I – LES REÎTRES

Non loin d’Étampes, en allant du côté de Paris, on voit encore un grand bâtiment carré, avec des fenêtres en ogive, ornées de quelques sculptures grossières. Au-dessus de la porte est une niche qui contenait autrefois une madone de pierre ; mais dans la révolution elle eut le sort de bien des saints et des saintes, et fut brisée en cérémonie par le président du club révolutionnaire de Larcy. Depuis on a remis à sa place une autre vierge, qui n’est que de plâtre à la vérité, mais qui, au moyen de quelques lambeaux de soie et de quelques grains de verre, représente encore assez bien, et donne un air respectable au cabaret de Claude Giraut.

Il y a plus de deux siècles, c’est-à-dire en 1572, ce bâtiment était destiné, comme à présent, à recevoir les voyageurs altérés : mais il avait alors une tout autre apparence. Les murs étaient couverts d’inscriptions attestant les fortunes diverses d’une guerre civile. À côté de ces mots : Vive monsieur le prince  ! on lisait : Vive le duc de Guise et mort aux huguenots ! Un peu plus loin, un soldat avait dessiné, avec du charbon, une potence et un pendu, et, de peur de méprise, il avait ajouté au bas cette inscription : Gaspard de Châtillon. Cependant il paraissait que les protestants avaient ensuite dominé dans ces parages, car le nom de leur chef avait été biffé et remplacé par celui du duc de Guise. D’autres inscriptions à demi effacées, assez difficiles à lire, et plus encore à traduire en termes décents, prouvaient que le roi et sa mère avaient été aussi peu respectés que ces chefs de parti. Mais c’était la pauvre madone qui semblait avoir eu le plus à souffrir des fureurs civiles et religieuses. La statue, écornée en vingt endroits par des balles, attestait le zèle des soldats huguenots à détruire ce qu’ils appelaient « des images païennes ». Tandis que le dévot catholique ôtait respectueusement son bonnet en passant devant la statue, le cavalier protestant se croyait obligé de lui lâcher un coup d’arquebuse ; et, s’il l’avait touchée, il s’estimait autant que s’il eût abattu la bête de l’Apocalypse et détruit l’idolâtrie.

Depuis plusieurs mois, la paix était faite entre les deux sectes rivales ; mais c’était des lèvres et non du cœur qu’elle avait été jurée. L’animosité des deux partis subsistait toujours aussi implacable. Tout rappelait que la guerre cessait à peine, tout annonçait que la paix ne pouvait être de longue durée.

L’auberge du Lion d’Or était remplie de soldats. À leur accent étranger, à leur costume bizarre, on les reconnaissait pour ces cavaliers allemands nommés reîtres qui venaient offrir leurs services au parti protestant, surtout quand il était en état de les bien payer. Si l’adresse de ces étrangers à manier leurs chevaux et leur dextérité à se servir des armes à feu les rendaient redoutables un jour de bataille, d’un autre côté, ils avaient la réputation, peut-être encore plus justement acquise, de pillards consommés et d’impitoyables vainqueurs. La troupe qui s’était établie dans l’auberge était d’une cinquantaine de cavaliers : ils avaient quitté Paris la veille, et se rendaient à Orléans pour y tenir garnison.

Tandis que les uns pansaient leurs chevaux attachés à la muraille, d’autres attisaient le feu, tournaient les broches et s’occupaient de la cuisine. Le malheureux maître de l’auberge, le bonnet à la main et la larme à l’œil, contemplait la scène de désordre dont sa cuisine était le théâtre. Il voyait sa basse-cour détruite, sa cave au pillage, ses bouteilles, dont on cassait le goulot sans que l’on daignât les déboucher ; et le pis, c’est qu’il savait bien que, malgré les sévères ordonnances du roi pour la discipline des gens de guerre, il n’avait point de dédommagement à attendre de ceux qui le traitaient en ennemi. C’était une vérité reconnue dans ce temps malheureux, qu’en paix ou en guerre, une troupe armée vivait toujours à discrétion partout où elle se trouvait.

