XVII – L’AUDIENCE PARTICULIÈRE

Le capitaine George se rendit au Louvre à l’heure indiquée. Aussitôt qu’il se fut nommé, l’huissier, soulevant une portière en tapisserie, l’introduisit dans le cabinet du roi. Le prince, qui était assis auprès d’une petite table, en disposition d’écrire, lui fit signe de la main de rester tranquille, comme s’il eût craint de perdre en parlant le fil des idées qui l’occupaient alors. Le capitaine, dans une attitude respectueuse, resta debout à six pas de la table, et il eut le temps de promener ses regards sur la chambre et d’en observer en détail la décoration.

Elle était fort simple, car elle ne consistait guère qu’en instruments de chasse suspendus sans ordre à la muraille. Un assez bon tableau représentant une Vierge, avec un grand rameau de buis au-dessus, était accroché entre une longue arquebuse et un cor de chasse. La table sur laquelle le monarque écrivait était couverte de papiers et de livres. Sur le plancher, un chapelet et un petit livre d’heures gisaient pêle-mêle avec des filets et des sonnettes de faucon. Un grand lévrier dormait sur un coussin tout auprès.

Tout d’un coup le roi jeta sa plume à terre avec un mouvement de fureur et un gros juron entre les dents. La tête baissée, il parcourut deux ou trois fois d’un pas irrégulier la longueur du cabinet ; puis, s’arrêtant soudain devant le capitaine, il jeta sur lui un coup d’œil effaré, comme s’il l’apercevait pour la première fois.

— Ah ! c’est vous ! dit-il en reculant d’un pas.

Le capitaine s’inclina jusqu’à terre.

— Je suis bien aise de vous voir. J’avais à vous parler… mais…

Il s’arrêta.

La bouche entr’ouverte, le cou allongé, le pied gauche de six pouces en avant du droit, enfin dans la position qu’un peintre donnerait, ce me semble, à une figure représentant l’attention, tel était George, attendant la fin de la phrase commencée. Mais le roi avait laissé retomber sa tête sur son sein, et semblait préoccupé d’idées distantes de mille lieues de celles qu’il avait été sur le point d’exprimer tout à l’heure.

Il y eut un silence de quelques minutes. Le roi s’assit et porta la main à son front comme une personne fatiguée.

— Diable de rime ! s’écria-t-il en frappant du pied, et faisant retentir les longs éperons dont ses bottes étaient armées.

Le grand lévrier s’éveilla en sursaut, prit ce coup de pied pour un appel qui s’adressait à lui : il se leva, s’approcha du fauteuil du roi, mit ses deux pattes sur ses genoux, et, levant sa tête effilée, qui surpassait de beaucoup celle de Charles, il ouvrit une large gueule et bâilla sans la moindre cérémonie, tant il est difficile de donner à un chien des manières de cour.

Le roi chassa le chien, qui alla se recoucher en soupirant. Et ses yeux ayant encore rencontré le capitaine comme par hasard, il lui dit :

— Excusez-moi, George ; c’est une… rime qui me fait suer sang et eau.

— J’importune peut-être Votre Majesté, dit le capitaine avec une grande révérence.

— Point, point, dit le roi.

Il se leva et mit la main sur l’épaule du capitaine d’un air familier. En même temps il souriait, mais son sourire n’était que des lèvres, et ses yeux distraits n’y prenaient aucune part.

— Êtes-vous encore fatigué de la chasse de l’autre jour ? dit le roi, évidemment embarrassé pour entrer en matière. Le cerf s’est fait battre longtemps.

— Sire, je serais indigne de commander une compagnie de chevau-légers de Votre Majesté, si une course comme celle d’avant-hier me fatiguait. Lors des dernières guerres, Mr de Guise, me voyant toujours en selle, m’avait surnommé l’Albanais.

— Oui, on m’a dit en effet que tu es un bon cavalier. Mais, dis-moi, sais-tu bien tirer de l’arquebuse ?

— Mais, sire, je m’en sers assez bien ; cependant je suis loin d’avoir l’adresse de Votre Majesté. Mais elle n’est pas donnée à tout le monde.

— Tiens, vois-tu cette longue arquebuse-là, charge-la de douze chevrotines. Que je sois damné si à soixante pas il s’en trouve une seule hors de la poitrine du païen que tu prendras pour but !

