XI – LE RAFFINÉ ET LE PRÉ-AUX-CLERCS

Malgré la fatigue de la chasse, Mergy passa une bonne partie de la nuit sans dormir. Une fièvre ardente l’agitait sur son lit, et donnait une activité désespérante à son imagination. Mille pensées accessoires ou même étrangères à l’événement qui se préparait pour lui venaient l’assiéger et troubler sa cervelle ; plus d’une fois il s’imagina que le mouvement de fièvre qu’il ressentait n’était que le prélude d’une maladie grave qui allait se déclarer dans peu d’heures, et le clouer sur son lit. Alors que deviendrait son honneur ? que dirait le monde ? que diraient surtout et madame de Turgis et Comminges ? Il aurait voulu pour beaucoup hâter l’instant fixé pour le combat.

Heureusement, au lever du soleil, il sentit son sang se calmer, et il pensa avec moins d’émotion à la rencontre qui allait avoir lieu. Il s’habilla tranquillement, et même il mit quelque recherche dans sa toilette. Il se représenta la belle comtesse accourant sur le champ de bataille, et le trouvant légèrement blessé ; elle le pansait de ses propres mains, et ne faisait plus un mystère de son amour. L’horloge du Louvre, qui sonnait huit heures, le tira de ses idées, et presque au même instant son frère entra dans sa chambre.

Une profonde tristesse était empreinte sur son visage, et il paraissait assez qu’il n’avait pas mieux passé la nuit. Cependant il s’efforça de prendre une expression de bonne humeur et de sourire en serrant la main de Mergy.

— Voici une rapière, lui dit-il, et un poignard à coquille, tous les deux de Luno de Tolède ; vois si le poids de l’épée te convient.

Et il jeta une longue épée et un poignard sur le lit de Mergy.

Mergy tira l’épée, la fit ployer, regarda la pointe, et parut satisfait. Le poignard attira ensuite son attention : la coquille en était percée à jour d’une infinité de petits trous destinés à arrêter la pointe de l’épée ennemie, et à l’y engager de manière à n’en pas sortir facilement.

— Avec d’aussi bonnes armes, dit-il, je crois que je pourrai me défendre.

Puis, montrant la relique que madame de Turgis lui avait donnée, et qu’il avait tenue cachée sur son sein :

— Voici de plus un talisman qui préserve des coups d’épée mieux que ne ferait une cotte de mailles, ajouta-t-il en souriant.

— D’où te vient ce jouet ?

— Devine un peu.

Et la vanité de paraître un favori des dames lui faisait oublier en ce moment et Comminges et l’épée de combat qui était toute nue devant lui.

— Je parie que c’est cette folle de comtesse qui te l’aura donné ! Que le diable l’emporte, elle et sa boîte !

— Sais-tu que c’est un talisman qu’elle m’a donné exprès pour m’en servir aujourd’hui ?

— Elle aurait mieux fait de se montrer gantée, au lieu de chercher à faire paraître sa belle main blanche !

— Dieu, me préserve, dit Mergy en rougissant beaucoup, de croire à ces reliques de papistes ; mais, si je dois succomber aujourd’hui, je veux qu’elle sache qu’en tombant j’avais ce gage sur ma poitrine.

— Quelle fatuité ! s’écria le capitaine en haussant les épaules.

— Voici une lettre pour ma mère, dit Mergy d’une voix un peu tremblante.

George la prit sans rien dire, et, s’approchant d’une table, il ouvrit une petite Bible, et lut pour se faire une contenance, pendant que son frère, achevant de s’habiller, s’occupait à nouer la profusion d’aiguillettes que l’on portait alors sur les habits.

Sur la première page qui se présenta à ses yeux, il lut ses mots écrits de la main de sa mère :

« 1er mai 1547 est né mon fils Bernard. Seigneur, conduis-le dans tes voies ! Seigneur, préserve-le de tout mal ! »

Il se mordit la lèvre avec force, et jeta le livre sur la table. Mergy, qui vit son mouvement, crut que quelque pensée impie lui était venue en tête ; il reprit la Bible d’un air grave, la remit dans un étui brodé, et la serra dans une armoire avec toutes les marques d’un grand respect.