Devant une table de chêne, noircie par la graisse et la fumée, était assis le capitaine des reîtres. C’était un grand et gros homme de cinquante ans environ, avec un nez aquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares, couvrant mal une large cicatrice qui commençait à l’oreille gauche, et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sa cuirasse et son casque, et n’avait conservé qu’un pourpoint de cuir de Hongrie, noirci par le frottement de ses armes, et soigneusement rapiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaient déposés sur un banc à sa portée ; seulement il conservait sur lui un large poignard, arme qu’un homme prudent ne quittait que pour se mettre au lit.

À sa gauche était assis un jeune homme, haut en couleur, grand, et assez bien fait. Son pourpoint était brodé, et dans tout son costume on remarquait un peu plus de recherche que dans celui de son compagnon. Ce n’était pourtant que le cornette du capitaine.

Deux jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans leur tenaient compagnie, assises à la même table. Il y avait un mélange de misère et de luxe dans leurs vêtements, qui n’avaient pas été faits pour elles, et que les chances de la guerre semblaient avoir mis entre leurs mains. L’une portait une espèce de corps en damas broché d’or, mais tout terni, avec une simple robe de toile. L’autre avait une robe de velours violet avec un chapeau d’homme, de feutre gris, orné d’une plume de coq. Toutes les deux étaient jolies ; mais leurs regards hardis et la liberté de leurs discours se ressentaient de l’habitude qu’elles avaient de vivre avec les soldats. Elles avaient quitté l’Allemagne sans emploi bien réglé. La robe de velours était bohème ; elle savait tirer les cartes et jouer de la mandoline. L’autre avait des connaissances en chirurgie, et semblait tenir une place distinguée dans l’estime du cornette.

Ces quatre personnes, chacune en face d’une grande bouteille et d’un verre, devisaient ensemble et buvaient en attendant que le dîner fut cuit.

La conversation languissait, comme entre gens affamés, quand un jeune homme d’une taille élevée, et assez élégamment vêtu, arrêta devant la porte de l’auberge le bon cheval alezan qu’il montait. Le trompette des reîtres se leva du banc sur lequel il était assis, et, s’avançant vers l’étranger, prit la bride du cheval. L’étranger se préparait à le remercier pour ce qu’il regardait comme un acte de politesse ; mais il fut bientôt détrompé, car le trompette ouvrit la bouche du cheval, et considéra ses dents d’un œil de connaisseur : puis, reculant de quelques pas, et regardant les jambes et la croupe du noble animal, il secoua la tête de l’air d’un homme satisfait :

— Beau cheval, montsir , que vous montez là ! dit-il en son jargon ; et il ajouta quelques mots en allemand qui firent rire ses camarades, au milieu desquels il alla se rasseoir.

Cet examen sans cérémonie n’était pas du goût du voyageur ; cependant il se contenta de jeter un regard de mépris sur le trompette, et mit pied à terre sans être aidé de personne.

L’hôte, qui sortit alors de sa maison, prit respectueusement la bride de ses mains, et lui dit à l’oreille, assez bas pour que les reîtres ne l’entendissent point :

— Dieu vous soit en aide, mon jeune gentilhomme ! mais vous arrivez bien à la male heure ; car la compagnie de ces parpaillots, à qui saint Christophe puisse tordre le cou ! n’est guère agréable pour de bons chrétiens comme vous et moi.

Le jeune homme sourit amèrement.

— Ces messieurs, dit-il, sont des cavaliers protestants ?

— Et des reîtres, par-dessus le marché, continua l’aubergiste. Que Notre-Dame les confonde ! depuis une heure qu’ils sont ici, ils ont brisé la moitié de mes meubles. Ce sont tous des pillards impitoyables, comme leur chef, Mr de Châtillon, ce bel amiral de Satan.

— Pour une barbe grise comme vous, répondit le jeune homme, vous montrez peu de prudence. Si par aventure vous parliez à un protestant, il pourrait bien vous répondre par quelque bon horion .

Et, en disant ces paroles, il frappait sa boite de cuir blanc avec la houssine dont il se servait à cheval.

— Comment !… quoi !… vous huguenot !… protestant ! veux-je dire, s’écria l’aubergiste stupéfait.

