XXVI – LA SORTIE

Une pluie fine et froide, qui était tombée sans interruption pendant toute la nuit, venait enfin de cesser au moment où le jour naissant s’annonçait dans le ciel par une lumière blafarde du côté de l’orient. Elle perçait avec peine un brouillard lourd et rasant la terre, que le vent déplaçait ça et là en y faisant comme de larges trouées ; mais ces flocons grisâtres se réunissaient bientôt, comme les vagues séparées par un navire retombent et remplissent le sillage qu’il vient de tracer. Couverte de cette vapeur épaisse que perçaient les cimes de quelques arbres, la campagne ressemblait à une vaste inondation.

Dans la ville, la lumière incertaine du matin, mêlée à la lueur des torches, éclairait une troupe assez nombreuse de soldats et de volontaires rassemblés dans la rue qui conduisait au bastion de l’Évangile. Ils frappaient le pavé du pied, et s’agitaient sans changer de place comme des gens pénétrés par ce froid humide et perçant qui accompagne le lever du soleil en hiver. Les jurements et les imprécations énergiques n’étaient point épargnés contre celui qui leur avait fait prendre les armes de si grand matin ; mais, malgré leurs injures, on démêlait dans leurs discours la bonne humeur et l’espérance qui anime des soldats conduits par un chef estimé. Ils disaient d’un ton moitié plaisant, moitié colère :

— Ce maudit Bras-de-fer, ce Jean-qui-ne-dort, ne saurait déjeuner qu’il n’ait donné un réveille-matin à nos tueurs de petits enfants ! — Que la fièvre le serre ! Le diable d’homme ! avec lui on n’est jamais sûr de faire une bonne nuit. — Par la barbe de feu Mr l’Amiral ! si je n’entends ronfler bientôt les arquebusades, je vais m’endormir comme si j’étais encore dans mon lit. — Ah ! vivat ! voici le brandevin qui va nous remettre le cœur au ventre, et nous empêcher de gagner des rhumes au milieu de ce brouillard du diable.

Pendant que l’on distribuait du brandevin aux soldats, les officiers, entourant La Noue debout sous l’auvent d’une boutique, écoutaient avec intérêt le plan de l’attaque qu’il se proposait de faire contre l’armée assiégeante. Un roulement de tambours se fit entendre ; chacun reprit son poste ; un ministre s’avança, bénit les soldats, les exhortant à bien faire, sous la promesse de la vie éternelle s’il leur arrivait de ne pouvoir, et pour cause, rentrer dans la ville et recevoir les récompenses et les remerciements de leurs concitoyens. Le sermon fut court, et La Noue le trouva trop long. Ce n’était plus le même homme qui, la veille, regrettait chaque goutte de sang français répandu dans cette guerre. Il n’était plus qu’un soldat, et semblait avoir hâte de revoir une scène de carnage. Aussitôt que le discours du ministre fut terminé et que les soldats eurent répondu Amen, il s’écria d’un ton de voix ferme et dur :

— Camarades ! Monsieur vient de vous dire vrai ; recommandons-nous à Dieu et à Notre-Dame de Frappe-Fort. Le premier qui tirera avant que sa bourre n’entre dans le ventre d’un papiste, je le tuerai, si j’en réchappe.

— Monsieur, lui dit tout bas Mergy, voilà un discours bien différent de ceux d’hier.

— Savez-vous le latin ? lui demanda La Noue d’un ton brusque.

— Oui, Monsieur.

— Eh bien ! souvenez-vous de ce beau dicton : Age quod agis.

Il fit un signal ; on tira un coup de canon ; et toute la troupe se dirigea à grands pas vers la campagne : en même temps de petits pelotons de soldats, sortant par différentes portes, allèrent donner l’alarme sur plusieurs points des lignes ennemies, afin que les catholiques, se croyant assaillis de toutes parts, n’osassent porter des secours contre l’attaque principale, de peur de dégarnir un endroit de leurs retranchements partout menacés.

Le bastion de l’Évangile, contre lequel les ingénieurs de l’armée catholique avaient dirigé leurs efforts, avait surtout à souffrir d’une batterie de cinq canons, établie sur une petite éminence surmontée d’un bâtiment ruiné qui, avant le siège, avait été un moulin. Un fossé avec un parapet en terre défendait les approches du côté de la ville, et en avant du fossé on avait placé plusieurs arquebusiers en sentinelle. Mais, ainsi que l’avait prévu le capitaine protestant, leurs arquebuses, exposées pendant plusieurs heures à l’humidité, devaient être à peu près inutiles, et les assaillants, bien pourvus de tout, préparés à l’attaque, avaient un grand avantage sur des gens surpris à l’improviste, fatigués par les veilles, trempés de pluie et transis de froid.

Les premières sentinelles sont égorgées. Quelques arquebusades, parties par miracle, éveillent la garde de la batterie à temps pour voir l’ennemi déjà maître du parapet et grimpant contre la butte du moulin. Quelques-uns essayent de résister ; mais leurs armes échappent à leurs mains roidies par le froid ; presque toutes leurs arquebuses ratent, tandis que pas un seul coup des assaillants ne se perd. La victoire n’est plus douteuse, et déjà les protestants, maîtres de la batterie, poussent le cri féroce de : Point de quartier ! Souvenez-vous du 24 août.