— C’est la Bible de ma mère, dit-il.

Le capitaine se promena par la chambre sans répondre.

— Ne serait-il pas temps de partir ? dit Mergy en agrafant le ceinturon de son épée.

— Pas encore, et nous avons le temps de déjeuner.

Tous les deux s’assirent devant une table couverte de gâteaux de plusieurs sortes, accompagnés d’un grand pot d’argent rempli de vin. En mangeant, ils discutèrent longuement, et avec une apparence d’intérêt, le mérite de ce vin comparé avec d’autres de la cave du capitaine ; chacun d’eux s’efforçant, par une conversation aussi futile, de cacher à son compagnon les véritables sentiments de son âme.

Le capitaine se leva le premier.

— Partons, dit-il d’une voix rauque.

Il enfonça son chapeau sur ses yeux, et descendit précipitamment.

Ils entrèrent dans un bateau et traversèrent la Seine. Le batelier, qui devina sur leur mine le motif qui les conduisait au Pré-aux-Clercs, fit fort l’empressé, et, tout en ramant avec vigueur, il leur raconta très en détail comment, le mois passé, deux gentilshommes, dont l’un s’appelait le comte de Comminges, lui avaient fait l’honneur de louer son bateau pour s’y battre tous les deux à leur aise, sans, crainte d’être interrompus. L’adversaire de Mr de Comminges, dont il regrettait de n’avoir pas su le nom, avait été percé d’outre en outre, et de plus avait été culbuté dans la rivière, d’où lui, batelier, n’avait jamais pu le retirer.

Au moment où ils abordèrent, ils aperçurent un bateau chargé de deux hommes et traversant la rivière quelque cent pieds plus bas.

— Voici nos gens, dit le capitaine, reste là ; et il courut au devant du bateau qui portait Comminges et le vicomte de Béville.

— Eh ! te voilà ! s’écria ce dernier. Est-ce toi, ou bien ton frère, que Comminges va tuer ?

En parlant ainsi il l’embrassait en riant.

Le capitaine et Comminges se saluèrent gravement.

— Monsieur, dit le capitaine à Comminges aussitôt qu’il se fut débarrassé des embrassades de Béville, je crois qu’il est de mon devoir de faire encore un effort pour empêcher les suites funestes d’une querelle qui n’est pas fondée sur des motifs touchant à l’honneur ; je suis sûr que mon ami (il montrait Béville) réunira ses efforts aux miens.

Béville fit une grimace négative.

— Mon frère est très jeune, poursuivit George ; sans nom comme sans expérience aux armes, il est obligé par conséquent de se montrer plus susceptible qu’un autre. Vous, Monsieur, au contraire, votre réputation est faite, et votre honneur n’aura rien qu’à gagner si vous voulez bien reconnaître devant Mr de Béville et moi que c’est par mégarde…

Comminges l’interrompit par un grand éclat de rire.

— Plaisantez-vous, mon cher capitaine, et me croyez-vous homme à quitter le lit de ma maîtresse de si bonne heure… à traverser la Seine, le tout pour faire des excuses à un morveux ?

— Vous oubliez, Monsieur, que la personne dont vous parlez est mon frère, et c’est insulter…

— Quand il serait votre père, que m’importe ? Je me soucie peu de toute la famille.

— Eh bien ! Monsieur, avec votre permission, vous aurez affaire avec toute la famille. Et, comme je suis l’aîné, vous commencerez par moi, s’il vous plaît.

— Pardonnez-moi, monsieur le capitaine ; je suis obligé, suivant toutes les règles du duel, de me battre avec la personne qui m’a provoqué d’abord. Votre frère a des droits de priorité imprescriptibles, comme l’on dit au Palais de Justice ; quand j’aurai terminé avec lui, je serai à vos ordres.

— Cela est parfaitement juste ! s’écria Béville, et je ne souffrirai pas, pour ma part, qu’il en soit autrement.

Mergy, surpris de la longueur du colloque, s’était rapproché à pas lents. Il arriva justement à temps pour entendre son frère accabler Comminges d’injures, jusqu’à l’appeler lâche, tandis que celui-ci répondait avec un imperturbable sang-froid :

— Après monsieur votre frère, je m’occuperai de vous.