Il recula d’un pas, et considéra l’étranger de la tête aux pieds, comme pour chercher dans son costume quelque signe d’après lequel il pût deviner à quelle religion il appartenait. Cet examen et la physionomie ouverte et riante du jeune homme le rassurant peu à peu, il reprit plus bas :

— Un protestant avec un habit de velours vert ! un huguenot avec une fraise à l’espagnole ! oh ! cela n’est pas possible ! Ah ! mon jeune seigneur, tant de braverie ne se voit pas chez les hérétiques. Sainte Marie ! un pourpoint de fin velours, c’est trop beau pour ces crasseux-là !

La houssine siffla à l’instant, et, frappant le pauvre aubergiste sur la joue, fut pour lui comme la profession de foi de son interlocuteur.

— Insolent bavard ! voilà pour t’apprendre à retenir ta langue. Allons, mène mon cheval à l’écurie, et qu’il ne manque de rien.

L’aubergiste baissa tristement la tête, et emmena le cheval sous une espèce de hangar, murmurant tout bas mille malédictions contre les hérétiques allemands et français ; et si le jeune homme ne l’eût suivi pour voir comment son cheval serait traité, la pauvre bête eût sans doute été privée de son souper en qualité d’hérétique.

L’étranger entra dans la cuisine et salua les personnes qui s’y trouvaient rassemblées, en soulevant avec grâce le bord de son grand chapeau ombragé d’une plume jaune et noire. Le capitaine lui ayant rendu son salut, tous les deux se considérèrent quelque temps sans parler.

— Capitaine, dit le jeune étranger, je suis un gentilhomme protestant, et je me réjouis de rencontrer ici quelques-uns de mes frères en religion. Si vous l’avez pour agréable, nous souperons ensemble.

Le capitaine, que la tournure distinguée et l’élégance du costume de l’étranger avaient prévenu favorablement, lui répondit qu’il lui faisait honneur. Aussitôt mademoiselle Mila, la jeune bohème dont nous avons parlé, lui fit place sur son banc, à côté d’elle ; et, comme elle était fort serviable de son naturel, elle lui donna même son verre, que le capitaine remplit à l’instant.

— Je m’appelle Dietrich Hornstein, dit le capitaine choquant son verre contre celui du jeune homme. Vous avez sans doute entendu parler du capitaine Dietrich Hornstein ? C’est moi qui menai les Enfants-Perdus à la bataille de Dreux et puis à celle d’Arnay-le-Duc.

L’étranger comprit cette matière détournée de lui demander son nom ; il répondit :

— J’ai le regret de ne pouvoir vous dire un nom aussi célèbre que le vôtre, capitaine ; je veux parler du mien, car celui de mon père est bien connu dans nos guerres civiles. Je m’appelle Bernard de Mergy.

— À qui dites-vous ce nom-là ! s’écria le capitaine en remplissant son verre jusqu’au bord. J’ai connu votre père, monsieur Bernard de Mergy ; je l’ai connu depuis les premières guerres, comme l’on connaît un ami intime. À sa santé, monsieur Bernard.

Le capitaine avança son verre et dit quelques mots en allemand à sa troupe. Au moment où le vin touchait ses lèvres, tous ses cavaliers jetèrent en l’air leurs chapeaux en poussant une acclamation. L’hôte crut que c’était un signal de massacre, et se jeta à genoux. Bernard lui-même fut un peu surpris de cet honneur extraordinaire ; cependant il se crut obligé de répondre à cette politesse germanique, en buvant à la santé du capitaine.

Les bouteilles, déjà vigoureusement attaquées avant son arrivée, ne pouvaient plus suffire pour ce toast nouveau.

— Lève-toi, cafard, dit le capitaine, en se tournant du côté de l’hôte qui était encore à genoux ; lève-toi, et va nous chercher du vin. Ne vois-tu pas que les bouteilles sont vides ?

Et le cornette, pour lui en donner la preuve, lui en jeta une à la tête. L’hôte courut à la cave.

— Cet homme est un insolent fieffé, dit Mergy, mais vous auriez pu lui faire plus de mal que vous n’auriez voulu si cette bouteille l’avait attrapé.

— Bah ! dit le cornette en riant d’un gros rire.

— La tête d’un papiste, dit Mila, est plus dure que cette bouteille, bien qu’elle soit encore plus vide.

Le cornette rit plus fort, et fut imité par tous les assistants, et même par Mergy, qui cependant souriait à la jolie bouche de la bohème plus qu’à sa cruelle plaisanterie.