Une cinquantaine de soldats avec leur capitaine étaient logés dans la tour du moulin ; le capitaine, en bonnet de nuit et en caleçon, tenant un oreiller d’une main et son épée de l’autre, ouvre la porte, et sort en demandant d’où vient ce tumulte. Loin de penser à une sortie de l’ennemi, il s’imaginait que le bruit provenait d’une querelle entre ses propres soldats. Il fut cruellement détrompé ; un coup de hallebarde l’étendit par terre baigné dans son sang. Les soldats eurent le temps de barricader la porte de la tour, et pendant quelque temps ils se défendirent avec avantage en tirant par les fenêtres ; mais il y avait tout contre ce bâtiment un grand amas de paille et de foin, ainsi que des branchages qui devaient servir à faire des gabions. Les protestants y mirent le feu qui, en un instant, enveloppa la tour et monta jusqu’au sommet. Bientôt on entendit des cris lamentables en sortir. Le toit était en flammes et allait tomber sur la tête des malheureux qu’il couvrait. La porte brûlait, et les barricades qu’ils avaient faites les empêchaient de sortir par cette issue. S’ils tentaient de sauter par les fenêtres, ils tombaient dans les flammes, ou bien étaient reçus sur la pointe des piques. On vit alors un spectacle affreux. Un enseigne, revêtu d’une armure complète, essaya de sauter comme les autres par une fenêtre étroite. Sa cuirasse se terminait, suivant une mode alors assez commune, par une espèce de jupon en fer qui couvrait les cuisses et le ventre, et s’élargissait comme le haut d’un entonnoir, de manière à permettre de marcher facilement. La fenêtre n’était pas assez large pour laisser passer cette partie de son armure, et l’enseigne, dans son trouble, s’y était précipité avec tant de violence, qu’il se trouva avoir la plus grande partie du corps en dehors sans pouvoir remuer, et pris comme dans un étau. Cependant les flammes montaient jusqu’à lui, échauffaient son armure, et l’y brûlaient lentement comme dans une fournaise ou dans ce fameux taureau d’airain inventé par Phalaris. Le malheureux poussait des cris épouvantables, et agitait vainement les bras comme pour demander du secours. Il se fit un moment de silence parmi les assaillants ; puis, tous ensemble, et comme par un commun accord, ils poussèrent une clameur de guerre pour s’étourdir et ne pas entendre les gémissements de l’homme qui brûlait. Il disparut dans un tourbillon de flammes et de fumée, et l’on vit tomber au milieu des débris de la tour un casque rouge et fumant.

Au milieu d’un combat, les sensations d’horreur et de tristesse sont de courte durée : l’instinct de sa propre conservation parle trop fortement à l’esprit du soldat pour qu’il soit longtemps sensible aux misères des autres. Pendant qu’une partie des Rochelois poursuivait les fuyards, les autres enclouaient les canons, en brisaient les roues, en précipitaient dans le fossé les gabions de la batterie et les cadavres de ses défenseurs.

Mergy, qui avait été des premiers à escalader le fossé et l’épaulement, reprit haleine un instant pour graver avec la pointe de son poignard le nom de Diane sur une des pièces de la batterie ; puis il aida les autres à détruire les travaux des assiégeants.

Un soldat avait pris par la tête le capitaine catholique, qui ne donnait aucun signe de vie ; un autre tenait ses pieds, et tous deux s’apprêtaient, en le balançant en mesure, à le lancer dans le fossé. Tout à coup le prétendu mort, ouvrant les yeux, reconnut Mergy, et s’écria :

— Monsieur de Mergy, grâce ! je suis prisonnier, sauvez-moi ! Ne reconnaissez-vous pas votre ami Béville ?

Ce malheureux avait la figure couverte de sang, et Mergy eut peine à reconnaître dans ce moribond le jeune courtisan qu’il avait quitté plein de vie et de gaieté. Il le fit déposer avec précaution sur l’herbe, banda lui-même sa blessure, et, l’ayant placé en travers sur un cheval, il donna l’ordre de l’emporter doucement dans la ville.

Comme il lui disait adieu et qu’il aidait à conduire le cheval hors de la batterie, il aperçut dans une éclaircie un gros de cavaliers qui s’avançaient au trot entre la ville et le moulin. Suivant toute apparence, c’était un détachement de l’armée catholique qui voulait leur couper la retraite. Mergy courut aussitôt en prévenir La Noue :

— Si vous voulez me confier seulement quarante arquebusiers, dit-il, je vais me jeter derrière la haie qui borde ce chemin creux par où ils vont passer, et, s’ils ne tournent bride au plus vite, faites-moi pendre.

— Très bien, mon garçon, tu seras un jour un bon capitaine. Allons, vous autres, suivez ce gentilhomme et faites ce qu’il vous commandera.

En un instant Mergy eut disposé ses arquebusiers le long de la haie ; il leur fit mettre un genou en terre, préparer leurs armes et sur toute chose il leur défendit de tirer avant son ordre.

Les cavaliers ennemis s’avançaient rapidement, et déjà on entendait distinctement le trot de leurs chevaux dans la boue du chemin creux.

— Leur capitaine, dit Mergy à voix basse, est ce drôle à la plume rouge que nous avons manqué hier. Ne le manquons pas aujourd’hui.

L’arquebusier qu’il avait à sa droite baissa la tête, comme pour dire qu’il en faisait son affaire. Les cavaliers n’étaient plus qu’à vingt pas, et leur capitaine, se tournant vers ses gens, semblait prêt à leur donner un ordre, quand Mergy, s’élevant tout à coup, s’écria :

— Feu !

Le capitaine à la plume rouge tourna la tête, et Mergy reconnut son frère. Il étendit la main vers l’arquebuse de son voisin pour la détourner ; mais, avant qu’il pût la toucher, le coup était parti. Les cavaliers, surpris de cette décharge inattendue, se dispersèrent fuyant dans la campagne ; le capitaine George tomba percé de deux balles.

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