Chapitre IV La cardinal de Winchester. — Procès et mort de la Pucelle. (1429-1431).

Telle fut la vertu du sacre et son effet tout-puissant dans la France du Nord, que dès lors l’expédition sembla n’être qu’une paisible prise de possession, un triomphe, une continuation de la fête de Reims. Les routes s’aplanissaient devant le roi, les villes ouvraient leurs portes et baissaient leurs ponts-levis. C’était comme un royal pèlerinage de la cathédrale de Reims à Saint-Médard de Soissons, à Notre-Dame de Laon. S’arrêtant quelques jours dans chaque ville, chevauchant son plaisir, il entra dans Château-Thierry, dans Provins, d’où, bien refait et reposé, il reprit vers la Picardie sa promenade triomphale.

Y avait-il encore des Anglais en France ? on eût pu vraiment en douter. Depuis l’affaire de Patay, on n’entendait plus parler de Bedford. Ce n’était pas que l’activité ou le courage lui manquai. Mais il avait usé p080 ses dernières ressources. On peut juger de sa détresse par un seul fait qui en dit beaucoup c’est qu’il ne pouvait plus payer son Parlement, que cette cour cessa tout service, et que l’entrée même du jeune roi Henri ne pût être, selon l’usage, écrite avec quelque détail sur les registres, « parce que le parchemin manquait  ».

Dans une telle situation, Bedford n’avait pas le choix des moyens. Il fallut qu’il se remît à l’homme qu’il aimait le moins, à son oncle, le riche et tout-puissant cardinal de Winchester. Mais celui-ci, non moins avare qu’ambitieux, se faisait marchander et spéculait sur le retard . Le traité ne fui conclu que le 1er juillet, le surlendemain de la défaite de Patay. Charles VII entrait à Troyes, à Reims ; Paris était en alarmes, et Winchester était encore en Angleterre. Bedford, pour assurer Paris, appela le duc de Bourgogne. Il vint en effet, mais presque seul ; tout le parti qu’en tira le régent, ce fut de le faire figurer dans une assemblée de notables, de le faire parler, et répéter encore la lamentable histoire de la mort de son père. Cela fait, il s’en alla, laissant pour tout secours à Bedford quelques hommes d’armes picards ; encore fallut-il qu’en retour on lui engageât la ville de Meaux .

p081 Il n’y avait d’espoir qu’en Winchester. Ce prêtre régnait en Angleterre. Son neveu, le protecteur Glocester, chef du parti de la noblesse, s’était perdu à force d’imprudences et de folies. D’année en année, son influence avait diminué dans le conseil ; Winchester y dominait et réduisait à rien le protecteur, jusqu’à rogner le salaire du protectorat d’année en année  ; c’était le tuer, dans un pays où chaque homme est coté strictement au taux de son traitement. Winchester, au contraire, était le plus riche des princes anglais, et l’un des grands bénéficiers du monde. La puissance suivit l’argent, comme il arrive. Le cardinal et les riches évêques de Cantorbéry, d’York, de Londres, d’Ély, de Bath, constituaient le conseil ; s’ils y laissaient siéger des laïques, c’était à condition qu’ils ne diraient mot, et aux séances importantes on ne les appelait même pas. Le gouvernement anglais, comme on pouvait le prévoir dès l’avènement des Lancastre, était devenu tout épiscopal. Il y paraît aux actes de ce temps. En 1429, le chancelier ouvre le Parlement par une sortie terrible contre l’hérésie ; le conseil dresse des articles contre les nobles qu’il accuse de brigandage, contre les armées de serviteurs dont ils s’entouraient, etc. .

Pour porter au plus haut point la puissance du cardinal, il fallait que Bedford fût aussi bas en France que l’était Glocester en Angleterre, qu’il en fût réduit à appeler Winchester, et que celui-ci, à la tête d’une p082 armée, vint faire sacrer le jeune Henri VI. Cette armée, Winchester l’avait toute prête ; chargé par le pape d’une croisade contre les Hussites de Bohême, il avait sous ce prétexte engagé quelques milliers d’hommes. Le pape lui avait donné l’argent des indulgences pour les mener en Bohême ; le conseil d’Angleterre lui donna encore plus d’argent pour les retenir en France . Le cardinal, au grand étonnement des croisés, se trouva les avoir vendus ; il en fut deux fois payé, payé pour une armée qui lui servait à se faire roi.

Avec cette armée Winchester devait s’assurer de Paris, y mener le petit Henri, l’y sacrer. Mais ce sacre n’assurait la puissance du cardinal qu’autant qu’il réussirait à décrier le sacre de Charles VII, à déshonorer ses victoires, à le perdre dans l’esprit du peuple. Contre Charles VII en France, contre Glocester en Angleterre, il employa, comme on verra, un même moyen, fort efficace alors : un procès de sorcellerie.

Ce fut seulement le 25 juillet, lorsque depuis neuf jours Charles VII était bien et dûment sacré, que le cardinal entra avec son armée à Paris. Bedford ne perdit pas un moment ; il partit avec ces troupes pour observer Charles VII . Deux fois ils furent en p083 présence, et il y eut quelques escarmouches. Bedford craignait pour la Normandie ; il la couvrit, et pendant ce temps le roi marcha sur Paris (août).

Ce n’était pas l’avis de la Pucelle ; ses voix lui disaient de ne pas aller plus avant que Saint-Denis. La ville des sépultures royales était, comme celle du sacre, une ville sainte ; au delà, elle pressentait quelque chose sur quoi elle n’avait plus d’action. Charles VII eût dû penser de même. Cette inspiration de sainteté guerrière, cette poésie de croisade qui avait ému les campagnes, n’y avait-il pas danger à la mettre en face de la ville raisonneuse et prosaïque, du peuple moqueur, des scholastiques et des cabochiens ?

L’entreprise était imprudente. Une telle ville ne s’emporte pas par un coup de main ; on ne la prend que par les vivres ; or les Anglais étaient maîtres de la Seine par en haut et par en bas. Ils étaient en force, et soutenus par bon nombre d’habitants qui s’étaient compromis pour eux. On faisait d’ailleurs courir le bruit que les Armagnacs venaient détruire, raser la ville.

Les Français emportèrent néanmoins un boulevard. La Pucelle descendit dans le premier fossé ; elle franchit le dos d’âne qui séparait ce fossé du second. Là, elle s’aperçut que ce dernier, qui ceignait les murs, était rempli d’eau. Sans s’inquiéter d’une grêle de traits qui tombaient autour d’elle, elle cria qu’on apportât des fascines, et cependant de sa lance elle sondait la profondeur de l’eau. Elle était là presque p084 seule, en butte à tous les traits ; il en vint un qui lui traversa la cuisse. Elle essaya de résister à la douleur et resta pour encourager les troupes à donner l’assaut. Enfin, perdant beaucoup de sang, elle se retira à l’abri dans le premier fossé ; jusqu’à dix ou onze heures du soir on ne put la décider à revenir. Elle paraissait sentir que cet échec solennel sous les murs mêmes de Paris devait la perdre sans ressource.

Quinze cents hommes avaient été blessés dans cette attaque, qu’on l’accusait à tort d’avoir conseillée. Elle revint, maudite des siens comme des ennemis. Elle ne s’était pas fait scrupule de donner l’assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame (8 septembre) ; la pieuse ville de Paris en avait été fort scandalisée .

La cour de Charles VII l’était encore plus. Les libertins, les politiques, les dévots aveugles de la lettre, ennemis jurés de l’esprit, tous se déclarent bravement contre l’esprit, le jour où il semble faiblir. L’archevêque de Reims, chancelier de France, qui n’avait jamais été bien pour la Pucelle, obtint, contre son avis, que l’on négocierait. Il vint à Saint-Denis demander une trêve ; peut-être espérait-il en secret gagner le duc de Bourgogne, alors à Paris.

Mal voulue, mal soutenue, la Pucelle fit pendant l’hiver les sièges de Saint-Pierre-le-Moustier et de La Charité. p085 Au premier, presque abandonnée , elle donna pourtant l’assaut et emporta la ville. Le siège de La Charité traîna, languit et une terreur panique dispersa les assiégeants.

Cependant les Anglais avaient décidé le duc de Bourgogne à les aider sérieusement. Plus il les voyait faibles, plus il avait l’espoir de garder les places qu’il pourrait prendre en Picardie. Les Anglais, qui venaient de perdre Louviers, se mettaient à sa discrétion. Ce prince, le plus riche de la chrétienté, n’hésitait plus à mettre de l’argent et des hommes dans une guerre dont il espérait avoir le profit. Pour quelque argent il gagna le gouverneur de Soissons. Puis il assiégea Compiègne dont le gouverneur était aussi un homme fort suspect. Mais les habitants étaient trop compromis dans la cause de Charles VII pour laisser livrer leur ville. La Pucelle vint s’y jeter. Le jour même, elle fit une sortie et faillit surprendre les assiégeants. Mais ils furent remis en un moment et poussèrent vivement les assiégés jusqu’au boulevard, jusqu’au pont. La Pucelle, restée en arrière pour couvrir la retraite, ne put rentrer à temps, soit que la foule obstruât le pont, soit qu’on eût déjà fermé la barrière. Son costume la désignait ; elle fut bientôt entourée, p086 saisie, tirée à bas de cheval. Celui qui l’avait prise, un archer picard, selon d’autres le bâtard de Vendôme, la vendit à Jean de Luxembourg. Tous, Anglais, Bourguignons, virent avec étonnement que cet objet de terreur, ce monstre, ce diable, n’était après tout qu’une fille de dix-huit ans.

Qu’il en dût advenir ainsi, elle le savait d’avance ; cette chose cruelle était infaillible, disons-le, nécessaire. Il fallait qu’elle souffrît. Si elle n’eût pas eu l’épreuve et la purification suprême, il serait resté sur cette sainte figure des ombres douteuses parmi les rayons ; elle n’eût pas été dans la mémoire des hommes la Pucelle d’Orléans.

Elle avait dit, en parlant de la délivrance d’Orléans et du sacre de Reims : « C’est pour cela que je suis née. » Ces deux choses accomplies, sa sainteté était en péril.