On apporta du vin, le souper suivit, et, après un instant de silence, le capitaine reprit, la bouche pleine :

— Si j’ai connu Mr de Mergy ! il était colonel des gens de pied lors de la première entreprise de Mr le Prince. Nous avons couché deux mois de suite dans le même logis pendant le siège d’Orléans. Et comment se porte-t-il présentement ?

— Assez bien pour son grand âge, Dieu merci ! Il m’a parlé bien souvent des reîtres, et des belles charges qu’ils firent à la bataille de Dreux.

— J’ai connu aussi son fils aîné… votre frère, le capitaine George. Je veux dire avant…

Mergy parut embarrassé.

— C’était un brave à trois poils, continua le capitaine ; mais, malepeste  ! il avait la tête chaude. J’en suis fâché pour votre père, son abjuration aura dû lui faire beaucoup de peine.

Mergy rougit jusqu’au blanc des yeux ; il balbutia quelques mots pour excuser son frère ; mais il était facile de voir qu’il le jugeait encore plus sévèrement que le capitaine des reîtres.

— Ah ! je vois que cela vous fait de la peine, dit le capitaine ; eh bien ! n’en parlons plus. C’est une perte pour la religion, et une grande acquisition pour le roi qui, dit-on, le traite fort honorablement.

— Vous venez de Paris, interrompit Mergy, cherchant à détourner la conversation ; Mr l’Amiral est-il arrivé ? Vous l’avez vu sans doute ? Comment se porte-t-il maintenant ?

— Il arrivait de Blois avec la cour comme nous partions. Il se porte à merveille ; frais et gaillard. Il a encore vingt guerres civiles dans le ventre, le cher homme ! Sa Majesté le traite avec tant de distinction, que tous les papaux en crèvent de dépit.

— Vraiment ! Jamais le roi ne pourra reconnaître assez son mérite.

— Tenez, hier j’ai vu le roi sur l’escalier du Louvre, qui serrait la main de l’Amiral. Mr de Guise, qui venait derrière, avait l’air piteux d’un basset qu’on fouette ; et moi, savez-vous à quoi je pensais ? Il me semblait voir l’homme qui montre le lion à la foire ; il lui fait donner la patte comme on fait d’un chien ; mais, quoique Gilles fasse bonne contenance et beau semblant, cependant il n’oublie jamais que la patte qu’il tient a de terribles griffes. Oui, par ma barbe ! on eût dit que le roi sentait les griffes de l’Amiral.

— L’Amiral a le bras long, dit le cornette. (C’était une espèce de proverbe dans l’armée protestante).

— C’est un bien bel homme pour son âge, observa mademoiselle Mila.

— Je l’aimerais mieux pour amant qu’un jeune papiste, repartit mademoiselle Trudchen, l’amie du cornette.

— C’est la colonne de la religion, dit Mergy, voulant aussi donner sa part de louanges.

— Oui, mais il est diablement sévère sur la discipline, dit le capitaine en secouant la tête.

Son cornette cligna de l’œil d’un air significatif, et sa grosse physionomie se contracta pour faire une grimace qu’il croyait être un sourire.

— Je ne m’attendais pas, dit Mergy, à entendre un vieux soldat comme vous, capitaine, reprocher à Mr l’Amiral l’exacte discipline qu’il faisait observer dans son armée.

— Oui, sans doute, il faut de la discipline ; mais enfin on doit aussi tenir compte au soldat de toutes les peines qu’il endure, et ne pas lui défendre de prendre du bon temps quand par hasard il en trouve l’occasion. Bah ! chaque homme a ses défauts ; et, quoiqu’il m’ait fait pendre, buvons à la santé de Mr l’Amiral.

— L’Amiral vous a fait pendre ! s’écria Mergy ; vous êtes bien gaillard pour un pendu.

— Oui, sacrament ! il m’a fait pendre ; mais je ne suis pas rancunier, et buvons à sa santé.

Avant que Mergy put renouveler ses questions, le capitaine avait rempli tous les verres, ôté son chapeau et ordonné à ses cavaliers de pousser trois hourras. Les verres vidés et le tumulte apaisé, Mergy reprit :

— Pourquoi donc avez-vous été pendu, capitaine ?

— Pour une bagatelle : un méchant couvent de Saintonge pillé, puis brûlé par hasard.

