà ce qui apparaît. Dans cette vie à part qu'est notre vie sociale, nous-mêmes, nous ne pouvons « rester en reste », comme on dit encore chez nous. Il faut rendre plus qu'on a reçu. La « tournée » est toujours plus chère et plus grande. Ainsi telle famille villageoise de notre enfance, en Lorraine, qui se restreignait à la vie la plus modeste en temps courant, se ruinait pour ses hôtes, à l'occasion de fêtes patronales, de mariage, de communion ou d'enterrement. Il faut être « grand seigneur » dans ces occasions. On peut même dire qu'une partie de notre peuple se conduit ainsi constamment et dépense sans compter quand il s'agit de ses hôtes, de ses fêtes, de ses « étrennes ».

L'invitation doit être faite et elle doit être acceptée. Nous avons encore cet usage, même dans nos corporations libérales. Il y a cinquante ans à peine, peut-être encore récemment, dans certaines parties d'Allemagne et de France, tout le village prenait part au festin du mariage ; l'abstention de quelqu'un était bien mauvais signe, présage et preuve d'envie, de « sort ». En France, dans de nombreux endroits, tout le monde prend part encore à la cérémonie. En Provence, lors de la naissance d'un enfant, chacun apporte encore son oeuf et d'autres cadeaux symboliques.

Les choses vendues ont encore une âme, elles sont encore suivies par leur ancien propriétaire et elles le suivent. Dans une vallée des Vosges, à Cornimont, l'usage suivant était encore courant il n'y a pas longtemps et dure peut-être encore dans certaines familles : pour que les animaux achetés oublient leur ancien maître et ne soient pas tentés de retourner « chez eux », on faisait une croix sur le linteau de la porte de l'étable, on gardait le licol du vendeur, et on leur donnait du sel à la main. A Raon-aux-Bois, on leur donnait une tartine de beurre que l'on avait fait tourner trois fois autour de la crémaillère et on la leur présentait de la main droite. Il s'agit, il est vrai, du gros bétail, qui fait partie de la famille, l'étable faisant partie de la maison. Mais nombre d'autres usages français marquent qu'il faut détacher la chose vendue du vendeur, par exemple : frapper sur la chose vendue, fouetter le mouton qu'on vend, etc. 

Même on peut dire que toute une partie du droit, droit des industriels et des commer­çants, est, en ce temps, en conflit avec la morale. Les préjugés économiques du peuple, ceux des producteurs, proviennent de leur volonté ferme de suivre la chose qu'ils ont produite et de la sensation aiguë que leur travail est revendu sans qu'ils prennent part au profit.

De nos jours, les vieux principes réagissent contre les rigueurs, les abstractions et les inhumanités de nos codes. A ce point de vue, on peut le dire, toute une partie de notre droit en gestation et certains usages, les plus récents, consistent à revenir en arrière. Et cette réaction contre l'insensibilité romaine et saxonne de notre régime est parfaitement saine et forte. Quelques nouveaux principes de droit et d'usage peuvent être interprétés ainsi.

Il a fallu longtemps pour reconnaître la propriété artistique, littéraire et scientifique, au-delà de l'acte brutal de la vente du manuscrit, de la première machine ou de l’œuvre d'art originale. Les sociétés n'ont, en effet, pas très grand intérêt à reconnaître aux héritiers d'un auteur ou d'un inventeur, ce bienfaiteur humain, plus que certains droits sur les choses créées par l'ayant droit ; on proclame volontiers qu'elles sont le produit de l'esprit collectif aussi bien que de l'esprit individuel ; tout le monde désire qu'elles tombent au plus vite dans le domaine publie ou dans la circulation générale des richesses. Cependant le scandale de la plus-value des peintures, sculptures et objets d'art, du vivant des artistes et de leurs héritiers immédiats, a inspiré une loi française de septembre 1923, qui donne à l'artiste et à ses ayant droit un droit de suite, sur ces plus-values successives dans les ventes successives de ses œuvres ,

Toute notre législation d'assurance sociale, ce socialisme d'État déjà réalisé, s'inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d'une part, à ses patrons d'autre part, et, s'il doit collaborer à l’œuvre d'assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l'État lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort.