Guerre, sainteté, deux mots contradictoires ; il semble que la sainteté soit tout l’opposé de la guerre, qu’elle soit plutôt l’amour et la paix. Quel jeune courage se mêlera aux batailles sans partager l’ivresse sanguinaire de la lutte et de la victoire ?... Elle disait à son départ qu’elle ne voulait se servir de son épée pour tuer personne. Plus tard, elle parle avec plaisir de l’épée qu’elle portait à Compiègne, « excellente, dit-elle, pour frapper d’estoc et de taille  » N’y a-t-il pas là l’indice d’un changement ? la sainte devenait un capitaine. Le duc d’Alençon dit qu’elle avait une p087 singulière aptitude pour l’arme moderne, l’arme meurtrière, celle de l’artillerie. Chef de soldats indisciplinables, sans cesse affligée, blessée de leurs désordres, elle devenait rude et colérique, au moins pour les réprimer. Elle était surtout impitoyable pour les femmes de mauvaise vie qu’ils traînaient après eux. Un jour, elle frappa de l’épée de sainte Catherine, du plat de l’épée seulement, une de ces malheureuses. Mais la virginale épée ne soutint pas le contact ; elle se brisa, et ne se laissa reforger jamais .

Peu de temps avant d’être prise, elle avait pris elle-même un partisan bourguignon, Franquet d’Arras, un brigand exécré dans tout le Nord. Le bailli royal le réclama pour le pendre. Elle le refusa d’abord, pensant l’échanger ; puis, elle se décida à le livrer à la justice . Il méritait cent fois la corde ; néanmoins d’avoir livré un prisonnier, consenti à la mort d’un homme, cela du altérer, même aux yeux des siens, son caractère de sainteté.

Malheureuse condition d’une telle âme tombée dans les réalités de ce monde ! elle devait chaque jour perdre quelque chose de soi. Ce n’est pas impunément qu’on devient tout à coup riche, noble, honoré, l’égal des seigneurs et des princes. Ce beau costume, ces lettres de noblesse, ces grâces du roi, tout cela aurait sans doute à la longue altéré sa simplicité héroïque. Elle avait obtenu pour son village l’exemption de la p088 taille, et le roi avait donné à l’un de ses frères la prévôté de Vaucouleurs.

Mais le plus grand péril pour la sainte, c’était sa sainteté même, les respects du peuple, ses adorations. A Lagny, on la pria de ressusciter un enfant. Le comte d’Armagnac lui écrivit pour lui demander de décider lequel des papes il fallait suivre . Si l’on s’en rapportait à sa réponse (peut-être falsifiée), elle aurait promis de décider à la fin de la guerre, se fiant à ses voix intérieures pour juger l’autorité elle-même.

Et pourtant ce n’était pas orgueil. Elle ne se donna jamais pour sainte ; elle avoua souvent qu’elle ignorait l’avenir. On lui demanda la veille d’une bataille si le roi la gagnerait ; elle dit qu’elle n’en savait rien. A Bourges, des femmes la priant de toucher des croix et des chapelets, elle se mit à rire et dit à la dame Marguerite, chez qui elle logeait : « Touchez-les vous-même ; ils seront tout aussi bons . »

C’était, nous l’avons dit, la singulière originalité de cette fille, le bon sens dans l’exaltation. Ce fut aussi, comme on verra, ce qui rendit ses juges implacables. Les scolastiques, les raisonneurs, qui la haïssaient comme inspirée, furent d’autant plus cruels pour elle qu’ils ne purent la mépriser comme folle, et que souvent elle fit taire leurs raisonnements devant une raison plus haute.

Il n’était pas difficile de prévoir qu’elle périrait. Elle s’en doutait bien elle-même. Dès le commencement, p089 elle avait dit « Il me faut employer ; je ne durerai qu’un an, ou guère plus. » Plusieurs fois, s’adressant à son chapelain, frère Pasquerel, elle répéta : « S’il faut que je meure bientôt, dites de ma part au roi, notre seigneur, qu’il fonde des chapelles où l’on prie pour le salut de ceux qui seront morts pour la défense du royaume . »

Ses parents lui ayant demandé, quand ils la revirent à Reims, si elle n’avait donc peur de rien : « Je ne crains rien, dit-elle, que la trahison . »

Souvent, à l’approche du soir, quand elle était en campagne, s’il se trouvait là quelque église, surtout de moines Mendiants, elle y entrait volontiers et se mêlait avec les petits enfants qu’on préparait à la communion. Si l’on en croit une ancienne chronique, le jour même qu’elle devait être prise, elle alla communier à l’église Saint-Jacques de Compiègne, elle s’appuya tristement contre un des piliers, et dit aux bonnes gens et aux enfants qui étaient là en grand nombre : « Mes bons amis et mes chers enfants, je vous le dis avec assurance, il y a un homme qui m’a vendue ; je suis trahie et bientôt je serai livrée à la mort. Priez Dieu pour moi, je vous supplie ; car je ne pourrai plus servir mon roi et le noble royaume de France. »

Il est probable que la Pucelle fut marchandée, achetée, comme on venait d’acheter Soissons. Les Anglais en auraient donné tout l’or du monde, dans p090 un moment si critique, lorsque leur jeune roi débarquait en France. Mais les Bourguignons voulaient l’avoir, et ils l’eurent ; c’était l’intérêt, non seulement du duc, du parti bourguignon en général, mais directement celui de Jean de Ligny, qui s’empressa d’acheter la prisonnière.

Que la Pucelle fût tombée entre les mains d’un noble seigneur de la maison de Luxembourg, d’un vassal du chevaleresque duc de Bourgogne , du bon duc, comme on disait, c’était une grande épreuve pour la chevalerie du temps. Prisonnière de guerre, fille, si jeune fille, vierge surtout, parmi de loyaux chevaliers, qu’avait-elle à craindre  ? On ne parlait que de chevalerie, de protection des dames et damoiselles affligées ; le maréchal Boucicaut venait de fonder un ordre qui n’avait pas d’autre objet. D’autre part, le culte de la Vierge, toujours en progrès dans le moyen age, étant devenu la religion dominante, la virginité semblait devoir être une sauvegarde inviolable.

Pour expliquer ce qui va suivre, il faut faire connaître p091 le désaccord singulier qui existait alors entre les idées et les mœurs, il faut, quelque choquant que puisse être le contraste, placer en regard du trop sublime idéal, en face de l’Imitation, en face de la Pucelle, les basses réalités de l’époque ; il faut (j’en demande pardon à la chaste fille qui fait le sujet de ce récit) descendre au fond de ce monde de convoitise et de concupiscence. Si nous ne le connaissions pas tel qu’il fut, nous ne pourrions comprendre comment les chevaliers livrèrent celle qui semblait la chevalerie vivante, comment, sous ce règne de la Vierge, la Vierge apparut pour être méconnue si cruellement.

La religion de ce temps-là, c’est moins la Vierge que la femme ; la chevalerie, c’est celle du petit Jehan de Saintré  ; seulement le roman est plus chaste que l’histoire.

Les princes donnent l’exemple. Charles VII reçoit Agnès en présent de la mère de sa femme, de la vieille reine de Sicile ; mère, femme, maîtresse, il les mène avec lui, tout le long de la Loire, en douce intelligence.

Les Anglais, plus sérieux, ne veulent d’amour que dans le mariage ; Glocester épouse Jacqueline ; parmi les dames de Jacqueline, il en remarque une, belle et spirituelle, il l’épouse aussi .

Mais la France, mais l’Angleterre, en cela comme en tout, le cèdent de beaucoup à la Flandre , au p092 comte de Flandre, au grand duc de Bourgogne. La légende expressive des Pays-Bas est celle de la fameuse comtesse qui mit au monde trois cent soixante-cinq enfants. Les princes du pays, sans aller jusque-là, semblent du moins essayer d’approcher. Un comte de Clèves a soixante-trois bâtards. Jean de Bourgogne, évêque de Cambrai, officie pontificalement avec ses trente-six bâtards et fils de bâtards qui le servent à l’autel.

Philippe-le-Bon n’eut que seize bâtards  ; mais il n’eut pas moins de vingt-sept femmes, trois légitimes et vingt-quatre maîtresses. Dans ces tristes années de 1429 et 1430, pendant cette tragédie de la Pucelle, il était tout entier à la joyeuse affaire de son troisième mariage. Cette fois, il épousait une infante de Portugal, Anglaise par sa mère, Philippa de Lancastre . Aussi p093 les Anglais eurent beau lui donner le commandement de Paris , ils ne purent le retenir ; il, avait hâte de laisser ce pays de famine, de retourner en Flandre, d’y recevoir sa jeune épousée. Les actes, les cérémonies, les fêtes célébrées, interrompues, reprises, remplirent des mois entiers. A Bruges surtout, il y eut des galas inouïs, de fabuleuses réjouissances, des prodigalités insensées, à ruiner tous les seigneurs ; et les bourgeois les éclipsaient. Les dix-sept nations qui avaient leurs comptoirs à Bruges, y étalèrent les richesses du monde. Les rues étaient tendues de beaux et doux tapis de Flandre. Pendant huit jours et huit nuits coulaient les vins à flots, les meilleurs ; un lion de pierre versait le vin du Rhin ; un cerf, celui de Beaune ; une licorne, aux heures des repas, lançait l’eau de rose et le malvoisie .

Mais la splendeur de la fête flamande, c’étaient les Flamandes, les triomphantes beautés de Bruges, telles que Rubens les a peintes dans sa Madeleine de la Descente de croix. La Portugaise ne dut pas prendre plaisir à voir ses nouvelles sujettes. Déjà l’Espagnole Jeanne de Navarre s’était dépitée en les voyant, et elle avait dit malgré elle : « Je ne vois ici que des reines . »

Le jour de son mariage (10 janvier 1430), Philippe-le-Bon institua l’ordre de la Toison d’or , « conquise p094 par Jason », et il prit la conjugale et rassurante devise : « Autre n’auray. »

La nouvelle épouse s’y fia-t-elle ? Gela est douteux. Cette toison de Jason, ou de Gédéon  (comme l’Église se hâta de la baptiser), était, après tout, la toison d’or, elle rappelait ces flots dorés, ces ruisselantes chevelures d’or que Van Eyck, le grand peintre de Philippe-le-Bon , jette amoureusement sur les épaules de ses saintes. Tout le monde vit dans l’ordre nouveau le triomphe de la beauté blonde, de la beauté jeune, florissante du Nord, en dépit des sombres beautés du Midi. Il semblait que le prince flamand, consolant les Flamandes, leur adressait ce mot à double entente : « Autre n’auray. »

Sous ces formes chevaleresques, gauchement imitées des romans, l’histoire de la Flandre en ce temps n’en est pas moins comme une fougueuse kermesse, joyeuse et brutale. Sous prétexte de tournois, de pas d’armes, de banquets de la Table ronde, ce ne sont que galanteries, amours faciles et vulgaires, interminables bombances . La vraie devise de l’époque est celle que le sire de Ternant osa prendre aux joutes p095 d’Arras : « Que j’aie de mes désirs assouvissance, et jamais d’autre bien ! »

Ce qui pouvait surprendre, c’est que parmi les fêtes folles, les magnificences ruineuses, les affaires du comte de Flandre semblaient n’en aller que mieux. Il avait beau donner, perdre, jeter, il lui en venait toujours davantage. Il allait grossissant et s’arrondissant de la ruine générale. Il n’y eut d’obstacle qu’en Hollande ; mais il acquit sans grande peine les positions dominantes de la Somme et de la Meuse, Namur, Péronne. Les Anglais, outre Péronne, lui mirent entre les mains Bar-sur-Seine, Auxerre, Meaux, les avenues de Paris, enfin Paris même.