— Oui, mais tous les moines n’étaient pas sortis, interrompit le cornette en riant à gorge déployée de sa plaisanterie.

— Eh ! qu’importe que pareille canaille brûle un peu plus tôt ou un peu plus tard ? Cependant l’Amiral, le croiriez-vous, monsieur de Mergy ? l’Amiral s’en fâcha tout de bon ; il me fit arrêter, et, sans plus de cérémonie, son grand prévôt jeta son dévolu sur moi. Alors tous ses gentilshommes et tous les seigneurs qui l’entouraient, jusqu’à Mr de Lanoue, qui, comme on le sait, n’est pas tendre pour le soldat (car Lanoue, disent-ils, noue et ne dénoue pas), tous les capitaines le prièrent de me pardonner, mais lui refusa tout net. Ventre de loup ! comme il était en colère ! il mâchait son cure-dent de rage ; et vous savez le proverbe : Dieu nous garde des patenôtres de Mr de Montmorency et du cure-dent de Mr l’Amiral !

« — Dieu m’absolve ! disait-il, il faut tuer la picorée tandis qu’elle n’est encore que petite fille ; si nous la laissons devenir grande dame, c’est elle qui nous tuera.

« Là-dessus arrive le ministre, son livre sous le bras ; on nous mène tous deux sous un certain chêne… il me semble que je le vois encore, avec une branche en avant, qui avait l’air d’avoir poussé là tout exprès ; on m’attache la corde au cou… Toutes les fois que je pense à cette corde-là, mon gosier devient sec comme de l’amadou.

— Voici pour l’humecter, dit Mila ; et elle remplit jusqu’au bord le verre du narrateur.

Le capitaine le vida d’un seul trait, et poursuivit de la sorte :

— Je ne me regardais déjà ni plus ni moins qu’un gland de chêne, quand je m’avisai de dire à l’Amiral :

« — Eh ! Monseigneur, est-ce qu’on pend ainsi un homme qui a commandé, les Enfants-Perdus à Dreux ?

« Je le vis cracher son cure-dent, et en prendre un neuf. Je me dis : Bon ! c’est bon signe.

« Il appela le capitaine Cormier, et lui parla bas ; puis il dit au prévôt :

« — Allons, qu’on me hisse cet homme.

« Et là-dessus il tourne les talons. On me hissa tout de bon, mais le brave Cormier mit l’épée à la main et coupa aussitôt la corde, de sorte que je tombai de ma branche, rouge comme une écrevisse cuite.

— Je vous félicite, dit Mergy, d’en avoir été quitte à si bon compte.

Il considérait le capitaine avec attention, et semblait éprouver quelque peine à se trouver dans la compagnie d’un homme qui avait mérité justement la potence ; mais, dans ce temps malheureux, les crimes étaient si fréquents qu’on ne pouvait guère les juger avec autant de rigueur qu’on le ferait aujourd’hui. Les cruautés d’un parti autorisaient en quelque sorte les représailles, et les haines de religion étouffaient presque tout sentiment de sympathie nationale. D’ailleurs, s’il faut dire la vérité, les agaceries secrètes de mademoiselle Mila, qu’il commençait à trouver très jolie, et les fumées du vin qui opéraient plus efficacement sur son jeune cerveau que sur les têtes endurcies des reîtres, tout cela lui donnait alors une indulgence extraordinaire pour ses compagnons de table.

— J’ai caché le capitaine dans un chariot couvert pendant plus de huit jours, dit Mila, et je ne l’en laissais sortir que la nuit.

— Et moi, ajouta Trudchen, je lui apportais à manger et à boire : il est là pour le dire.

— L’Amiral fit semblant d’être fort en colère contre Cormier ; mais tout cela était une farce jouée entre eux deux. Pour moi, je fus longtemps à la suite de l’armée, n’osant jamais me montrer devant l’Amiral ; enfin, au siège de Longnac, il me découvrit dans la tranchée, et il me dit :

« — Dietrich, mon ami, puisque tu n’es pas pendu, va te faire arquebuser.

« Et il me montrait la brèche ; je compris ce qu’il voulait dire, je montai bravement à l’assaut, et je me présentai à lui le lendemain, dans la grande rue, tenant à la main mon chapeau percé d’une arquebusade.