Même des usages récents et ingénieux, par exemple les caisses d'assistance familiale que nos industriels français ont librement et vigoureusement développées en faveur des ouvriers chargés de famille, répondent spontanément à ce besoin de s'attacher les individus eux-mêmes, de tenir compte de leurs charges et des degrés d'intérêt matériel et moral que ces charges représentent . Des associations analogues fonctionnent en Allemagne, en Belgique avec autant de succès. - En Grande-Bretagne en ce temps de terrible et long chômage touchant des millions d'ouvriers - se dessine tout un mouvement en faveur d'assurances contre le chômage qui seraient obligatoires et organisées par corporations. Les villes et l'État sont las de supporter ces immenses dépenses, ces paiements aux sans travail, dont la cause provient du fait des industries seules et des conditions générales du marché. Aussi des économistes distingués, des capitaines d'industries (Mr. Pybus, sir Lynden Macassey), agissent-ils pour que les entreprises elles-mêmes organisent ces caisses de chômage par corporations, fassent elles-mêmes ces sacrifices. Ils voudraient en somme, que le coût de la sécurité ouvrière, de la défense contre le manque de travail, fasse partie des frais généraux de chaque industrie en particulier.

Toute cette morale et cette législation correspondent à notre avis, non pas à un trouble, mais à un retour au droit . D'une part, on voit poindre et entrer dans les faits la morale professionnelle et le droit corporatif. Ces caisses de compensation, ces sociétés mutuelles, que les groupes industriels forment en faveur de telle ou telle oeuvre corporative, ne sont entachées d'aucun vice, aux yeux d'une morale pure, sauf en ce point, leur gestion est purement patronale. De plus, ce sont des groupes qui agissent : l'État, les communes, les établissements publics d'assistance, les caisses de retraites, d'épargne, des sociétés mutuelles, le patronat, les salariés ; ils sont associés tous ensemble, par exemple dans la législation sociale d'Allemagne, d'Alsace-Lorraine ; et demain dans l'assurance sociale française, ils le seront également. Nous revenons donc à une morale de groupes.

D'autre part, ce sont des individus dont l'État et ses sous-groupes veulent prendre soin. La société veut retrouver la cellule sociale. Elle recherche, elle entoure l'individu, dans un curieux état d'esprit, où se mélangent le sentiment des droits qu'il a et d'autres sentiments plus purs : de charité, de « service social », de solidarité, Les thèmes du don, de la liberté et de l'obligation dans le don, celui de la libéralité et celui de l'intérêt qu'on a à donner, reviennent chez nous, comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié.

Mais il ne suffit pas de constater le fait, il faut en déduire une pratique, un précepte de morale. Il ne suffit pas de dire que le droit est en voie de se débarrasser de quelques abstractions : distinction du droit réel et du droit personnel ; - qu'il est en voie d'ajouter d'autres droits au droit brutal de la vente et du paiement des services. Il faut dire que cette révolution est bonne.

D'abord, nous revenons, et il faut revenir, à des mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d'autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent - librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. Les civilisations antiques - dont sortent les nôtres -avaient, les unes le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l'édile et des personnages consulaires. On devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l'individu, de sa vie, de sa santé, de son éducation - chose rentable d'ailleurs - de sa famille et de l'avenir de celle-ci. Il faut plus de bonne toi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d'immeubles, de vente de denrées nécessaires. Et il faudra bien qu'on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l'usure.

Cependant, il faut que l'individu travaille. Il faut qu'il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. D'un autre côté, il faut qu'il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. L'excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l'égoïsme de nos contemporains et l'individualisme de nos lois. Dans le Mahabharata, un génie malfaisant des bois explique à un brahmane qui donnait trop et mal à propos : « Voilà pourquoi tu es maigre et pâle. » La vie du moine et celle de Shylock doivent être également évitées. Cette morale nouvelle consistera sûrement dans un bon et moyen mélange de réalité et d'idéal.

Ainsi, on peut et on doit revenir à de l'archaïque, à des éléments ; on retrouvera des motifs de vie et d'action que connaissent encore des sociétés et des classes nombreuses : la joie à donner en publie ; le plaisir de la dépense artistique généreuse ; celui de l'hospitalité et de la fête privée et publique. L'assurance sociale, la sollicitude de la mutualité, de la coopé­ration, celle du groupe professionnel, de toutes ces personnes morales que le droit anglais décore du nom de « Friendly Societies » valent mieux que la simple sécurité personnelle que garantissait le noble à son tenancier, mieux que la vie chiche que donne le salaire journalier assigné par le patronat, et même mieux que l'épargne capitaliste - qui n'est fondée que sur un crédit changeant.

