III – LES JEUNES COURTISANS

En venant à Paris, Mergy espérait être puissamment recommandé à l’amiral Coligny, et obtenir du service dans l’armée qui allait, disait-on, combattre en Flandre sous les ordres de ce grand capitaine. Il se flattait que des amis de son père, pour lesquels il apportait des lettres, appuieraient ses démarches et lui serviraient d’introducteurs à la cour de Charles et auprès de l’Amiral, qui avait aussi une espèce de cour. Mergy savait que son frère jouissait de quelque crédit, mais il était encore fort indécis s’il devait ou non le rechercher. L’abjuration de George de Mergy l’avait presque entièrement séparé de sa famille, pour laquelle il n’était guère plus qu’un étranger. Ce n’était pas le seul exemple d’une famille désunie par la différence des opinions religieuses. Depuis longtemps le père de George avait défendu que le nom de l’apostat fût prononcé en sa présence, et il avait appuyé sa rigueur par ce passage de l’Évangile : Si votre œil droit vous donne un sujet de scandale, arrachez-le. Bien que le jeune Bernard ne partageât pas, à beaucoup près, cette inflexibilité, cependant le changement de son frère lui paraissait une tache honteuse pour l’honneur de sa famille, et nécessairement les sentiments de tendresse fraternelle devaient avoir souffert de cette opinion.

Avant de prendre un parti sur la conduite qu’il devait tenir à son égard, avant même de rendre ses lettres de recommandation, il pensa qu’il fallait aviser aux moyens de remplir sa bourse vide, et, dans cette intention, il sortit de son hôtellerie pour aller chez un orfèvre du pont Saint-Michel, qui devait à sa famille une somme qu’il avait charge de réclamer.

À l’entrée du pont, il rencontra quelques jeunes gens vêtus avec beaucoup d’élégance, et qui, se tenant par le bras, barraient presque entièrement le passage étroit que laissaient sur le pont la multitude de boutiques et d’échoppes qui s’élevaient comme deux murs parallèles et dérobaient complètement la vue de la rivière aux passants. Derrière ces messieurs marchaient leurs laquais, chacun portant à la main, dans le fourreau, une de ces longues épées à deux tranchants que l’on appelait des duels, et un poignard dont la coquille était si large, qu’elle servait au besoin de bouclier. Sans doute le poids de ces armes paraissait trop lourd à ces jeunes gentilshommes, ou peut-être étaient-ils bien aisés de montrer à tout le monde qu’ils avaient des laquais richement habillés.

Ils semblaient en belle humeur, du moins à en juger par leurs éclats de rire continuels. Si une femme bien mise passait auprès d’eux, ils la saluaient avec un mélange de politesse et d’impertinence ; tandis que plusieurs de ces étourdis prenaient plaisir à coudoyer rudement de graves bourgeois en manteaux noirs, qui se retiraient en murmurant tout bas mille imprécations contre l’insolence des gens de cour. Un seul de la troupe marchait la tête baissée, et semblait ne prendre aucune part à leurs divertissements.

— Dieu me damne ! George, s’écria un de ces jeunes gens en le frappant sur l’épaule, tu deviens furieusement maussade. Il y a un gros quart d’heure que tu n’as ouvert la bouche. As-tu donc envie de te faire chartreux ?

Le nom de George fit tressaillir Mergy, mais il n’entendit pas la réponse de la personne que l’on avait appelée de ce nom.

— Je gage cent pistoles, reprit le premier, qu’il est encore amoureux de quelque dragon de vertu. Pauvre ami ! je te plains ; c’est avoir du malheur que de rencontrer une cruelle à Paris.

— Va-t’en chez le magicien Rudbeck, dit un autre, il te donnera un philtre pour te faire aimer.

— Peut-être, dit un troisième, peut-être que notre ami le capitaine est amoureux d’une religieuse. Ces diables de huguenots, convertis ou non, en veulent aux épouses du bon Dieu.

Une voix, que Mergy reconnut à l’instant, répondit avec tristesse :

— Parbleu ! je serais moins triste s’il ne s’agissait que d’amourettes ; mais, ajouta-t-il plus bas, de Pons, que j’avais chargé d’une lettre pour mon père, est revenu, et m’a rapporté qu’il persistait à ne plus vouloir entendre parler de moi.