Bonheur sur bonheur : la fortune allait le chargeant et le surchargeant. Il n’avait pas le temps de respirer.

Elle fit tomber au pouvoir d’un de ses vassaux la Pucelle, ce précieux gage que les Anglais auraient acheté à tout prix. Et au même moment, sa situation se compliquant d’un nouveau bonheur, la succession du Brabant s’ouvrit, mais il ne pouvait la recueillir, s’il ne s’assurait de l’amitié des Anglais.

Le duc de Brabant parlait de se remarier, de se faire des héritiers. Il mourut à point pour le duc de Bourgogne . Celui-ci avait à peu près tout ce qui entoure le Brabant, je veux dire la Flandre, le Hainaut, la Hollande, Namur et le Luxembourg. Il lui manquait la province centrale, la riche Louvain, la dominante Bruxelles. La tentation était forte. Aussi ne fit-il p096 aucune attention aux droits de sa tante , de laquelle pourtant il tenait les siens ; il immola même les droits de ses pupilles, son propre honneur, sa probité de tuteur . Il mit la main sur le Brabant. Pour le garder, pour terminer les affaires de Hollande et de Luxembourg, pour repousser les Liégeois qui venaient assiéger Namur, il fallait rester bien avec les Anglais, c’est-à-dire livrer la Pucelle.

Philippe-le-Bon était un bon homme, selon les idées vulgaires, tendre de cœur, surtout aux femmes, bon fils, bon père, pleurant volontiers. Il pleura les morts d’Azincourt ; mais sa ligue avec les Anglais fit plus de morts qu’Azincourt. Il versa des torrents de larmes sur la mort de son père ; puis, pour le venger, des torrents de sang. Sensibilité, sensualité, ces deux choses vont souvent ensemble. Mais la sensualité, la concupiscence, n’en sont pas moins cruelles dans l’occasion. Que l’objet désiré recule, que la concupiscence le voie fuir et se dérober à ses prises, alors elle tourne à la furie aveugle... Malheur à ce qui fait obstacle !... L’école de Rubens, dans ses bacchanales païennes, mêle volontiers des tigres aux satyres : « Lust hard by hate . »

Celui qui tenait la Pucelle entre ses mains, Jean de p097 Ligny, vassal du duc de Bourgogne, se trouvait justement dans la même situation que son suzerain. Il était comme lui, dans un moment de cupidité, d’extrême tentation. Il appartenait à la glorieuse maison de Luxembourg ; l’honneur d’être parent de l’empereur Henri VII et du roi Jean de Bohême valait bien qu’on le ménageât ; mais Jean de Ligny était pauvre ; il était cadet de cadet . Il avait eu l’industrie de se faire nommer seul héritier par sa tante, la riche dame de Ligny et de Saint-Pol . Cette donation, fort attaquable, allait lui être disputée par son frère aîné. Dans cette attente, Jean était le docile et tremblant serviteur du duc de Bourgogne, des Anglais, de tout le monde. Les Anglais le pressaient de leur livrer la prisonnière, et ils auraient fort bien pu la prendre dans la tour de Beaulieu, en Picardie, où il l’avait déposée. D’autre part, s’il la laissait prendre, il se perdait auprès du duc de Bourgogne, son suzerain, son juge dans l’affaire de la succession, et qui par conséquent pouvait le ruiner d’un seul mot. Provisoirement il l’envoya à son château de Beaurevoir, près Cambrai, sur terre d’Empire.

Les Anglais, exaspérés de haine et d’humiliation, pressaient, menaçaient. Leur rage était telle contre la Pucelle que, pour en avoir dit du bien, une femme lut brûlée vive . Si la Pucelle n’était elle-même jugée et brûlée comme sorcière, si ses victoires n’étaient p098 rapportées au démon, elles restaient des miracles dans l’opinion du peuple, des œuvres de Dieu ; alors Dieu était contre les Anglais, ils avaient été bien et loyalement battus ; donc leur cause était celle du Diable : dans les idées du temps, il n’y avait pas de milieu. Cette conclusion, intolérable pour l’orgueil anglais l’était bien plus encore pour un gouvernement d’évêques, comme celui de l’Angleterre, pour le cardinal qui dirigeait tout.

Winchester avait pris les choses en main dans un état presque désespéré. Glocester étant annulé en Angleterre, Bedford en France, il se trouvait seul. Il avait cru tout entraîner en amenant le jeune roi à Calais (23 avril), et les Anglais ne bougeaient pas. Il avait essayé de les piquer d’honneur en lançant une ordonnance « contre ceux qui ont peur des enchantements de la Pucelle  ». Cela n’eut aucun effet. Le roi restait à Calais, comme un vaisseau échoué. Winchester devenait éminemment ridicule. Après avoir réduit la croisade de Terre-Sainte  à celle de Bohême, il s’en était tenu la croisade de Paris. Le belliqueux prélat, qui s’était fait fort d’officier en vainqueur à Notre-Dame et d’y sacrer son pupille, trouvait tous les chemins fermés ; de Compiègne, l’ennemi lui barrait la route de Picardie ; de Louviers, celle de Normandie. Cependant la guerre traînait, l’argent s’écoulait , la p099 croisade se perdait en fumée. Le Diable apparemment s’en mêlait ; le cardinal ne pouvait se tirer d’affaire qu’en faisant le procès au Malin, en brûlant cette diabolique Pucelle.

Il fallait l’avoir, la tirer des mains des Bourguignons. Elle avait été prise le 23 mai ; le 26, un message part de Rouen, au nom du vicaire de l’inquisition, pour sommer le duc de Bourgogne et Jean de Ligny de livrer cette femme suspecte de sorcellerie. L’inquisition n’avait pas grande force en France ; son vicaire était un pauvre moine, fort peureux, un dominicain, et sans doute, comme les autres Mendiants, favorable à la Pucelle. Mais il était à Rouen sous la terreur du tout-puissant cardinal, qui lui tenait l’épée dans les reins. Le cardinal venait de nommer capitaine de Rouen un homme d’exécution, un homme à lui, lord Warwick, gouverneur d’Henri . Warwick avait deux charges fort diverses à coup sûr, mais toutes deux de haute confiance : la garde du roi et celle de l’ennemie du roi ; l’éducation de l’un, la surveillance du procès de l’autre.

La lettre du moine était une pièce de peu de poids, on fit écrire en même temps l’Université. Il semblait difficile que les universitaires aidassent de bon cœur un procès d’inquisition papale, au moment ou ils allaient guerroyer à Bâle contre le pape pour l’épiscopat. Winchester lui-même, chef de l’épiscopat anglais, devait préférer un jugement d’évêques, ou, s’il p100 pouvait, faire agir ensemble évêques et inquisiteurs. Or, il avait justement à sa suite et parmi ses gens un évêque très propre à la chose, un évêque Mendiant qui vivait à sa table, et qui assurément jugerait ou jurerait tant qu’on en aurait besoin.

Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, n’était pas un homme sans mérite. Né à Reims , tout près du pays de Gerson, c’était un docteur fort influent de l’Université, un ami de Clémengis, qui nous assure qu’il était « bon et bienfaisant  ». Cette bonté né l’empêcha pas d’être un des plus violents dans le violent parti cabochien. Comme tel, il fut chassé de Paris en 1413. Il y rentra avec le duc de Bourgogne, devint évêque de Beauvais, et sous la domination anglaise il fut élu par l’Université conservateur de ses privilèges. Mais l’invasion de la France du Nord par Charles VII, en 1429, devint funeste à Cauchon ; il voulut retenir Beauvais dans le parti anglais, et fut chassé par les habitants. Il ne s’amusa pas à Paris, près du triste Bedford, qui ne pouvait payer le zèle ; il alla où étaient la richesse et la puissance, en Angleterre, près du cardinal Winchester. Il se fit Anglais, il parla anglais. Winchester sentit tout le parti qu’il pouvait tirer d’un tel homme ; il se l’attacha en faisant pour lui autant et plus qu’il n’avait pu jamais espérer. L’archevêque de Rouen venait d’être transféré ailleurs ; il le recommanda p101 au pape pour ce grand siège. Mais ni le pape ni le chapitre ne voulaient de Cauchon ; Rouen, alors en guerre avec l’Université de Paris, ne pouvait prendre pour archevêque un homme de cette Université. Tout fut suspendu ; Cauchon, en présence de cette magnifique proie, resta bouche béante, espérant toujours que l’invincible cardinal écarterait les obstacles, plein de dévotion en lui et n’ayant plus d’autre dieu.

Il se trouvait fort à point que la Pucelle avait été prise sur la limite du diocèse de Cauchon, non pas, il est vrai, dans le diocèse même, mais on espéra faire croire qu’il en était ainsi. Cauchon écrivit donc, comme juge ordinaire, au roi d’Angleterre, pour réclamer ce procès ; et, le 12 juin, une lettre royale fit savoir à l’Université que l’évêque et l’inquisiteur jugeraient ensemble et concurremment. Les procédures de l’inquisition n’étaient pas les mêmes que celles des tribunaux ordinaires de l’Église. Il n’y eut pourtant aucune objection. Les deux justices voulant bien agir ainsi de connivence, une seule difficulté restait : l’inculpée était toujours entre les mains des Bourguignons.

L’Université se mit en avant ; elle écrivit de nouveau au duc de Bourgogne, à Jean de Ligny (14 juillet). Cauchon, dans son zèle, se faisant l’agent des Anglais, leur courrier, se chargea de porter lui-même la lettre , et la remit aux deux ducs. En même temps il leur fit une sommation, comme évêque, à cette fin de lui remettre une prisonnière sur laquelle il avait juridiction. p102 Dans cet acte étrange, il passe du rôle de juge à celui de négociateur, et fait des offres d’argent ; quoique cette femme ne puisse être considérée comme prisonnière de guerre, le roi d’Angleterre donnera deux ou trois cents livres de rente au bâtard de Vendôme, et à ceux qui la retiennent la somme de six mille livres. Puis, vers la fin de la lettre, il pousse jusqu’à dix mille francs, mais il fait valoir cette offre : « Autant, dit-il, qu’on donnerait pour un roi ou prince, selon la coutume de France. »

Les Anglais ne s’en fiaient pas tellement aux démarches de l’Université et de Cauchon qu’ils n’employassent des moyens plus énergiques. Le jour même où Cauchon présenta sa sommation, ou le lendemain, le conseil d’Angleterre interdit aux marchands anglais les marchés des Pays-Bas (19 juillet), notamment celui d’Anvers, leur défendant d’y acheter les toiles et les autres objets pour lesquels ils échangeaient leur laine . C’était frapper le duc de Bourgogne, comte de Flandre, par un endroit bien sensible, par les deux grandes industries flamandes, la toile et le drap ; les Anglais n’allaient plus acheter l’une et cessaient de fournir la matière à l’autre.