« — Monseigneur, lui dis-je, j’ai été arquebusé comme j’ai été pendu.

« Il sourit et me donna sa bourse en disant :

« — Voilà pour t’avoir un chapeau neuf.

« Depuis ce temps nous avons toujours été bons amis. Ah ! quel beau sac que celui de cette ville de Longnac ! l’eau m’en vient à la bouche rien que d’y penser !

— Ah ! quels beaux habits de soie ! s’écria Mila.

— Quelle quantité de beau linge ! s’écria Trudchen.

— Comme nous avons donné chez les religieuses du grand couvent ! dit le cornette. Deux cents arquebusiers à cheval logés avec cent religieuses !…

— Il y en eut plus de vingt qui abjurèrent le papisme, dit Mila, tant elles trouvèrent les huguenots de leur goût.

— C’était là, s’écria le capitaine, c’était là qu’il faisait beau voir nos argoulets allant à l’abreuvoir avec les chasubles des prêtres sur le dos, nos chevaux mangeant l’avoine sur l’autel, et nous buvant le bon vin des prêtres dans leurs calices d’argent !

Il tourna la tête pour demander à boire, et vit l’aubergiste les mains jointes et les yeux levés au ciel avec une expression d’horreur indéfinissable.

— Imbécile ! dit le brave Dietrich Hornstein en levant les épaules. Comment peut-il se trouver un homme assez sot pour croire à toutes les fadaises que débitent les prêtres papistes ! Tenez, monsieur de Mergy, à la bataille de Moncontour je tuai d’un coup de pistolet un gentilhomme du duc d’Anjou ; en lui ôtant son pourpoint, savez-vous ce que je vis sur son estomac ? un grand morceau de soie tout couvert de noms de saints. Il prétendait par là se garantir des balles. Parbleu ! je lui appris qu’il n’y a point de scapulaire que ne traverse une balle protestante.

— Oui, des scapulaires, interrompit le cornette ; mais dans mon pays on vend des parchemins qui garantissent du plomb et du fer.

— Je préférerais une cuirasse bien forgée, de bon acier, dit Mergy, comme celles que fait Jacob Leschot, dans les Pays-Bas.

— Écoutez donc, reprit le capitaine, il ne faut pas nier qu’on puisse rendre dur ; moi, qui vous parle, j’ai vu à Dreux un gentilhomme frappé d’une arquebusade au beau milieu de la poitrine ; il connaissait la recette de l’onguent qui rend dur, et s’en était frotté sous son buffle ; eh bien, on ne voyait pas même la marque noire et rouge que laisse une contusion.

— Et ne croyez-vous pas plutôt que ce buffle dont vous parlez suffisait seul pour amortir l’arquebusade ?

— Oh ! vous autres Français, vous ne voulez croire à rien. Mais que diriez-vous si vous aviez vu comme moi un gendarme silésien mettre sa main sur une table, et personne ne pouvoir l’entamer à grands coups de couteau ? Mais vous riez et vous ne croyez pas que cela soit possible ? demandez à Mila. Vous voyez bien cette fille-là ? elle est d’un pays où les sorciers sont aussi communs que les moines dans ce pays-ci ; c’est elle qui vous en conterait des histoires effrayantes. Quelquefois, dans les longues soirées d’automne, quand nous sommes assis en plein air autour du feu, les cheveux m’en dressent à la tête, des aventures qu’elle nous conte.

— Je serais ravi d’en entendre une, dit Mergy ; belle Mila, faites-moi ce plaisir.

— Oui, Mila, poursuivit le capitaine, raconte-nous quelque histoire pendant que nous achèverons de vider ces bouteilles.

— Écoutez-moi donc, dit Mila ; et vous, mon jeune gentilhomme, qui ne croyez à rien, vous allez, s’il vous plaît, garder vos doutes pour vous seul.

— Comment pouvez-vous dire que je ne crois à rien ? lui répondit Mergy à voix basse ; sur ma foi, je crois que vous m’avez ensorcelé, car je suis déjà tout amoureux de vous.

Mila le repoussa doucement, car la bouche de Mergy touchait presque sa joue ; et, après avoir jeté à droite et à gauche un regard furtif pour s’assurer que tout le monde l’écoutait, elle commença de la sorte :

— Capitaine, vous avez été sans doute à Hameln ?