— Ton père est de la vieille roche, dit un des jeunes gens ; c’est un de ces vieux huguenots qui voulurent prendre Amboise.

En cet instant, le capitaine George, ayant tourné la tête par hasard, aperçut Mergy. Poussant un cri de surprise, il s’élança vers lui les bras ouverts. Mergy n’hésita pas un instant ; il lui tendit les bras et le serra contre son sein. Peut-être, si la rencontre eût été moins imprévue, eût-il essayé de s’armer d’indifférence ; mais la surprise rendit à la nature tous ses droits. Dès ce moment ils se revirent comme des amis qui se retrouvent après un long voyage.

Après les embrassades et les premières questions, le capitaine George se tourna vers ses amis, dont quelques-uns s’étaient arrêtés à contempler cette scène.

— Messieurs, dit-il, vous voyez cette rencontre inattendue. Pardonnez-moi si je vous quitte pour aller entretenir un frère que je n’ai pas vu depuis plus de sept ans.

— Parbleu ! nous n’entendons pas que tu nous quittes aujourd’hui. Le dîner est commandé, il faut que tu en sois.

Celui qui parlait ainsi le saisit en même temps par son manteau.

— Béville a raison, dit un autre, et nous ne te laisserons point aller.

— Eh, mordieu ! reprit Béville, que ton frère vienne dîner avec nous. Au lieu d’un bon compagnon, nous en aurons deux.

— Excusez-moi, dit alors Mergy, mais j’ai plusieurs affaires à terminer aujourd’hui. J’ai des lettres à remettre…

— Vous les remettrez demain.

— Il est nécessaire qu’elles soient rendues aujourd’hui… et… ajouta Mergy en souriant et un peu honteux, je vous avouerai que je suis sans argent, et qu’il faut que j’en aille chercher.

— Ah ! par ma foi, l’excuse est bonne ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Nous ne souffrirons pas que vous refusiez de dîner avec d’honnêtes chrétiens comme nous, pour aller emprunter à des juifs.

— Tenez, mon cher ami, dit Béville, en secouant avec affectation une longue bourse de soie passée dans sa ceinture, faites état de moi comme de votre trésorier. Le passe-dix m’a bien traité depuis une quinzaine.

— Allons ! allons ! ne nous arrêtons pas et allons dîner au More, reprirent tous les jeunes gens.

Le capitaine regardait son frère encore indécis.

— Bah ! tu auras bien le temps de remettre les lettres. Pour de l’argent, j’en ai ; ainsi viens avec nous. Tu vas faire connaissance avec la vie de Paris.

Mergy se laissa entraîner. Son frère le présenta à tous ses amis l’un après l’autre : le baron de Vaudreuil, le chevalier de Rheincy, le vicomte de Béville, etc. Ils accablèrent de caresses le nouveau-venu, qui fut obligé de leur donner l’accolade à tous l’un après l’autre. Béville l’embrassa le dernier.

— Oh ! oh ! s’écria-t-il, Dieu me damne ! camarade, je sens odeur d’hérétique. Je gage ma chaîne d’or contre une pistole que vous êtes de la religion.

— Il est vrai, Monsieur, et je ne suis pas si bon religieux que je devrais.

— Voyez si je ne distingue pas un huguenot entre mille ! Ventre de loup ! comme messieurs les parpaillots prennent un air sérieux quand ils parlent de leur religion.

— Il me semble qu’on ne devrait jamais parler en plaisantant d’un pareil sujet.

— Mr de Mergy a raison, dit le baron de Vaudreuil ; et vous, Béville, il vous arrivera malheur pour vos mauvaises railleries des choses sacrées.

— Voyez un peu cette mine de saint, dit Béville à Mergy ; c’est le plus fieffé libertin de nous tous, et pourtant il s’avise de temps en temps de nous prêcher.

— Laissez-moi pour ce que je suis, Béville, dit Vaudreuil. Si je suis libertin, c’est que je ne puis dompter la chair ; mais du moins je respecte ce qui est respectable.

— Pour moi, je respecte beaucoup… ma mère ; c’est la seule honnête femme que j’aie connue. Au surplus, mon brave, catholiques, huguenots, papistes, juifs ou Turcs, ce m’est tout un ; je me soucie de leurs querelles comme d’un éperon cassé.

— Impie ! murmura Vaudreuil.

Et il fit le signe de la croix sur sa bouche, en se cachant toutefois du mieux qu’il put avec son mouchoir.