Tandis que les Anglais agissaient si vivement pour perdre la Pucelle, Charles VII agissait-il pour la sauver ? En rien, ce semble  ; il avait pourtant des prisonniers entre ses mains ; il pouvait la protéger, en p103 menaçant de représailles. Récemment encore, il avait négocié par l’entremise de son chancelier, l’archevêque de Reims ; mais cet archevêque et les autres politiques n’avaient jamais été bien favorables à la Pucelle. Le parti d’Anjou-Lorraine, la vieille reine de Sicile qui l’avait si bien accueillie, ne pouvaient agir pour elle en ce moment près du duc de Bourgogne. Le duc de Lorraine allait mourir , on se disputait d’avance sa succession, et Philippe-le-Bon soutenait un compétiteur de René d’Anjou, gendre et héritier du duc de Lorraine.

Ainsi, de toutes parts, ce monde d’intérêt et de convoitise se trouvait contraire à la Pucelle, ou tout au moins indifférent. Le bon Charles VII ne fit rien pour elle, le bon duc Philippe la livra. La maison d’Anjou voulait la Lorraine, le duc de Bourgogne voulait le Brabant ; il voulait surtout la continuation du commerce flamand avec l’Angleterre. Les petits aussi avaient leurs intérêts : Jean de Ligny attendait la succession de Saint-Pol, Cauchon l’archevêché de Rouen.

En vain la femme de Jean de Ligny se jeta à ses pieds, elle le supplia en vain de ne pas se déshonorer. Il n’était pas libre, il avait déjà reçu de l’argent anglais  ; il la livra, non, il est vrai, aux Anglais directement, mais au duc de Bourgogne. Cette famille de Ligny et de Saint-Pol, avec ses souvenirs de grandeur et ses p104 ambitions effrénées, devait poursuivre la fortune jusqu’au bout, jusqu’à la Grève . Celui qui livra la Pucelle semble avoir senti sa misère ; il fit peindre sur ses armes un chameau succombant sous le faix, avec la triste devise inconnue aux hommes de cœur  « Nul n’est tenu à l’impossible. »

Que faisait cependant la prisonnière ? Son corps était à Beaurevoir, son âme à Compiègne ; elle combattait d’âme et d’esprit pour le roi qui l’abandonnait. Elle sentait que sans elle cette fidèle ville de Compiègne allait périr et en même temps la cause du roi dans tout le Nord. Déjà elle avait essayé d’échapper de la tour de Beaulieu. A Beaurevoir, la tentation de fuir fut plus forte encore ; elle savait que les Anglais demandaient qu’on la leur livrât, elle avait horreur de tomber entre leurs mains. Elle consultait ses saintes, et n’en obtenait d’autre réponse, sinon qu’il fallait souffrir, « qu’elle ne serait point délivrée qu’elle n’eût vu le roi des Anglais ». — « Mais, disait-elle en elle-même, Dieu laissera-t-il donc mourir ces pauvres gens de Compiègne  ? » Sous cette forme de vive compassion, la tentation vainquit. Les saintes eurent beau dire, pour la première fois elle ne les écouta point : elle se lança de la tour et tomba au pied, presque morte. Relevée, soignée par les dames de Ligny, elle voulait mourir et fut deux jours sans manger.

p105 Livrée au duc de Bourgogne, elle fut menée à Arras, puis au donjon de Crotoy, qui depuis a disparu sous les sables. De là elle voyait la mer, et parfois distinguait les dunes anglaises, la terre ennemie, où elle, avait espéré porter la guerre et délivrer le duc d’Orléans . Chaque jour un prêtre prisonnier disait la messe dans la tour. Jeanne priait ardemment, elle demandait et elle obtenait. Pour être prisonnière, elle n’agissait pas moins ; tant qu’elle était vivante, sa prière perçait les murs et dissipait l’ennemi.

Au jour même qu’elle avait prédit d’après une révélation de l’archange, au 1er novembre, Compiègne fut délivrée. Le duc de Bourgogne s’était avancé jusqu’à Noyon, comme pour recevoir l’outrage de plus près et en personne. Il fut défait encore peu après à Germiny (20 novembre). A Péronne, Xaintrailles lui offrit la bataille, et il n’osa l’accepter.

Ces humiliations confirmèrent sans doute le duc dans l’alliance des Anglais et le décidèrent à leur livrer la Pucelle. Mais la seule menace d’interrompre le commerce y et bien suffi. Le comte de Flandre, tout chevalier qu’il se croyait et restaurateur de la chevalerie, était au fond le serviteur des artisans et des marchands. Les villes qui fabriquaient le drap, les campagnes qui filaient le lin, n’auraient pas souffert longtemps l’interruption du commerce et le chômage ; une révolte eût éclaté.

Au moment où les Anglais eurent enfin la Pucelle et p106 purent commencer le procès, leurs affaires étaient bien malades. Loin de reprendre Louviers, ils avaient perdu Château-Gaillard ; La Hire, qui le prit par escalade, y trouva Barbazan prisonnier, et déchaîna ce redouté capitaine. Les villes tournaient d’elles-mêmes au parti de Charles VII ; les bourgeois chassaient les Anglais. Ceux de Melun, si près de Paris, mirent leur garnison à la porte.

Pour enrayer, s’il se pouvait, dans cette descente si rapide des affaires anglaises, il ne fallait pas moins qu’une grande et puissante machine. Winchester en avait une à faire jouer, le procès et le sacre. Ces deux choses devaient agir d’ensemble, ou plutôt c’était même chose : déshonorer Charles VII, prouver qu’il avait été mené au sacre par une sorcière, c’était sanctifier d’autant le sacre d’Henri VI ; si l’un était reconnu pour l’oint du Diable, l’autre devenait l’oint de Dieu.

Henri entra à Paris le 2 décembre . Dès le 21 novembre, on avait fait écrire l’Université à Cauchon pour l’accuser de lenteur et prier le roi de commencer le procès. Cauchon n’avait nulle hâte, il lui semblait dur apparemment de commencer la besogne, quand le salaire était encore incertain. Ce ne fut qu’un mois après qu’il se fit donner par le chapitre de Rouen l’autorisation de procéder en ce diocèse . A l’instant (3 janvier 1431), Winchester rendit une ordonnance où il faisait dire au roi « qu’ayant été de ce requis p107 par l’évêque de Beauvais, exhorté par sa chère fille l’Université de Paris, il commandait aux gardiens de conduire l’inculpée à l’évêque . » Il était dit conduire, on ne remettait pas la prisonnière au juge ecclésiastique, on la prêtait seulement, « sauf à la reprendre si elle n’était convaincue ». Les Anglais ne risquaient rien, elle ne pouvait échapper à la mort ; si le feu manquait, il restait le fer.

Le 9 janvier 1431, Cauchon ouvrit la procédure à Rouen. Il fit siéger près de lui le vicaire de l’inquisition, et débuta par tenir une sorte de consultation avec huit docteurs, licenciés ou maîtres ès-arts de Rouen. Il leur montra les informations qu’il avait recueillies sur la Pucelle. Ces informations, prises d’avance par les soins des ennemis de l’accusée, ne parurent pas suffisantes aux légistes rouennais ; elles l’étaient si peu en effet que le procès, d’abord défini d’après ces mauvaises données procès de magie, devint un procès d’hérésie.

Cauchon, pour se concilier ces Normands récalcitrants, pour les rendre moins superstitieux sur la forme des procédures, nomma l’un d’eux, Jean de la Fontaine, conseiller examinateur. Mais il réserva le rôle le plus actif, celui de promoteur du procès, à un certain Estivet, un de ses chanoines de Beauvais, qui l’avait suivi. Il trouva moyen de perdre un mois dans ces préparatifs  ; mais enfin, le jeune roi ayant été p108 ramené à Londres (9 février), Winchester, tranquille de ce côté, revint vivement au procès ; il ne se fia à personne pour en surveiller la conduite, il crut avec raison que l’œil du maître vaut mieux, et s’établit à Rouen pour voir instrumenter Cauchon.

La première chose était de s’assurer du moine qui représentait l’inquisition, Cauchon, ayant assemblé ses assesseurs, prêtres normands et docteurs de Paris, dans la maison d’un chanoine, manda le dominicain et le somma de s’adjoindre à lui. Le moinillon répondit timidement que « si ses pouvoirs étaient jugés suffisants, il ferait ce qu’il devait faire ». L’évêque ne manqua pas de déclarer les pouvoirs bien suffisants. Alors le moine objecta encore « qu’il voudrait bien s’abstenir, tant pour le scrupule de la conscience que pour la sûreté du procès » ; que l’évêque devrait plutôt lui substituer quelqu’un jusqu’à ce qu’il fût bien sûr que ses pouvoirs suffisaient.

Il eut beau dire, il ne put échapper ; il jugea bon gré, mal gré. Ce qui sans doute, après la peur, aida à le retenir, c’est que Winchester lui fit allouer vingt sols d’or pour ses peines . Le moine Mendiant n’avait peut-être vu jamais tant d’or dans sa vie.

Le 21 février, la Pucelle fut amenée devant ses juges. L’évêque de Beauvais l’admonesta « avec douceur et charité », la priant de dire la vérité sur ce qu’on lui p109 demanderait, pour abréger son procès et décharger sa conscience, sans chercher de subterfuges. — Réponse : « Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger, vous pourriez bien me demander telles choses que je ne vous dirais point. » — Elle consentait à jurer de dire vrai sur tout ce qui ne touchait point ses visions ; « mais pour ce dernier point, dit-elle, vous me couperiez plutôt la tête. » Néanmoins, on l’amena à jurer de répondre « sur ce qui toucherait la foi ».