Il est même possible de concevoir ce que serait une société où régneraient de pareils principes. Dans les professions libérales de nos grandes nations fonctionnent déjà à quelque degré une morale et une économie de ce genre. L'honneur, le désintéressement, la solidarité corporative n'y sont pas un vain mot, ni ne sont contraires aux nécessités du travail. Humanisons de même les autres groupes professionnels et perfectionnons encore ceux-là. Ce sera un grand progrès fait, que Durkheim a souvent préconisé.

Ce faisant, on reviendra, selon nous, au fondement constant du droit, au principe même de la vie sociale normale. Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit, ni trop bon et trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu'il ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale (y a-t-il même, en ces choses de morale, une autre réalité ?) Il faut qu'il agisse en tenant compte de lui, des sous-groupes, et de la société. Cette morale est éternelle; elle est commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer. Nous touchons le roc. Nous ne parlons même plus en termes de droit, nous parlons d'hommes et de groupes d'hommes parce que ce sont eux, c'est la société, ce sont des sentiments d'hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de tout temps et ont agi partout.

Démontrons cela. Le système que nous proposons d'appeler le système des prestations totales, de clan à clan, - celui dans lequel individus et groupes échangent tout entre eux - constitue le plus ancien système d'économie et de droit que nous puissions constater et con­ce­voir. Il forme le fond sur lequel s'est détachée la morale du don-échange. Or, il est exactement, toute proportion gardée, du même type que celui vers lequel nous voudrions voir nos sociétés se diriger. Pour faire comprendre ces lointaines phases du droit, voici deux exemples empruntés à des sociétés extrêmement diverses.

Dans un corroboree (danse dramatique publique) de Pine Mountain  (Centre oriental du Queensland), chaque individu à son tour entre dans le lieu consacré, tenant dans sa main son propulseur de lance, l'autre main restant derrière son dos ; il lance son arme dans un cercle à l'autre bout du terrain de danse, nommant en même temps à haute voix le lieu dont il vient, par exemple : « Kunyan est ma contrée »  ; il s'arrête un moment et pendant ce temps-là ses amis « mettent un présent », une lance, un boomerang, une autre arme, dans son autre main. « Un bon guerrier peut ainsi recevoir plus que sa main ne peut tenir, surtout s'il a des filles à marier . »

Dans la tribu des Winnebago (tribu Siou), les chefs de clans adressent à leurs confrères , chefs des autres clans, des discours fort caractéristiques, modèles de cette étiquette  répandue dans toutes les civilisations des Indiens de l'Amérique du Nord. Chaque clan cuit des aliments, prépare du tabac pour les représentants des autres clans, lors de la fête de clan. Et voici par exemple des fragments des discours du chef du clan des Serpents  : « Je vous salue ; c'est bien ; comment pourrais-je dire autrement ? Je suis un pauvre homme sans valeur et vous vous êtes souvenus de moi. C'est bien... Vous avez pensé aux esprits et vous êtes venus vous asseoir avec moi... Vos plats vont être bientôt remplis, je vous salue donc encore, vous, humains qui prenez la place des esprits, etc. » Et lorsque chacun des chefs a mangé et qu'on a fait les offrandes de tabac dans le feu, la formule finale expose l'effet moral de la fête et de toutes ses prestations : « Je vous remercie d'être venus occuper ce siège, je vous suis reconnaissant. Vous m'avez encouragé... Les bénédictions de vos grands-pères (qui ont eu des révélations et que vous incarnez), sont égales à celles des esprits. Il est bien que vous ayez pris part à ma fête. Ceci doit être, que nos anciens ont dit : « Votre vie est faible et vous ne pouvez être fortifié que par le « conseil des braves. » Vous m'avez conseillé... C'est de la vie pour moi. »

Ainsi, d'un bout à l'autre de l'évolution humaine, il n'y a pas deux sagesses. Qu'on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit :

Ko Maru kai atu

Ko Maru kai mai

ka ngohe ngohe.

« Donne autant que tu prends, tout sera très bien  . »

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