Mergy saisit le bras de son frère :

— George, dit-il, est-ce ainsi que tu me sers, et voudrais-tu que je fisse pour toi ce que tu prétendais faire pour moi ? Monsieur, dit-il en se tournant vers Comminges, je suis à vos ordres ; nous commencerons quand vous voudrez.

— À l’instant même, répondit celui-ci.

— Voilà qui est admirable, mon cher, dit Béville en serrant la main de Mergy. Si je n’ai aujourd’hui le regret de t’enterrer ici, tu iras loin, mon garçon.

Comminges ôta son pourpoint et défit les rubans de ses souliers, pour montrer par là que son intention était de ne pas reculer d’un seul pas. C’était une mode parmi les duellistes de profession. Mergy et Béville en firent autant ; le capitaine seul, n’avait pas même jeté son manteau.

— Que fais-tu donc, George, mon ami ? dit Béville ; ne sais-tu pas qu’il va falloir en découdre avec moi ? Nous ne sommes pas de ces seconds qui se croisent les bras pendant que leurs amis se battent, et nous pratiquons la coutume d’Andalousie.

Le capitaine haussa les épaules.

— Tu crois donc que je plaisante ? Je le jure sur ma foi qu’il faut que tu te battes avec moi. Le diable m’emporte si tu ne te bats pas !

— Tu es un fou et un sot, dit froidement le capitaine.

— Parbleu ! tu me feras raison de ces deux mots-là, ou tu m’obligeras à quelque…

Il levait son épée, encore dans le fourreau, comme s’il eût voulu en frapper George.

— Tu le veux, dit le capitaine ; soit.

En un instant il fut en chemise.

Comminges, avec une grâce toute particulière, secoua son épée en l’air, et d’un seul coup fit voler le fourreau à vingt pas. Béville en voulut faire autant ; mais le fourreau resta à moitié de la lame, ce qui passait à la fois pour une maladresse et pour un mauvais présage. Les deux frères tirèrent leurs épées avec moins d’apparat, mais ils jetèrent également leurs fourreaux, qui auraient pu les gêner. Chacun se plaça devant son adversaire, l’épée nue à la main droite et le poignard à la gauche. Les quatre fers se croisèrent en même temps.

George le premier, par cette manœuvre que les professeurs italiens appelaient alors liscio di spada è cavare alla vita , et qui consiste à opposer le fort au faible, de manière à écarter et à rabattre l’arme de son adversaire, fit sauter l’épée des mains de Béville, et lui mit la pointe de la sienne sur la poitrine ; mais au lieu de le percer, il baissa froidement son arme.

— Tu n’es pas de ma force, dit-il, cessons ; n’attends pas que je sois en colère.

Béville avait pâli en voyant l’épée de George si près de sa poitrine. Un peu confus, il lui tendit la main, et tous les deux, ayant planté leurs épées en terre, ne pensèrent plus qu’à regarder les deux principaux acteurs de cette scène.

Mergy était brave et avait du sang-froid. Il entendait assez bien l’escrime, et sa force corporelle était bien supérieure à celle de Comminges, qui paraissait d’ailleurs se ressentir des fatigues de la nuit précédente. Pendant quelque temps il se borna à parer avec une prudence extrême, rompant la mesure quand Comminges s’avançait trop, et lui présentant toujours à la figure la pointe de sa rapière, tandis qu’avec son poignard il se couvrait la poitrine. Cette résistance inattendue irrita Comminges. On le vit pâlir. Chez un homme si brave, la pâleur n’annonçait qu’une excessive colère. Il redoubla ses attaques avec fureur. Dans une passe, il releva avec beaucoup d’adresse l’épée de Mergy, et, se fendant avec impétuosité, il l’aurait infailliblement percé d’outre en outre sans une circonstance qui fut presque un miracle, et qui dérangea le coup : la pointe de la rapière rencontra le reliquaire d’or poli, qui la fit glisser et prendre une direction un peu oblique. Au lieu de pénétrer dans la poitrine ; l’épée ne perça que la peau, et, en suivant une direction parallèle à la cinquième côte, ressortit à deux pouces de distance de la première blessure. Avant que Comminges pût retirer son arme, Mergy le frappa de son poignard à la tête avec tant de violence, qu’il en perdit lui-même l’équilibre et tomba à terre. Comminges tomba en même temps sur lui : en sorte que les seconds les crurent morts tous les deux.