Nouvelles instances le jour suivant, 22 février, et encore le 24. Elle résistait toujours : « C’est le mot des petits enfants, qu’on pend souvent les gens pour avoir dit la vérité. » Elle finit, de guerre lasse, par consentir à jurer « de dire ce qu’elle sauroit sur son procès, mais non tout ce qu’elle sauroit . »

Interrogée sur son âge, ses nom et surnom, elle dit qu’elle avait environ dix-neuf ans. « Au lieu où je suis née, on m’appelait Jehannette et en France Jehanne .... » Mais quant au surnom (la Pucelle), il semble que, par un caprice de modestie féminine, elle eût peine à le dire ; elle éluda par un pudique mensonge : « Du surnom, je n’en sais rien. »

Elle se plaignait d’avoir les fers aux jambes. L’évêque lui dit que, puisqu’elle avait essayé plusieurs fois d’échapper, on avait dû lui mettre les fers. « Il est vrai, dit-elle, je l’ai fait ; c’est chose licite à tout prisonnier. Si je pouvais m’échapper, on ne pourrait me reprendre d’avoir faussé ma foi, je n’ai rien promis. »

p110 On lui ordonna de dire le Pater et l’Ave, peut-être dans l’idée superstitieuse que, si elle était vouée au Diable, elle ne pourrait dire ses prières : « Je les dirai volontiers si monseigneur de Beauvais veut m’ouïr en confession. » Adroite et touchante demande offrant ainsi sa confiance à son juge, à son ennemi, elle en eût fait son père spirituel et le témoin de son innocence.

Cauchon refusa, mais je croirais aisément qu’il fut ému. Il leva la séance pour ce jour ; et le lendemain il n’interrogea pas lui-même ; il en chargea l’un des assesseurs.

A la quatrième séance, elle était animée d’une vivacité singulière. Elle ne cacha point qu’elle avait entendu ses voix : « Elles m’ont éveillée, dit-elle, j’ai joint les mains, et je les ai priées de me donner conseil. Elles m’ont dit : Demande à Notre-Seigneur. — Et qu’ont-elles dit encore ? — Que je vous réponde hardiment. »

« ... Je ne puis tout dire, j’ai plutôt peur de dire chose qui leur déplaise que je n’ai de répondre à vous... Pour aujourd’hui, je vous prie de ne pas m’interroger. »

L’évêque insista, la voyant émue : « Mais, Jehanne, on déplaît donc à Dieu en disant des choses vraies ? — Mes voix m’ont dit certaines choses, non pour vous, mais pour le roi » Et elle ajouta vivement : « Ah ! s’il les savait, il en serait plus aise à dîner... Je voudrais qu’il les sût, et ne pas boire de vin d’ici à Pâques. »

Parmi ces naïvetés, elle disait des choses sublimes : p111 « Je viens de par Dieu, je n’ai que faire ici, renvoyez-moi à Dieu, dont je suis venue... »

« Vous dites que vous êtes mon juge ; avisez bien à ce que vous ferez, car vraiment je suis envoyée de Dieu, vous vous mettez en grand danger. »

Ces paroles sans doute irritèrent les juges et ils lui adressèrent une insidieuse et perfide question, une question telle qu’on ne peut sans crime l’adresser à aucun homme vivant : « Jehanne, croyez-vous être en état de grâce ? »

Ils croyaient l’avoir liée d’un lacs insoluble. Dire « non », c’était s’avouer indigne d’avoir été l’instrument de Dieu. Mais d’autre part, comment dire « Oui ? » Qui de nous, fragiles, est sûr ici-bas d’être vraiment dans la grâce de Dieu ? Nul, sinon l’orgueilleux, le présomptueux, celui justement qui de tous en est le plus loin.

Elle trancha le nœud avec une simplicité héroïque et chrétienne :

« Si je n’y suis, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y tenir . »

Les Pharisiens restèrent stupéfaits ...

Mais avec tout son héroïsme c’était une femme pourtant... Après cette parole sublime, elle retomba, elle s’attendrit, doutant de son état, comme il est naturel à une âme chrétienne, s’interrogeant et fâchant de se rassurer : « Ah ! si je savais ne pas être en la grâce de Dieu, je serais la plus dolente du monde... p112 Mais, si j’étais en péché, la voix ne viendrait pas sans doute... Je voudrais que chacun pût l’entendre comme moi-même... »

Ces paroles rendaient prise aux juges. Après une longue pause, ils revinrent à la charge avec un redoublement de haine, et lui firent coup sur coup les questions qui pouvaient la perdre. Les voix ne lui avaient-elles pas dit de haïr les Bourguignons ?... N’allait-elle pas, dans son enfance, à l’arbre des fées ? etc... Ils auraient déjà voulu la brûler comme sorcière.

A la cinquième séance, on l’attaqua par un côté délicat, dangereux, celui des apparitions. L’évêque, devenu tout à coup compatissant, mielleux, lui fit faire cette question : « Jehanne, comment vous êtes-vous portée depuis samedi ? — Vous le voyez, dit la pauvre prisonnière chargée de fers, le mieux que j’ai pu. »

« Jehanne, jeûnez-vous tous les jours de ce carême ? — Cela est-il du procès ? Oui, vraiment. — Eh ! bien, oui, j’ai toujours jeûné. »

On la pressa alors sur les visions, sur un signe qui aurait apparu au dauphin, sur sainte Catherine et saint Michel. Entre autres questions hostiles et inconvenantes, on lui demanda si, lorsqu’il lui apparaissait, saint Michel était nu ?... A cette vilaine question, elle répliqua, sans comprendre, avec une pureté céleste : « Pensez-vous donc que Notre-Seigneur n’ait pas de quoi le vêtir  ? »

p113 Le 3 mars, autres questions bizarres, pour lui faire avouer quelque diablerie, quelque mauvaise accointance avec le Diable. « Ce saint Michel, ces saintes, ont-ils un corps, des membres ? Ces figures sont-elles bien des anges ? — Oui, je le crois aussi ferme que je crois en Dieu. » Cette réponse fut soigneusement notée.

Ils passent de là à l’habit d’homme, à l’étendard : « Les gens d’armes ne se faisaient-ils pas des étendards à la ressemblance du vôtre ? ne les renouvelaient-ils pas ? — Oui, quand la lance en était rompue. — N’avez-vous pas dit que ces étendards leur porteraient bonheur ? — Non, je disais seulement : Entrez hardiment parmi les Anglais, et j’y entrais moi-même. »

« Mais pourquoi cet étendard fut-il porté en l’église de Reims, au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines ?... — Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur  »

« Quelle était la pensée des gens qui vous baisaient les pieds, les mains et les vêtements ? — Les pauvres gens venaient volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point de déplaisir ; je les soutenais et défendais, selon mon pouvoir . »

Il n’y avait pas de cœur d’homme qui ne fût touché de telles réponses. Cauchon crut prudent de procéder désormais avec quelques hommes sûrs et à petit bruit ; Depuis le commencement du procès, ou trouve que le p114 nombre des assesseurs varie à chaque séance  ; quelques-uns s’en vont, d’autres viennent. Le lieu des interrogatoires varie de même ; l’accusée, interrogée d’abord dans la salle du château de Rouen, l’est maintenant dans la prison. Cauchon, « pour ne pas fatiguer les autres », y menait seulement deux assesseurs et deux témoins (du 10 au 17 mars). Ce qui peut-être l’enhardit à procéder ainsi à huis clos, c’est que désormais il était sûr de l’appui de l’inquisition ; le vicaire avait enfin reçu de l’inquisiteur général de France l’autorisation de juger avec l’évêque (12 mars).

Dans ces nouveaux interrogatoires, on insiste seulement sur quelques points indiqués d’avance par Cauchon.

Les voix lui ont-elles commandé cette sortie de Compiègne où elle fut prise ? — Elle ne répond pas directement : « Les saintes m’avaient bien dit que je serais prise avant la Saint-Jean, qu’il fallait qu’il fût ainsi fait, que je ne devais pas m’étonner, mais prendre tout en gré, et que Dieu m’aiderait... Puisqu’il a plu ainsi à Dieu, c’est pour le mieux que j’aie été prise. »

« Croyez-vous avoir bien fait de partir sans la permission de vos père et mère ? ne doit-on pas honorer père et mère ? — Ils m’ont pardonné. — Pensiez-vous donc ne point pécher, en agissant ainsi ? — Dieu le p115 commandait ; quand j’aurais eu cent pères et cent mères, je serais partie . »

« Les voix ne vous ont-elles pas appelée fille de Dieu, fille de l’Église, la fille au grand cœur ? — Avant que le siège d’Orléans ait été levé, et depuis, les voix m’ont appelée, et m’appellent tous les jours : « Jehanne la Pucelle, fille de Dieu. »

« Était-il bien d’avoir attaqué Paris le jour de la Nativité de Notre-Dame ? — C’est bien fait de garder les fêtes de Notre-Dame ; ce serait bien, en conscience, de les garder tous les jours. »

« Pourquoi avez-vous sauté de la tour de Beaurevoir ? (ils auraient voulu lui faire dire qu’elle avait voulu se tuer). — J’entendais dire que les pauvres sens de Compiègne seraient tués tous, jusqu’aux enfants de sept ans, et je savais d’ailleurs que j’étais vendue aux Anglais ; j’aurais mieux aimé mourir que d’être entre les mains des Anglais . »

« Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais ? — Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce qu’il hait. — Dieu hait-il les Anglais ? — De l’amour ou haine que Dieu a pour les Anglais et ce qu’il fait de leurs âmes, je n’en sais rien ; mais je sais bien qu’ils seront mis hors de France, sauf ceux qui y périront . »

« N’est-ce pas un péché mortel de prendre un p116 homme à rançon et ensuite de le faire mourir ? — Je ne l’ai point fait. — Franquet d’Arras n’a-t-il pas été mis à mort ? — J’y ai consenti, n’ayant pu l’échanger pour un de mes hommes ; il a confessé être un brigand et un traître. Son procès a duré quinze jours au bailliage de Senlis. — N’avez-vous pas donné de l’argent à celui qui a pris Franquet ? — Je ne suis pas trésorier de France, pour donner argent . »

« Croyez-vous que votre roi a bien fait de tuer ou faire tuer monseigneur de Bourgogne ? — Ce fut grand dommage pour le royaume de France. Mais quelque chose qu’il y eût entre eux, Dieu m’a envoyée au secours du roi de France . »

« Jehanne, savez-vous par révélation si vous échapperez ? — Cela ne touche point votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi ? — Les voix ne vous en ont rien dit ? — Ce n’est point de votre procès ; je m’en rapporte Notre-Seigneur qui en fera son plaisir... » Et après un silence : « Par ma foi, je ne sais ni l’heure ni le jour. Le plaisir de Dieu soit fait ! — Vos voix ne vous ne ont donc rien dit en général ? — Eh ! bien, oui, elles m’ont dit que je serais délivrée, que je sois gaie et hardie ... »

Un autre jour elle ajouta : « Les saintes me disent que je serai délivrée à grande victoire ; et elles me disent encore : Prends tout en gré ; ne te soucie de ton martyre ; tu en viendras enfin au royaume de Paradis . — Et depuis qu’elles ont dit cela, vous vous p117 tenez sûre d’être sauvée et de ne point aller en enfer ? — Oui, je crois aussi fermement ce qu’elles m’ont dit que si j’étais sauvée déjà. — Cette réponse est de bien grand poids. — Oui, c’est pour moi un grand trésor. — Ainsi, vous croyez que vous ne pouvez plus faire de péché mortel ? — Je n’en sais rien ; je m’en rapporte de tout à Notre-Seigneur. »

Les juges avaient enfin touché le vrai terrain de l’accusation, ils avaient enfin trouvé là une forte prise. De faire passer pour sorcière, pour suppôt du Diable cette chaste et sainte fille, il n’y avait pas apparence, il fallait y renoncer ; mais dans cette sainteté même, comme dans celle de tous les mystiques, il y avait un côté attaquable : la voix secrète égalée ou préférée aux enseignements de l’Église, aux prescriptions de l’autorité, l’inspiration, mais libre, la révélation, mais personnelle, la soumission à Dieu ; quel Dieu ? le Dieu intérieur.