— Il faut que tu saches, Bernard, dit le capitaine George, que tu ne trouveras guère parmi nous de disputeurs comme notre savant maître Théobald Wolfsteinius. Nous faisons peu de cas des conversations théologiques, et nous employons mieux notre temps, Dieu merci.

— Peut-être, répondit Mergy avec un peu d’aigreur, peut-être aurait il été préférable pour toi que tu eusses écouté attentivement les doctes dissertations du digne ministre que tu viens de nommer.

— Trêve sur ce sujet, petit frère ; plus tard je t’en reparlerai peut-être : je sais que tu as de moi une opinion… N’importe… Nous ne sommes pas ici pour parler de ces sortes de choses… Je crois que je suis un honnête homme, et tu le verras sans doute un jour… Brisons-là, il ne faut penser maintenant qu’à nous amuser.

Il passa la main sur son front comme pour chasser une idée pénible.

— Cher frère ! dit tout bas Mergy en lui serrant la main.

George répondit par un autre serrement de main, et tous deux s’empressèrent de rejoindre leurs compagnons, qui les précédaient de quelques pas.

En passant devant le Louvre, d’où sortaient nombre de personnes richement habillées, le capitaine et ses amis saluaient ou embrassaient presque tous les seigneurs qu’ils rencontraient. Ils présentaient en même temps le jeune Mergy, qui, de cette manière, fit connaissance en un instant avec une infinité de personnages célèbres à cette époque. En même temps il apprenait leurs sobriquets (car alors chaque homme marquant avait le sien), ainsi que les histoires scandaleuses qui se débitaient sur leur compte.

— Voyez-vous, lui disait-on, ce conseiller si pâle et si jaune ? C’est messire Petrus de finibus, en français Pierre Séguier, qui, dans tout ce qu’il entreprend, se démène tant et si bien, qu’il arrive toujours à ses fins. Voici le petit capitaine Brûle-bancs, Thoré de Montmorency ; voici l’archevêque de Bouteilles , qui se tient assez droit sur sa mule, attendu qu’il n’a pas encore dîné. Voici un des héros de votre parti, le brave comte de La Rochefoucauld, surnommé l’ennemi des choux. Dans la dernière guerre, il a fait cribler d’arquebusades un malheureux carré de choux que sa mauvaise vue lui faisait prendre pour des lansquenets.

En moins d’un quart d’heure Mergy sut le nom des amants de presque toutes les dames de la cour, et le nombre de duels auxquels leur beauté avait donné lieu. Il vît que la réputation d’une dame était en proportion des morts qu’elle avait causées ; ainsi, madame de Courtavel, dont l’amant en pied avait tué deux de ses rivaux, était en bien plus grand renom que la pauvre comtesse de Pomerande, qui n’avait donné lieu qu’à un petit duel et une blessure légère.

Une femme d’une riche taille, montée sur une mule blanche conduite par un écuyer, et suivie de deux laquais, attira l’attention de Mergy ; ses habits étaient à la mode la plus nouvelle, et tout roides à force de broderies. Autant que l’on en pouvait juger, elle devait être jolie. On sait qu’à cette époque les dames ne sortaient que le visage couvert d’un masque ; le sien était de velours noir : on voyait, ou plutôt on devinait, d’après ce qui paraissait par les ouvertures des yeux, qu’elle devait avoir la peau d’une blancheur éblouissante et les yeux d’un bleu foncé.

Elle ralentit le pas de sa mule en passant devant les jeunes gens ; et même elle sembla regarder avec quelque attention Mergy, dont la figure lui était inconnue. Sur son passage on voyait toutes les plumes des chapeaux balayer la terre, et elle inclinait la tête avec grâce pour rendre les nombreux saluts que lui adressait la haie d’admirateurs qu’elle traversait. Comme elle s’éloignait, un léger souffle de vent souleva le bas de sa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petit soulier de velours blanc et quelques pouces d’un bas de soie rose.

— Quelle est cette dame que tout le monde salue ? demanda Mergy avec curiosité.

— Déjà amoureux ! s’écria Béville. Au reste, elle n’en fait jamais d’autres ; huguenots et papistes, tous sont amoureux de la comtesse Diane de Turgis.

— C’est une des beautés de la cour, ajouta George, une des plus dangereuses Circés pour nos jeunes galants. Mais, peste ! ce n’est pas une citadelle facile à prendre.