— Soixante pas, c’est une assez grande distance ; mais je ne me soucierais guère de faire une épreuve sur moi-même avec un tireur tel que Votre Majesté.

— Et à deux cents pas elle enverrait une balle dans le corps d’un homme, pourvu que la balle fût de calibre.

Le roi mit l’arquebuse entre les mains du capitaine.

— Elle paraît aussi bonne qu’elle est riche, dit George après l’avoir examinée soigneusement et en avoir fait jouer la détente.

— Je vois que tu te connais en armes, mon brave. Mets-la en joue, que je voie comment tu t’y prends.

Le capitaine obéit.

— C’est une belle chose qu’une arquebuse, continua Charles en parlant avec lenteur. À cent pas de distance et avec un mouvement de doigt, comme cela, on peut sûrement se débarrasser d’un ennemi, et ni cotte de mailles ni cuirasse ne tiennent devant une bonne balle !

Charles IX, je l’ai déjà dit, soit par l’effet d’une habitude d’enfance, soit par timidité naturelle, ne regardait presque jamais en face la personne à laquelle il parlait. Cette fois cependant il regarda fixement le capitaine avec une expression extraordinaire. George baissa les yeux involontairement et le roi en fit de même presque aussitôt. Il y eut encore un instant de silence ; George le rompit le premier.

— Quelque adresse que l’on ait à se servir des armes à feu, l’épée et la lance sont cependant plus sûres…

— Oui ; mais l’arquebuse…

Charles sourit étrangement. Il reprit tout de suite :

— On dit, George, que tu as été grièvement offensé par l’Amiral ?

— Sire…

— Je le sais, j’en suis sûr. Mais je serais bien aise… je veux que tu me contes la chose toi-même.

— Il est vrai, sire ; je lui parlais d’une malheureuse affaire à laquelle je prenais le plus grand intérêt…

— Le duel de ton frère. Parbleu ! c’est un joli garçon qui vous embroche bien son homme ; je l’estime ; Comminges était un fat ; il n’a eu que ce qu’il méritait. Mais, mort de ma vie ! comment diable cette vieille barbe grise a-t-elle pu trouver là matière à te quereller ?

— Je crains que de malheureuses différences de croyance, et ma conversion que je croyais oubliée…

— Oubliée ?

— Votre Majesté ayant donné l’exemple de l’oubli des dissentiments religieux, et sa rare et impartiale justice…

— Apprends, mon camarade, que l’Amiral n’oublie rien.

— Je m’en suis aperçu, sire.

Et l’expression de George se rembrunit.

— Dis-moi, George, que comptes-tu faire ?

— Moi, sire ?

— Oui ; parle franchement.

— Sire, je suis un trop pauvre gentilhomme, et l’Amiral est trop vieux pour que je le fasse appeler ; et d’ailleurs, sire, dit-il en s’inclinant, comme s’il tâchait de réparer par une phrase de courtisan l’impression que ce qu’il croyait une hardiesse avait produite sur le roi, si je le pouvais, je craindrais en le faisant de perdre les bonnes grâces de Votre Majesté.

— Bah ! s’écria le roi.

Et il appuya sa main droite sur l’épaule de George.

— Heureusement, poursuivit le capitaine, mon honneur n’est pas entre les mains de l’Amiral ; et, si quelqu’un de ma qualité osait élever des doutes sur mon honneur, alors je supplierais Votre Majesté qu’elle me permit…

— Si bien que tu ne te vengeras pas de l’Amiral ? Cependant le… devient furieusement insolent !

George ouvrait de grands yeux étonnés.

— Pourtant, continua le roi, il t’a offensé. Oui, le diable m’emporte ! il t’a grièvement offensé, m’a-t-on dit… Un gentilhomme n’est pas un laquais, et il y a des choses que l’on ne peut endurer, même d’un prince.

— Comment pourrais-je me venger de lui ? il trouverait au-dessous de sa naissance de se battre avec moi.

— Peut-être. Mais…

Le roi reprit l’arquebuse et la mit en joue.

— Me comprends-tu ?

Le capitaine recula de deux pas. Le geste du monarque était assez clair, et l’expression diabolique de sa physionomie ne l’expliquait que trop.