On finit ces premiers interrogatoires par lui demander si elle voulait s’en remettre de tous ses dits et faits à la détermination de l’Église. A quoi elle répondit : « J’aime l’Église et je la voudrais soutenir de tout mon pouvoir. Quant aux bonnes œuvres que j’ai faites, je dois m’en rapporter au Roi du ciel, qui m’a envoyée . »

La question étant répétée, elle ne donna pas d’autre réponse, ajoutant : « C’est tout un, de Notre-Seigneur et de l’Église. »

On lui dit alors qu’il fallait distinguer ; qu’il y avait p118 l’Église triomphante, Dieu, les saints, les âmes sauvées, et l’Église militante, autrement dit, le pape, les cardinaux, le clergé, les bons chrétiens, laquelle Église « bien assemblée » ne peut errer et est gouvernée du Saint-Esprit. — « Ne voulez-vous donc pas vous soumettre à l’Église militante ? — Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la vierge Marie, les saints et l’Église victorieuse de là-haut ; à cette Église je me soumets, moi, mes œuvres, ce que j’ai fait ou à faire. — Et à l’Église militante ? — Je ne répondrai maintenant rien autre chose. »

Si l’on en croyait un des assesseurs, elle aurait dit qu’en certains points elle n’en croyait ni évêque, ni pape, ni personne ; que ce qu’elle avait, elle le tenait de Dieu .

La question du procès se trouva ainsi posée dans sa simplicité, dans sa grandeur, le vrai débat s’ouvrit : d’une part, l’Église visible et l’autorité, de l’autre l’inspiration attestant l’Église invisible... Invisible pour les yeux vulgaires ; mais la pieuse fille la voyait clairement, elle la contemplait sans cesse et l’entendait en elle-même, elle portait en son cœur ces saintes et ces anges... Là était l’Église pour elle, là Dieu rayonnait ; partout ailleurs combien il était obscur !...

Tel étant le débat, il n’y avait pas de remède ; l’accusée devait se perdre. Elle ne pouvait céder, elle ne pouvait sans mentir désavouer, nier ce qu’elle voyait et entendait si distinctement. D’autre part, l’autorité p119 restait-elle une autorité, si elle abdiquait sa juridiction, si elle ne punissait ? L’Église militante est une Église armée, armée du glaive à deux tranchants, contre qui ? Apparemment contre les indociles.

Terrible était cette Église dans la personne des raisonneurs, des scolastiques, des ennemis de l’inspiration ; terrible et implacable, si elle était représentée par l’évêque de Beauvais. Mais au-dessus de l’évêque n’y avait-il donc pas d’autres juges ? Le parti épiscopal et universitaire, qui prêchait la suprématie des conciles, pouvait-il, dans ce cas particulier, ne pas reconnaître comme juge suprême son concile de Bâle, qui allait ouvrir ? D’autre part, l’inquisition papale, le dominicain qui en était le vicaire, ne contestait pas sans doute que la juridiction du pape ne fût supérieure à la sienne, qui en émanait.

Un légiste de Rouen, ce même Jean de la Fontaine, ami de Cauchon et hostile à la Pucelle, ne crut pas en conscience pouvoir laisser ignorer à une accusée sans conseil qu’il y avait des juges d’appel, et que, sans rien sacrifier sur le fond, elle pouvait y avoir recours. Deux moines crurent aussi que le droit suprême du pape devait être réservé. Quelque peu régulier qu’il fût que des assesseurs pussent visiter isolément et conseiller l’accusée, ces trois honnêtes gens, qui voyaient toutes les formes violées par Cauchon pour le triomphe de l’iniquité, n’hésitèrent pas à les violer eux-mêmes dans l’intérêt de la justice. Ils allèrent intrépidement à la prison, se firent ouvrir et lui conseillèrent l’appel. Elle appela le lendemain au pape et au p120 concile. Cauchon furieux fit venir les gardes et leur demanda qui avait visité la Pucelle. Le légiste et les deux moines furent en grand danger de mort . Depuis ce jour ils disparaissent, et avec eux disparaît du procès la dernière image du droit.

Cauchon avait espéré d’abord mettre de son côté l’autorité des gens de loi, si grande à Rouen ; mais il avait vu bien vite qu’il faudrait se passer d’eux. Lorsqu’il communiqua les premiers actes du procès à l’un de ces graves légistes, maître Jehan Lohier, celui-ci répondit net que le procès ne valait rien, que tout cela n’était pas en forme, que les assesseurs n’étaient pas libres, que l’on procédait à huis clos, que l’accusée, simple fille, n’était pas capable de répondre sur de si grandes choses et à de tels docteurs. Enfin, l’homme de la loi osa dire à l’homme d’Église : « C’est un procès contre l’honneur du prince dont cette fille tient le parti ; il faudrait l’appeler, lui aussi, et lui donner un défenseur. » Cette gravité intrépide, qui rappelle celle de Papinien devant Caracalla, aurait coûté cher à Lohier. Mais le Papinien normand n’attendit pas, comme l’autre, la mort sur sa chaise curule ; il partit à l’instant pour Rome, où le pape s’empressa de s’attacher un tel homme et de le faire siéger dans les tribunaux du saint-siège ; il y mourut doyen de la Rote .

p121 Cauchon devait, ce semble, être mieux soutenu des théologiens. Après les premiers interrogatoires, armé des réponses que Jeanne avait données contre elle, il s’enferma avec ses intimes, et, s’aidant surtout de la plume d’un habile universitaire de Paris, il tira de ces réponses un petit nombre d’articles, sur lesquels on devait prendre l’avis des principaux docteurs et des corps ecclésiastiques. C’était l’usage détestable, mais enfin (quoi qu’on ait dit) l’usage ordinaire et régulier des procès d’inquisition. Ces propositions extraites des réponses de la Pucelle, et rédigées sous forme générale, avaient une fausse apparence d’impartialité. Dans la réalité, elles n’étaient qu’un travestissement de ses réponses, et ne pouvaient manquer d’être qualifiées par les docteurs consultés selon l’intention hostile de l’inique rédacteur .

Quelle que fût la rédaction, quelque terreur qui pesât sur les docteurs consultés, leurs réponses furent loin d’être unanimes contre l’accusée. Parmi ces docteurs, les vrais théologiens, les croyants sincères, ceux qui avaient conservé la foi ferme du moyen âge, ne pouvaient rejeter si aisément les apparitions, les visions. Il eût fallu douter aussi de toutes les merveilles de la vie des saints, discuter toutes les légendes. p122 Le vénérable évêque d’Avranches, qu’on alla consulter, répondit que, d’après les doctrines de saint Thomas, il n’y avait rien d’impossible dans ce qu’affirmait cette fille, rien qu’on dût rejeter à la légère .

L’évêque de Lisieux, en avouant que les révélations de Jeanne pouvaient lui être dictées par le démon, ajouta humainement qu’elles pouvaient aussi être de simples mensonges, et que, si elle ne se soumettait à l’Église, elle devait être jugée schismatique et véhémentement suspecte dans la foi.

Plusieurs légistes répondirent en Normands, la trouvant coupable et très coupable, à moins qu’elle n’eût ordre de Dieu. Un bachelier alla plus loin : tout en la condamnant, il demanda que, vu la fragilité de son sexe, on lui fit répéter les douze propositions (il soupçonnait avec raison qu’on ne les lui avait pas communiquées) et qu’ensuite on les adressât au pape : c’eût été un ajournement indéfini.

Les assesseurs, réunis dans la chapelle de l’archevêché, avaient décidé contre elle sur les propositions. Le chapitre de Rouen, consulté aussi, n’avait pas hâte de se décider, de donner cette victoire à l’homme qu’il détestait, qu’il tremblait d’avoir pour archevêque. Le chapitre eût voulu attendre la réponse de l’Université de Paris, dont on demandait l’avis. La réponse de Paris n’était pas douteuse ; le parti gallican, universitaire et scolastique ne pouvait être favorable à la Pucelle ; un homme de ce parti , l’évêque de Coutances, p123 avait dépassé tous les autres par la dureté et la bizarrerie de sa réponse. Il écrivit à l’évêque de Beauvais qu’il la jugeait livrée au démon, « parce qu’elle n’avait pas les deux qualités qu’exige saint Grégoire, la vertu et l’humanité », et que ses assertions étaient tellement hérétiques que quand même elle les révoquerait, il n’en faudrait pas moins la tenir sous bonne garde.

C’était un spectacle étrange de voir ces théologiens, ces docteurs travailler de toute leur force à ruiner ce qui faisait le fondement de leur doctrine et le principe religieux du moyen âge en général, la croyance aux révélations, à l’intervention des êtres surnaturels... Ils doutaient du moins de celle des anges ; mais leur foi au diable était tout entière.

L’importante question de savoir si les révélations intérieures doivent se taire, se désavouer elles-mêmes, lorsque l’Église l’ordonne, cette question débattue au dehors et à grand bruit, ne s’agitait-elle pas en silence dans l’âme de celle qui affirmait et croyait le plus fortement ? Cette bataille de la foi ne se livrait-elle pas au sanctuaire même de la foi, dans ce loyal et simple cœur ?... J’ai quelque raison de le croire.