— Jamais.

— Et vous, cornette ?

— Ni moi non plus.

— Comment ! ne trouverai-je personne qui ait été à Hameln ?

— J’y ai passé un an, dit un cavalier en s’avançant.

— Eh bien ! Fritz, tu as vu l’église de Hameln ?

— Plus de cent fois.

— Et ses vitraux coloriés ?

— Certainement.

— Et qu’as-tu vu peint sur ces vitraux ?

— Sur ces vitraux ?… À la fenêtre à gauche, je crois qu’il y a un grand homme noir qui joue de la flûte, et des petits enfants qui courent après lui.

— Justement. Eh bien, je vais vous conter l’histoire de cet homme noir et de ces enfants.

« Il y a bien des années, les gens de Hameln furent tourmentés par une multitude innombrable de rats qui venaient du Nord, par troupes si épaisses que la terre en était toute noire, et qu’un charretier n’aurait pas osé faire traverser à ses chevaux un chemin où ces animaux défilaient. Tout était dévoré en moins de rien ; et, dans une grange, c’était une moindre affaire pour ces rats de manger un tonneau de blé que ce n’est pour moi de boire un verre de ce bon vin.

Elle but, s’essuya la bouche et continua.

— Souricières, ratières, pièges, poison étaient inutiles. On avait fait venir de Bremen un bateau chargé de onze cents chats ; mais rien n’y faisait. Pour mille qu’on en tuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers. Bref, s’il n’était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé ne fût resté dans Hameln, et tous les habitants seraient morts de faim.

« Voilà qu’un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’un pourpoint rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté. Il me semble que je le vois encore.

Tous les yeux se tournèrent involontairement vers la muraille sur laquelle Mila fixait ses regards.

— Vous l’avez donc vu ? demanda Mergy,

— Non pas moi, mais ma grand-mère ; et elle se souvenait si bien de sa figure qu’elle aurait pu faire son portrait.

— Et que dit-il au bourgmestre ?

— Il lui offrit, moyennant cent ducats, de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien que le bourgmestre et les bourgeois y topèrent d’abord. Aussitôt l’étranger tira de son sac une flûte de bronze ; et, s’étant planté sur la place du marché, devant l’église, mais en lui tournant le dos, notez bien, il commença à jouer un air étrange, et tel que jamais flûteur allemand n’en a joué. Voilà qu’en entendant cet air, de tous les greniers, de tous les trous de murs, de dessous les chevrons et les tuiles des toits, rats et souris, par centaines, par milliers, accoururent à lui. L’étranger, toujours flûtant, s’achemina vers le Weser ; et là, ayant tiré ses chausses, il entra dans l’eau suivi de tous les rats de Hameln, qui furent aussitôt noyés. Il n’en restait plus qu’un seul dans toute la ville, et vous allez voir pourquoi. Le magicien, car c’en était un, demanda à un traînard, qui n’était pas encore entré dans le Weser, pourquoi Klauss, le rat blanc, n’était pas encore venu.

« — Seigneur, répondit le rat, il est si vieux qu’il ne peut plus marcher.

« — Va donc le chercher toi-même, répondit le magicien.

« Et le rat de rebrousser chemin vers la ville, d’où il ne tarda pas à revenir avec un vieux gros rat blanc, si vieux, si vieux, qu’il ne pouvait pas se traîner. Les deux rats, le plus jeune tirant le vieux par la queue, entrèrent tous les deux dans le Weser, et se noyèrent comme leurs camarades. Ainsi la ville en fut purgée. Mais, quand l’étranger se présenta à l’hôtel de ville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et les bourgeois, réfléchissant qu’ils n’avaient plus rien à craindre des rats, et s’imaginant qu’ils auraient bon marché d’un homme sans protecteurs, n’eurent pas honte de lui offrir dix ducats, au lieu des cent qu’ils avaient promis. L’étranger réclama : on le renvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus cher s’ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Les bourgeois firent de grands éclats de rire à cette menace, et le mirent à la porte de l’hôtel de ville, l’appelant beau preneur de rats ! injure que répétèrent les enfants de la ville en le suivant par les rues jusqu’à la Porte-Neuve. Le vendredi suivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’en jouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans, le suivirent et sortirent de la ville avec lui.