— Combien compte-t-elle de duels ? demanda en riant Mergy.

— Oh ! elle ne compte que par vingtaines, répondit le baron de Vaudreuil ; mais le bon, c’est qu’elle a voulu se battre elle-même : elle a envoyé un cartel dans les formes à une dame de la cour, qui avait pris le pas sur elle.

— Quel conte ! s’écria Mergy.

— Ce ne serait pas la première, dit George, qui se fût battue de notre temps : elle a envoyé un cartel bien en règle et en bon style à la Sainte-Foix, l’appelant au combat à mort, à l’épée et au poignard, et en chemise, comme ferait un duelliste raffiné .

— J’aurais bien voulu être le second d’une de ces dames pour les voir toutes deux en chemise, dit le chevalier de Rheincy.

— Et le duel eut lieu ? demanda Mergy.

— Non, répondit George ; on les raccommoda.

— Ce fut lui qui les raccommoda, dit Vaudreuil ; il était alors l’amant de la Sainte-Foix.

— Fi donc ! pas plus que toi, dit George d’un ton fort discret.

— La Turgis est comme Vaudreuil, dit Béville ; elle fait un salmigondis de la religion et des mœurs du temps : elle veut se battre en duel, ce qui est, je crois, un péché mortel, et elle entend deux messes par jour.

— Laisse-moi donc tranquille avec ma messe ! s’écria Vaudreuil.

— Oui, elle va à la messe, reprit Rheincy, mais c’est pour s’y faire voir sans masque.

— C’est pour cela, je crois, que tant de femmes vont à la messe, observa Mergy, enchanté de trouver une occasion de railler la religion qu’il ne professait pas.

— Et au prêche, dit Béville. Quand le sermon est fini, on éteint les lumières, et alors il se passe de belles choses. Par la mort ! cela me donne furieusement envie de me faire luthérien.

— Et vous croyez à ces contes absurdes ? reprit Mergy d’un ton de mépris.

— Si je les crois ! Le petit Ferrand, que nous connaissons tous, allait au prêche d’Orléans pour voir la femme d’un notaire, une femme superbe, ma foi ! il me faisait venir l’eau à la bouche rien qu’en m’en parlant. Il ne pouvait la voir que là ; heureusement qu’un de ses amis, huguenot, lui avait dit le mot de passe : il entrait au prêche, et, dans l’obscurité, je vous laisse à penser si notre camarade employait son temps.

— Cela est impossible, dit sèchement Mergy.

— Impossible ! et pourquoi ?

— Parce que jamais un protestant n’aurait la bassesse d’amener un papiste dans un prêche.

Cette réponse fut suivie de grands éclats de rire.

— Ah ! ah ! dit le baron de Vaudreuil, vous croyez que, parce qu’un homme est huguenot, il ne peut être ni voleur, ni traître, ni commissionnaire de galanteries ?

— Il tombe de la lune ! s’écria Rheincy.

— Moi, dit Béville, si j’avais à faire remettre un poulet à une huguenote, je m’adresserais à son ministre.

— C’est, sans doute, répondit Mergy, que vous êtes habitué à donner de semblables commissions à vos prêtres ?

— Nos prêtres… dit Vaudreuil rougissant de colère.

— Finissez ces ennuyeuses discussions, interrompit George, remarquant « l’offensante aigreur de chaque repartie » ; laissons là les cafards de toutes les sectes. Je propose que le premier qui prononcera le mot de huguenot, de papiste, de protestant, de catholique, soit mis à l’amende.

— Approuvé ! s’écria Béville ; il sera tenu de nous régaler de bon vin de Cahors à l’hôtellerie où nous allons dîner.

Il y eut un moment de silence.

— Depuis la mort de ce pauvre Lannoy, tué devant Orléans, la Turgis n’a pas d’amant connu, dit George, qui ne voulait pas laisser ses amis sur des idées théologiques.

— Qui oserait affirmer qu’une femme de Paris n’a pas d’amant ? s’écria Béville ; ce qui est sûr, c’est que Comminges la serre de bien près.

— C’est pour cela que le petit Navarette a lâché prise, dit Vaudreuil ; il a craint un si terrible rival.

— Comminges fait donc le jaloux ? demanda le capitaine.