Tantôt elle déclara se soumettre au pape et demanda à lui être envoyée. Tantôt elle distingua, soutenant qu’en matière de foi elle était soumise au pape, aux prélats, à l’Église, mais que pour ce qu’elle avait fait, elle ne pouvait s’en remettre qu’à Dieu. Tantôt elle ne distingua plus, et, sans explication, s’en remit « à son Roi, au juge du ciel et de la terre ».

p124 Quelque soin qu’on ait pris d’obscurcir ces choses, de cacher ce coté humain dans une figure qu’on voulait toute divine, les variations sont visibles. C’est à tort qu’on a prétendu que les juges parvinrent à lui faire prendre le change sur ces questions. « Elle était bien subtile, dit avec raison un témoin, d’une subtilité de femme . » J’attribuerais volontiers à ces combats intérieurs la maladie dont elle fut atteinte et qui la mit bien près de la mort. Son rétablissement n’eut lieu qu’à l’époque où ses apparitions changèrent, comme elle nous l’apprend elle-même, au moment où l’ange Michel, l’ange des batailles qui ne la soutenait plus, céda la place à Gabriel, l’ange de la grâce et de l’amour divin.

Elle tomba malade dans la semaine sainte. La tentation commença sans doute au dimanche des Rameaux . Fille de la campagne, née sur la lisière des bois, elle qui toujours avait vécu sous le ciel, il lui fallut passer ce beau jour de Pâques fleuries au fond de la tour. Le grand secours qu’invoque l’Église  ne vint pas pour elle ; la porte ne s’ouvrit point .

Elle s’ouvrit le mardi, mais ce fut pour mener p125 l’accusée à la grande salle du château par-devant ses juges. On lui lut les articles qu’on avait tirés de ses réponses, et préalablement l’évêque lui remontra « que ces docteurs étoient tous gens d’Église, clercs et lettrés en droit divin et humain, et tous bénins et pitoyables, vouloient procéder doucement, sans demander vengeance ni punition corporelle , mais que seulement ils vouloient l’éclairer et la mettre en la voie de vérité et de salut ; que, comme elle n’étoit pas assez instruite en si haute matière, l’évêque et l’inquisiteur lui offroient qu’elle élût un ou plusieurs des assistants pour la conseiller. » L’accusée ; en présence de cette assemblée, dans laquelle elle ne trouvait pas un visage ami, répondit avec douceur : « En ce que vous admonestez de mon bien et de notre foi, je vous remercie ; quant au conseil que vous m’offrez, je n’ai point intention de me départir du conseil de Notre-Seigneur. »

Le premier article touchait le point capital, la soumission. Elle répondit comme auparavant : « Je crois bien que notre Saint-Père, les évêque et autres gens d’Église sont pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui y défaillent. Quant à mes faits, je ne me soumettrai qu’à l’Église du ciel, à Dieu et à la Vierge, aux saints et saintes du paradis. Je n’ai point failli en la foi chrétienne, et je n’y voudrais faillir. »

Et plus loin : « J’aime mieux mourir que révoquer ce que j’ai fait par le commandement de Notre-Seigneur. »

p126 Ce qui peint le temps, l’esprit inintelligent de ces docteurs, leur aveugle attachement à la lettre sans égard à l’esprit c’est qu’aucun point ne leur semblait plus grave que le péché d’avoir pris un habit d’homme. Ils lui remontrèrent que, selon les canons, ceux qui changent ainsi l’habit de leur sexe sont abominables devant Dieu. D’abord elle ne voulut pas répondre directement et demanda un délai jusqu’au lendemain. Les juges insistant pour qu’elle quittât cet habit, elle répondit « qu’il n’était pas en elle de dire quand elle pourrait le quitter. — Mais si l’on vous prive d’entendre la messe ? — Eh bien ! Notre-Seigneur peut bien me la faire entendre sans vous. — Voudrez-vous prendre l’habit de femme pour recevoir votre Sauveur à Pâques ? — Non, je ne puis quitter cet habit pour recevoir mon Sauveur, je ne fais nulle différence de cet habit ou d’un autre. » Puis elle semble ébranlée et demande qu’au moins on lui laisse entendre la messe, et elle ajoute : « Encore si vous me donniez une robe comme celles que portent les filles des bourgeois, une robe bien longue . »

On voit bien qu’elle rougissait de s’expliquer. La pauvre fille n’osait dire comment elle était dans sa prison, en quel danger continuel. Il faut savoir que trois soldats couchaient dans sa chambre , trois de ces brigands que l’on appelait houspilleurs. Il faut savoir p127 qu’enchaînée à une poutre par une grosse chaîne de fer , elle était presque à leur merci ; l’habit d’homme qu’on voulait lui faire quitter était toute sa sauvegarde... Que dire de l’imbécillité du juge ou de son horrible connivence ?

Sous les yeux de ces soldats, parmi leurs insultes et leurs dérisions , elle était de plus espionnée du dehors ; Winchester, l’inquisiteur et Cauchon  avaient chacun une clef de la tour, et l’observaient à chaque heure ; on avait tout exprès percé la muraille ; dans cet infernal cachot, chaque pierre avait des yeux.

Toute sa consolation, c’est qu’on avait d’abord laissé communiquer avec elle un prêtre qui se disait prisonnier et du parti de Charles VII. Ce Loyseleur, comme on l’appelait, était un Normand qui appartenait aux Anglais. Il avait gagné la confiance de Jeanne, recevait sa confession, et pendant ce temps p128 des notaires cachés écoutaient et écrivaient... On prétend que Loyseleur l’encouragea à résister, pour la faire périr. Quand on délibéra si elle serait mise à la torture (chose bien inutile puisqu’elle ne niait et ne cachait rien), il ne se trouva que deux ou trois hommes pour conseiller cette atrocité, et le confesseur fut des trois .

L’état déplorable de la prisonnière s’aggrava dans la semaine sainte par la privation des secours de la religion. Le jeudi, la Cène lui manqua ; dans ce jour où le Christ se fait l’hôte universel, où il invite les pauvres et tous ceux qui souffrent, elle parut oubliée  .

Au vendredi saint, au jour du grand silence, où tout bruit cessant, chacun n’entend plus que son propre cœur, il semble que celui des juges ait parlé, qu’un sentiment d’humanité et de religion se soit éveillé dans leurs vieilles âmes scolastiques. Ce qui est sûr, c’est qu’au mercredi ils siégeaient trente-cinq, et que le samedi ils n’étaient plus que neuf ; les autres prétextèrent dans doute les dévotions du jour.

Elle au contraire avait repris cœur ; associant ses souffrances à celles du Christ, elle s’était relevée. Elle répondit de nouveau « qu’elle s’en rapporterait àl’Église militante, pourvu qu’elle ne lui commendât chose impossible. — Croyez-vous donc n’être point sujette à l’Église qui est en terre, à notre Saint-Père p129 le Pape, aux cardinaux, archevêques, évêques et prélats ? — Oui, sans doute, notre Sire servi. — Vos voix vous défendent de vous soumettre à l’Église militante ? — Elles ne le défendent point, Notre-Seigneur étant servi premièrement. »

Cette fermeté se soutint le samedi. Mais le lendemain, que devint-elle, le dimanche, ce grand dimanche de Pâques ? Que se passa-t-il dans ce pauvre cœur, lorsque la fête universelle éclatant à grand bruit par la ville, les cinq cents cloches de Rouen jetant leurs joyeuses volées dans les airs , le monde chrétien ressuscitant avec le Sauveur, elle resta dans sa mort ?

Qu’était-ce en ce temps-là, dans cette unanimité du monde chrétien  ? Qu’était-ce pour une jeune âme qui n’avait vécu que de foi !... Elle qui, parmi sa vie intérieure de visions et de révélations, n’en avait pas moins obéi docilement aux commandements de l’Église, elle qui jusque-là s’était crue naïvement fille soumise de l’Église, « bonne fille », comme elle disait, pouvait-elle voir sans terreur que l’Église était contre elle ? Seule, quand tous s’unissent en Dieu, seule exceptée de la joie du monde et de l’universelle communion, au jour où la porte du ciel s’ouvre au genre humain, seule en être exclue !...

Et cette exclusion était-elle injuste ?... L’âme chrétienne est trop humble pour prétendre jamais qu’elle p130 a droit à recevoir son Dieu... Qui était-elle après tout, pour contredire ces prélats, ces docteurs ? Comment osait-elle parler devant tant de gens habiles qui avaient étudié ? Dans la résistance d’une ignorante aux doctes, d’une simple fille aux personnes élevées en autorité, n’y avait-il pas outrecuidance et damnable orgueil ?... Ces craintes lui vinrent certainement.

D’autre part, cette résistance n’est pas celle de Jeanne, mais bien des saintes et des anges qui lui ont dicté ses réponses et l’ont soutenue jusqu’ici... Pourquoi, hélas ! viennent-ils donc plus rarement dans un si grand besoin ? Pourquoi ces consolants visages des saintes n’apparaissent-ils plus que dans une douteuse lumière et chaque jour pâlissants ?... Cette délivrance tant promise, comment n’arrive-t-elle pas ?... Nul doute que la prisonnière ne se soit fait bien souvent ces questions, qu’elle n’ait tout bas, bien doucement, querellé les saintes et les anges. Mais des anges qui ne tiennent point leur parole, sont-ce bien des anges de lumière ?... Espérons que cette horrible pensée ne lui traversa point l’esprit.

Elle avait un moyen d’échapper. C’était, sans désavouer expressément, de ne plus affirmer, de dire : « Il me semble. » Les gens de loi trouvaient tout simple qu’elle dit ce petit mot . Mais pour elle, dire une telle parole de doute, c’était au fond renier, c’était abjurer le beau rêve des amitiés célestes, trahir les douces sœurs d’en haut ... Mieux valait mourir... p131 Et en effet, l’infortunée, rejetée de l’Église visible, délaissée de l’invisible Église, du monde et de son propre cour, elle défaillit ... Et le corps suivait l’âme défaillante...