— Et les habitants de Hameln les laissèrent emmener ? demandèrent à la fois Mergy et le capitaine.

— Ils les suivirent jusqu’à la montagne de Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte ; il diminua peu à peu ; enfin l’on n’entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.

La bohémienne s’arrêta pour observer sur les traits de ses auditeurs l’effet produit par son récit.

Le reître qui avait été à Hameln prit la parole et dit :

— Cette histoire est si vraie que, lorsqu’on parle à Hameln de quelque événement extraordinaire, on dit : Cela est arrivé vingt ans, dix ans, après la sortie de nos enfants… le seigneur de Falkenstein pilla noire ville soixante ans après la sortie de nos enfants.

— Mais le plus curieux, dit Mila, c’est que dans le même temps parurent, bien loin de là, en Transylvanie, certains enfants qui parlaient bon allemand, et qui ne pouvaient dire d’où ils venaient. Ils se marièrent dans le pays, apprirent leur langue à leurs enfants, d’où il vient que jusqu’à ce jour on parle allemand en Transylvanie.

— Et ce sont les enfants de Hameln que le diable a transportés là ? dit Mergy en souriant.

— J’atteste le ciel que cela est vrai ! s’écria le capitaine, car j’ai été en Transylvanie, et je sais bien qu’on y parle allemand, tandis que tout autour on parle un baragouin infernal.

L’attestation du capitaine valait bien des preuves comme il y en a tant.

— Voulez-vous que je vous dise votre bonne aventure ? demanda Mila à Mergy.

— Volontiers, répondit Mergy en passant son bras gauche autour de la taille de la bohémienne, tandis qu’il lui donnait sa main droite ouverte.

Mila la considéra pendant près de cinq minutes sans parler, et secouant la tête de temps en temps d’un air pensif.

— Eh bien ! ma belle enfant, aurai-je pour ma maîtresse la femme que j’aime ?

Mila lui donna une chiquenaude sur la main :

— Heur et malheur, dit-elle ; des yeux bleus font du mal et du bien. Le pire, c’est que tu verseras ton propre sang.

Le capitaine et le cornette gardèrent le silence, paraissant tous les deux également frappés de la fin sinistre de cette prophétie.

L’aubergiste faisait de grands signes de croix à l’écart.

— Je croirai que tu es véritablement sorcière, dit Mergy, si tu peux me dire ce que je vais faire tout à l’heure.

— Tu m’embrasseras, murmura la bohémienne à son oreille.

— Elle est sorcière ! s’écria Mergy en l’embrassant.

Il continua de s’entretenir tout bas avec la jolie devineresse, et leur bonne intelligence semblait s’accroître à chaque instant.

Trudchen prit une espèce de mandoline, qui avait à peu près toutes ses cordes, et préluda par une marche allemande. Alors, voyant autour d’elle un cercle de soldats, elle chanta dans sa langue une chanson de guerre, dont les reîtres entonnèrent le refrain à tue-tête. Le capitaine, excité par son exemple, se mit à chanter, d’une voix à faire casser tous les verres, une vieille chanson huguenote, dont la musique était au moins aussi barbare que les paroles.

Le prince de Condé,

Il a été tué ;

Mais monsieur l’Amiral

Est encore à cheval

Avec La Rochefoucauld,

Pour chasser tous les papaux,

Papaux, papaux, papaux.

Tous les reîtres, échauffés par le vin, commencèrent à chanter chacun un air différent. Les plats et les bouteilles couvrirent le plancher de leurs débris ; la cuisine retentit de jurements, d’éclats de rire et de chansons bachiques. Bientôt cependant, le sommeil, favorisé par les fumées du vin d’Orléans, fît sentir son pouvoir à la plupart des acteurs de cette scène de bacchanale. Les soldats se couchèrent sur des bancs ; le cornette, après avoir posé deux sentinelles à la porte, se traîna en chancelant vers son lit ; le capitaine, qui avait observé encore le sentiment de la ligne droite, monta sans louvoyer l’escalier qui conduisait à la chambre de l’hôte, qu’il avait choisie comme la meilleure de l’auberge.

Et Mergy et la bohémienne ? Avant la chanson du capitaine, ils avaient disparu l’un et l’autre.

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