— Quoi ! sire, vous me conseilleriez ?…

Le roi frappa le plancher avec force de la crosse de l’arquebuse, et s’écria, en regardant le capitaine avec des yeux furieux :

— Te conseiller ! ventre de Dieu ! je ne te conseille rien.

Le capitaine ne savait que répondre ; il fit ce que bien des gens auraient fait à sa place, il s’inclina et baissa les yeux.

Charles reprit bientôt d’un ton plus doux.

— Ce n’est pas que si tu lui tirais une bonne arquebusade pour venger ton honneur… cela me serait fort égal. Par les boyaux du pape ! un gentilhomme n’a pas de plus précieux bien que son honneur, et, pour le réparer, il n’est chose qu’il ne puisse faire. Et puis ces Châtillons sont fiers et insolents comme des valets de bourreau ; les coquins voudraient bien me tordre le cou, je le sais, et prendre ma place… Quand je vois l’Amiral, il me prend envie quelquefois de lui arracher tous les poils de la barbe.

À ce torrent de paroles d’un homme qui n’en était pas prodigue d’ordinaire, le capitaine ne répondit pas un mot.

— Eh bien ! par le sang et par la tête ! qu’est-ce que tu veux faire ? Tiens, à ta place, je l’attendrais au sortir de son… prêche, et de quelque fenêtre je lui lâcherais une bonne arquebusade dans les reins. Parbleu ! mon cousin de Guise t’en saurait gré, et tu aurais fait beaucoup pour la paix du royaume. Sais-tu que ce parpaillot est plus roi en France que moi-même ? Cela me lasse à la fin… Je te dis tout net ce que je pense ; il faut apprendre à ce… là à ne pas faire d’accroc à l’honneur d’un gentilhomme. Un accroc à l’honneur, un accroc à la peau, l’un paye l’autre.

— L’honneur d’un gentilhomme se déchire au lieu de se recoudre par un assassinat.

Cette réponse fut comme un coup de foudre pour le prince. Immobile, les mains étendues vers le capitaine, il tenait encore l’arquebuse qu’il semblait lui offrir comme l’instrument de sa vengeance. Sa bouche était pâle et à demi ouverte, et l’on eût dit que ses yeux hagards, fixés sur ceux de George, leur lançaient et en recevaient à la fois une horrible fascination.

L’arquebuse enfin échappa des mains tremblantes du roi, et fit retentir le plancher de sa chute : le capitaine se précipita sur-le-champ pour la ramasser, et le roi s’assit alors dans son fauteuil, et baissa la tête d’un air sombre. Les mouvements précipités de sa bouche et de ses sourcils annonçaient les combats qui se livraient au fond de son cœur.

— Capitaine, dit-il après un long silence, où est ta compagnie de chevau-légers ?

— À Meaux, sire.

— Dans peu de jours tu iras la rejoindre, et tu la conduiras toi-même à Paris. Dans… quelques jours tu en recevras l’ordre. Adieu.

Il y avait dans sa voix un accent dur et colère. Le capitaine le salua profondément, et Charles, lui montrant de la main la porte du cabinet, lui annonça que son audience était terminée.

Le capitaine sortait à reculons avec les révérences d’usage, quand le roi, se levant avec impétuosité, lui saisit le bras.

— Bouche cousue, au moins ! Tu m’entends !

George s’inclina, et mit sa main sur sa poitrine.

Comme il quittait l’appartement, il entendit le roi qui appelait son lévrier d’une voix dure, et en faisant claquer son fouet de chasse, comme s’il était disposé à décharger sa mauvaise humeur sur l’animal innocent.

De retour chez lui, George écrivit le billet suivant, qu’il fit tenir à l’Amiral :

« Quelqu’un qui ne vous aime pas, mais qui aime l’honneur, vous engage à vous défier du duc de Guise, et même peut-être de quelqu’un encore plus puissant. Votre vie est menacée. »

Cette lettre ne produisit aucun effet sur l’âme intrépide de Coligny. On sait que peu de temps après, le 22 août 1572, il fut blessé d’un coup d’arquebuse par un scélérat nommé Maurevel, qui reçut, à cette occasion, le surnom de tueur du roi.

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