— Il est jaloux comme un tigre, répondit Béville, et il prétend tuer tous ceux qui oseront aimer la belle comtesse ; de sorte que, pour ne pas rester sans amant, elle sera obligée de prendre Comminges.

— Quel est donc cet homme redoutable ? demanda Mergy, qui éprouvait une vive curiosité, sans pouvoir s’en rendre compte, pour tout ce qui regardait de près ou de loin la comtesse de Turgis.

— C’est, lui répondit Rheincy, un de nos plus fameux raffinés ; et comme vous venez de la province, je veux bien vous expliquer le beau langage. Un raffiné est un galant homme dans la perfection, un homme qui se bat quand le manteau d’un autre touche le sien, quand on crache à quatre pieds de lui, ou pour tout autre motif aussi légitime.

— Comminges, dit Vaudreuil, mena un jour un homme au Pré-aux-Clercs  ; ils ôtent leurs pourpoints et tirent l’épée.

« — N’es-tu pas Berny d’Auvergne ? demanda Comminges.

« — Point du tout, répond l’autre ; je m’appelle Villequier, et je suis de Normandie.

« — Tant pis, repartit Comminges, je t’ai pris pour un autre ; mais, puisque je t’ai appelé, il faut nous battre.

« Et il le tua bravement.

Chacun cita quelque trait de l’adresse ou de l’humeur querelleuse de Comminges. La matière était riche, et cette conversation les mena jusque hors de la ville, à l’auberge du More, située au milieu d’un jardin, près du lieu où l’on bâtissait le château des Tuileries, commencé en 1564. Plusieurs gentilshommes de la connaissance de George et de ses amis s’y rencontrèrent, et l’on se mit à table en nombreuse compagnie.

Mergy, qui était assis à côté du baron de Vaudreuil, observa qu’en se mettant à table il faisait le signe de la croix et récitait à voix basse et les yeux fermés cette singulière prière :

Laus Deo, pax vivis, salutem defunctis, et beata viscera virginis Mariœ quœ portaverunt Æterni Patris Filium !

— Savez-vous le latin, monsieur le baron ? lui demanda Mergy.

— Vous avez entendu ma prière ?

— Oui, mais je vous avoue que je ne l’ai pas comprise.

— À vous dire le vrai, je ne sais pas le latin et je ne sais pas trop ce que cette prière veut dire ; mais je la tiens d’une de mes tantes qui s’en est toujours bien trouvée, et, depuis que je m’en sers, je n’en ai vu que de bons effets.

— J’imagine que c’est un latin catholique, et par conséquent nous autres huguenots nous ne pouvons le comprendre !

— À l’amende ! à l’amende ! s’écrièrent à la fois Béville et le capitaine George.

Mergy s’exécuta de bonne grâce, et l’on couvrit la table de nouvelles bouteilles qui ne tardèrent pas à mettre la compagnie en belle humeur.

La conversation devint bientôt plus bruyante, et Mergy profita du tumulte pour causer avec son frère sans faire attention à ce qui se passait autour d’eux.

Ils furent tirés de leur aparté à la fin du second service par le bruit d’une violente dispute qui venait de s’élever entre deux des convives.

— Cela est faux ! s’écriait le chevalier de Rheincy.

— Faux ! dit Vaudreuil.

Et sa figure, naturellement pâle, devint comme celle d’un cadavre.

— C’est la plus vertueuse, la plus chaste des femmes, continua le chevalier.

Vaudreuil sourit amèrement et leva les épaules. Tous les yeux étaient fixés sur les acteurs de cette scène, et chacun paraissait vouloir attendre, dans une neutralité silencieuse, le résultat de la querelle.

— De quoi s’agit-il, Messieurs, et pourquoi ce tapage ? demanda le capitaine, prêt, selon son ordinaire, à s’opposer à toute infraction à la paix.

— C’est notre ami le chevalier, répondit tranquillement Béville, qui veut que la Sillery, sa maîtresse, soit chaste, tandis que notre ami de Vaudreuil prétend qu’elle ne l’est pas et qu’il en sait quelque chose.

Un éclat de rire général qui s’éleva aussitôt augmenta la fureur de Rheincy, qui regardait avec des yeux enflammés de rage et Vaudreuil et Béville.

— Je pourrais montrer de ses lettres, dit Vaudreuil.

— Je t’en défie ! s’écria le chevalier.