Mergy fut bientôt sur pied, et son premier mouvement fut de ramasser son épée, qu’il avait laissé échapper dans sa chute. Comminges ne remuait pas. Béville le releva. Sa figure était couverte de sang ; et, l’ayant essuyée avec son mouchoir, il vit que le poignard était entré dans l’œil et que son ami était mort sur le coup, le fer ayant pénétré sans doute jusqu’à la cervelle. Mergy regardait le cadavre d’un œil hagard.

— Tu es blessé, Bernard, dit le capitaine en courant à lui.

— Blessé ! dit Mergy ; et il s’aperçut alors seulement que sa chemise était toute sanglante.

— Ce n’est rien, dit le capitaine, le coup a glissé.

Il étancha le sang avec son mouchoir, et demanda celui de Béville pour achever le pansement. Béville laissa retomber sur l’herbe le corps qu’il tenait, et donna sur-le-champ son mouchoir ainsi que celui de Comminges, qu’il alla prendre dans son pourpoint.

— Tudieu ! l’ami ; quel coup de poignard ! Vous avez là un furieux bras ! Mort de ma vie ! que vont dire messieurs les raffinés de Paris, si de la province leur viennent des lurons de votre espèce ? Dites-moi, de grâce, combien de duels avez-vous eus déjà ?

— Hélas ! répondit Mergy, voici le premier. Mais, au nom de Dieu ! allez secourir votre ami.

— Parbleu ! de la façon dont vous l’avez accommodé, il n’a pas besoin de secours ; la dague est entrée dans le cerveau, et le coup était si bon et si fermement asséné que… Regardez son sourcil et sa joue, la coquille du poignard s’y est imprimée comme un cachet dans de la cire.

Mergy se mit à trembler de tous ses membres, et de grosses larmes coulaient une à une sur ses joues.

Béville ramassa la dague, et considéra avec attention le sang qui en remplissait les cannelures.

— Voici un outil à qui le frère cadet de Comminges doit une fière chandelle. Cette belle dague-là le fait héritier d’une superbe fortune.

— Allons-nous-en… Emmène-moi d’ici, dit Mergy d’une voix éteinte, en prenant le bras de son frère.

— Ne t’afflige pas, dit George en l’aidant à reprendre son pourpoint. Après tout, l’homme qui est mort n’est pas trop digne qu’on le regrette.

— Pauvre Comminges ! s’écria Béville. Et dire que tu es tué par un jeune homme qui se bat pour la première fois, toi qui t’es battu près de cent fois ! Pauvre Comminges !

Ce fut la fin de son oraison funèbre. Et jetant un dernier regard sur son ami, Béville aperçut la montre du défunt suspendue à son cou, selon l’usage d’alors.

— Parbleu ! s’écria-t-il, tu n’as plus besoin de savoir l’heure qu’il est maintenant.

Il détacha la montre et la mit dans sa poche, observant que le frère de Comminges serait bien assez riche, et qu’il voulait conserver un souvenir de son ami.

Comme les deux frères allaient s’éloigner :

— Attendez-moi ! leur cria-t-il, repassant son pourpoint à la hâte. Eh ! monsieur de Mergy, votre dague que vous oubliez ! N’allez pas la perdre au moins.

Il en essuya la lame à la chemise du mort, et courut rejoindre le jeune duelliste.

— Consolez-vous, mon cher, lui dit-il en entrant dans son bateau. Ne faites pas une si piteuse mine. Croyez-moi, au lieu de vous lamenter, allez voir votre maîtresse aujourd’hui même, tout de ce pas, et besognez si bien que dans neuf mois vous puissiez rendre à la république un citoyen en échange de celui que vous lui avez fait perdre. De la sorte le monde n’aura rien perdu par votre fait. Allons, batelier, rame comme si tu voulais gagner une pistole. Voici des gens avec des hallebardes qui s’avancent vers nous. Ce sont messieurs les sergents qui s’en viennent de la tour de Nesle, et nous ne voulons rien avoir à démêler avec eux.

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