— Eh bien ! dit Vaudreuil avec un ricanement très méchant, je vais lire une de ses lettres à ces messieurs. Ils connaissent peut-être son écriture aussi bien que moi, car je n’ai pas la prétention d’être seul honoré de ses billets et de ses bonnes grâces. Voici un billet que j’ai reçu d’elle aujourd’hui même.

Et il parut fouiller dans sa poche comme pour en tirer une lettre.

— Tu mens par ta gorge !

La table était trop large pour que la main du baron pût toucher son adversaire, assis en face de lui.

— Je te ferai avaler le démenti jusqu’à ce qu’il t’étouffe ! s’écria-t-il.

Et il accompagna cette phrase d’une bouteille qu’il lui jeta à la tête. Rheincy évita le coup, et, renversant sa chaise dans sa précipitation, il courut à la muraille pour décrocher son épée qu’il y avait suspendue.

Tous se levèrent, quelques-uns pour s’entremettre dans la querelle, la plupart pour éviter d’en être trop près.

— Arrêtez, fous que vous êtes ! s’écria George en se mettant devant le baron, qui se trouvait le plus près de lui. Deux amis doivent-ils se battre pour une misérable femmelette ?

— Une bouteille jetée à la tête vaut un soufflet, dit froidement Béville. Allons, chevalier, mon ami, flamberge au vent !

— Franc jeu ! franc jeu ! faites place ! s’écrièrent presque tous les convives.

— Holà ! Jeannot, ferme la porte, dit nonchalamment l’hôte du More, habitué à voir des scènes semblables ; si les archers passaient, cela pourrait interrompre ces gentilshommes et nuire à la maison.

— Vous battrez-vous dans une salle à manger comme des lansquenets ivres ? poursuivit George, qui voulait gagner du temps ; attendez au moins à demain.

— À demain, soit, dit Rheincy.

Et il fit le mouvement de remettre son épée dans le fourreau.

— Il a peur, notre petit chevalier, dit Vaudreuil.

Aussitôt Rheincy, écartant tous ceux qui se trouvaient sur son passage, s’élança sur son ennemi. Tous deux s’attaquèrent avec fureur ; mais Vaudreuil avait eu le temps de rouler avec soin une serviette autour de son bras gauche, et il s’en servait avec adresse pour parer les coups de taille  ; tandis que Rheincy, qui avait négligé une semblable précaution, reçut une blessure à la main gauche dès les premières passes. Cependant il ne laissait pas de combattre avec courage, appelant son laquais et lui demandant son poignard. Béville arrêta le laquais, prétendant que Vaudreuil n’ayant pas de poignard, son adversaire ne devait pas en avoir non plus. Quelques amis du chevalier réclamèrent ; des paroles fort aigres furent échangées, et sans doute le duel se fût changé en une escarmouche, si Vaudreuil n’y eût mis fin en renversant son adversaire frappé d’un coup dangereux à la poitrine. Il mit promptement le pied sur l’épée de Rheincy pour l’empêcher de la ramasser, et leva la sienne pour lui donner le coup de grâce. Les lois du duel permettaient cette atrocité.

— Un ennemi désarmé ! s’écria George.

Et il lui arracha son épée.

La blessure du chevalier n’était pas mortelle, mais il perdait beaucoup de sang. On le pansa du mieux qu’on put avec des serviettes, pendant qu’avec un rire forcé il disait entre ses dents que l’affaire n’était pas finie.

Bientôt parurent un moine et un chirurgien, qui se disputèrent quelque temps le blessé. Le chirurgien cependant eut la préférence, et, ayant fait transporter son patient au bord de la Seine, il le conduisit dans un bateau jusqu’à son logement.

Tandis que les valets emportaient les serviettes ensanglantées et lavaient le pavé rougi, d’autres mettaient de nouvelles bouteilles sur la table. Pour Vaudreuil, après avoir soigneusement essuyé son épée, il la remit au fourreau, fit le signe de la croix, puis, avec un imperturbable sang-froid, il tira de sa poche une lettre, réclama le silence, et lut la première ligne, qui excita de grands éclats de rire :

« Mon chéri, cet ennuyeux chevalier, qui m’obsède… »

— Sortons d’ici, dit Mergy à son frère avec une expression de dégoût.

Le capitaine le suivit. La lettre occupait l’attention générale, et leur absence ne fut pas remarquée.

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