Il se trouva justement que ce jour-là elle avait goûté d’un poisson que lui envoyait le charitable évêque de Beauvais , elle put se croire empoisonnée. L’évêque y avait intérêt ; la mort de Jeanne eût fini ce procès embarrassant, tiré le juge d’affaire. Mais ce n’était pas le compte des Anglais. Lord Warwick disait tout alarmé : « Le roi ne voudrait pour rien au monde qu’elle mourût de sa mort naturelle ; le roi l’a achetée, elle lui coûte cher !... Il faut qu’elle meure par justice, qu’elle soit brûlée... Arrangez-vous pour la guérir. »

On eut soin d’elle en effet, elle fut visitée, saignée, mais elle n’alla pas mieux. Elle restait faible et presque mourante. Soit qu’on craignît qu’elle n’échappât ainsi et ne mourût sans rien rétracter, soit que cet affaiblissement du corps donnât espoir qu’on aurait meilleur marché de l’esprit, les juges firent une tentative (18 avril). Ils vinrent la trouver dans sa chambre et lui remontrèrent qu’elle était en grand danger, si elle ne voulait prendre conseil et suivre l’avis de l’Église : « Il me semble, en effet, dit-elle, vu mon mal, que je suis en grand péril de mort. S’il est ainsi, que Dieu veuille faire sou plaisir de moi, je voudrois avoir confession, recevoir mon Sauveur et être mise en terre p132 sainte. — Si vous voulez avoir les sacrements de l’Église, il faut faire comme les bons catholiques et vous soumettre à l’Église. » Elle ne répliqua rien. Puis, le juge répétant les mêmes paroles, elle dit : « Si le corps meurt en prison, j’espère que vous le ferez mettre en terre sainte ; si vous ne le faites, je m’en rapporte à Notre-Seigneur. »

Déjà, dans ses interrogatoires, elle avait exprimé une de ses dernières volontés. Demande : « Vous dites que vous portez l’habit d’homme par le commandement de Dieu, et pourtant vous voulez avoir chemise de femme en cas de mort ? — Réponse : Il suffit qu’elle soit longue. » Cette touchante réponse montrait assez qu’en cette extrémité, elle était bien moins préoccupée de la vie que de la pudeur.

Les docteurs prêchèrent longtemps la malade et celui qui s’était chargé spécialement de l’exhorter, un des scolastiques de Paris, maître Nicolas Midy, finit par lui dire aigrement : « Si vous n’obéissez à l’Église, vous serez abandonnée comme une Sarrasine. — Je suis bonne chrétienne, répondit-elle doucement, j’ai été bien baptisée, je mourrai comme une bonne chrétienne. »

Ces lenteurs portaient au comble l’impatience des Anglais. Winchester avait espéré, avant la campagne, pouvoir mettre à fin le procès, tirer un aveu de la prisonnière, déshonorer le roi Charles. Ce coup frappé, il reprenait Louviers , s’assurait de la Normandie, de p133 la Seine, et alors il pouvait aller à Bâle commencer l’autre guerre, la guerre théologique, y siéger comme arbitre de la chrétienté, faire et défaire les papes . Au moment où il avait en vue de si grandes choses, il lui fallait se morfondre à attendre ce que cette fille voudrait dire.

Le maladroit Cauchon avait justement indisposé le chapitre de Rouen, dont il sollicitait une décision contre la Pucelle. Il se laissait appeler d’avance : « Monseigneur l’archevêque . » Winchester résolut que, sans s’arrêter aux lenteurs de ces Normands, on s’adresserait directement au grand tribunal théologique, à l’Université de Paris .

Tout en attendant la réponse, on faisait de nouvelles tentatives pour vaincre la résistance de l’accusée, ou employait la ruse, la terreur. Dans une seconde monition (2 mai), le prédicateur, maître Châtillon, lui proposa de s’en remettre de la vérité de ses apparitions à des gens de son propre parti . Elle ne donna pas dans ce piège. « Je m’en tiens, dit-elle, à mon juge, au Roi du ciel et de la terre. » Elle ne dit plus cette fois, comme auparavant : « A Dieu et au pape. » — « Eh bien ! l’Église vous laissera, et vous serez en péril du feu pour l’âme e le corps. — Vous ne ferez ce que vous dites qu’il ne vous en prenne mal au corps et à l’âme. »

p134 On ne s’en tint pas à de vagues menaces. A la troisième monition qui eut lieu dans sa chambre (11 mai), on fit venir le bourreau, on affirma que la torture était prête... Mais cela n’opéra point. Il se trouva au contraire qu’elle avait repris tout son courage, et tel qu’elle ne l’eut jamais. Relevée après la tentation, elle avait comme monté d’un degré vers les sources de la grâce. « L’ange Gabriel est venu me fortifier, dit-elle ; c’est bien lui, les saintes me l’ont assuré ... Dieu a toujours été le maître en ce que j’ai fait ; le Diable n’a jamais eu puissance en moi... Quand vous me feriez arracher les membres et tirer l’âme du corps, je n’en dirais pas autre chose. L’esprit éclatait tellement en elle, que Châtillon lui-même, son dernier adversaire, fut touché et devint son défenseur ; il déclara qu’un procès conduit ainsi lui semblait nul. Cauchon, hors de lui, le fit taire.

Enfin, arriva la réponse de l’Université. Elle décidait sur les douze articles que cette fille était livrée au Diable, impie envers ses parents, altérée de sang chrétien, etc. . C’était l’opinion de la faculté de théologie. La faculté de droit, plus modérée, la déclarait punissable, mais avec deux restrictions : 1° si elle s’obstinait ; 2° si elle était dans son bon sens.

L’Université écrivait en même temps aux papes, aux cardinaux, au roi d’Angleterre, louant l’évêque de Beauvais, et déclarant « qu’il lui sembloit avoir été tenue grande gravité, sainte et juste manière de procéder, et dont chacun devoit être bien content ».

p135 Armés de cette réponse, quelques-uns voulaient qu’on la brûlât sans plus attendre ; cela eût suffi pour la satisfaction des docteurs dont elle rejetait l’autorité, mais non pas pour celle des Anglais ; il leur fallait une rétractation qui infâmat le roi Charles. On essaya d’une nouvelle monition, d’un nouveau prédicateur, maître Pierre Morice, qui ne réussit pas mieux ; il eut beau faire valoir l’autorité de l’Université de Paris, « qui est la lumière de toute science » : « Quand je verrais le bourreau et le feu, dit-elle, quand je serais dans le feu, je ne pourrais dire que ce que j’ai dit. »

On était arrivé au 23 mai, au lendemain de la Pentecôte ; Winchester ne pouvait plus rester à Rouen, il fallait en finir. On résolut d’arranger une grande et terrible scène publique qui pût ou effrayer l’obstinée, ou tout au moins donner le change au peuple. On lui envoya la veille an soir Loyseleur, Châtillon et Morice, pour lui promettre que si elle était soumise, si elle quittait l’habit d’homme, elle serait remise aux gens d’Église et qu’elle sortirait des mains des Anglais.

Ce fut au cimetière de Saint-Ouen, derrière la belle et austère église monastique (déjà bâtie comme nous la voyons), qu’eut lieu cette terrible comédie. Sur un échafaud siégeait le cardinal Winchester, les deux juges et trente-trois assesseurs, plusieurs ayant leurs scribes assis à leurs pieds. Sur l’autre échafaud, parmi les huissiers et les gens de torture, était Jeanne en habit d’homme ; il y avait en outre des notaires pour recueillir ses aveux, et un prédicateur qui devait l’admonester. Au pied, parmi la foule, se distinguait p136 un étrange auditeur, le bourreau sur la charrette, tout prêt à l’emmener, dès qu’elle lui serait adjugée .

Le prédicateur du jour, un fameux docteur, Guillaume Érard, crut devoir dans une si belle occasion lâcher la bride à son éloquence, et par zèle il gâta tout. « O noble maison de France, criait-il, qui toujours avais été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée, de t’attacher à une hérétique et schismatique... » Jusque-là l’accusée écoutait patiemment ; mais le prédicateur, se tournant vers elle, lui dit en levant le doigt : « C’est à toi, Jehanne, que je parle, et je te dis que ton roi est hérétique et schismatique. » A ces mots, l’admirable fille, oubliant tout son danger, s’écria : « Par ma foi, sire, révérence gardée, j’ose bien vous dire et jurer, sur peine de ma vie, que c’est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, celui qui aime le mieux la foi et l’Église, il n’est point tel que vous le dites. — Faites-la taire », s’écria Cauchon.

Ainsi tant d’efforts, de travaux, de dépenses, se trouvaient perdus. L’accusée soutenait son dire. Tout ce qu’on obtenait d’elle cette fois, c’était qu’elle voulait bien se soumettre au pape. Cauchon répondait : « Le pape est trop loin. » Alors il se mit à lire l’acte de condamnation tout dressé d’avance ; il y était dit entre autres choses : « Bien plus, d’un esprit obstiné, vous avez refusé de vous soumettre au Saint-Père et au concile, etc. » Cependant, Loyseleur, Érard, la conjuraient d’avoir pitié d’elle-même ; l’évêque, reprenant p137 quelque espoir, interrompit sa lecture. Alors les Anglais devinrent furieux : un secrétaire de Winchester dit à Cauchon qu’on voyait bien qu’il favorisait cette fille ; le chapelain du cardinal en disait autant. « Tu en as menti  », s’écria l’évêque. « Et toi, dit l’autre, tu trahis le roi. » Ces graves personnages semblaient sur le point de se gourmer sur leur tribunal.

Érard ne se décourageait pas, il menaçait, il priait. Tantôt il disait : « Jehanne, nous avons tant pitié de vous... ! » et tantôt : « Abjure, ou tu seras brûlée ! » Tout le monde s’en mêlait, jusqu’à un bon huissier qui, touché de compassion, la suppliait de céder, et assurait qu’elle serait tirée des mains des Anglais, remise à l’Église. « Eh ! bien, je signerai, » dit-elle. — Alors Cauchon, se tournant ; vers le cardinal, lui demanda respectueusement ce qu’il fallait faire . « L’admettre à la pénitence, » répondit le prince ecclésiastique.

Le secrétaire de Winchester tira de sa manche une toute petite révocation de six lignes (celle qu’on publia ensuite avait six pages), il lui mit la plume en main, mais elle ne savait pas signer ; elle sourit et traça un rond ; le secrétaire lui prit la main, et lui fit faire une croix.

La sentence de grâce était bien sévère « Jehanne, p138 nous vous condamnons par grâce et modération à passer le reste de vos jours en prison, au pain de douleur et à l’eau d’angoisse, pour y pleurer vos péchés. »

Elle était admise par le juge d’Église à faire pénitence, nulle autre part sans doute que dans les prisons d’Église . L’in pace ecclésiastique, quelque dur qu’il fût, devait au moins la tirer des mains des Anglais, la mettre à l’abri de leurs outrages, sauver son honneur. Quels furent sa surprise et son désespoir, lorsque l’évêque dit froidement : « Menez-la où vous l’avez prise. »

Rien n’était fait ; ainsi trompée, elle ne pouvait manquer de rétracter sa rétractation. Mais, quand elle aurait voulu y persister, la rage des Anglais ne l’aurait pas permis. Ils étaient venus à Saint-Ouen dans l’espoir de brûler enfin la sorcière ; ils attendaient, haletants, et on croyait les renvoyer ainsi, les payer d’un petit morceau de parchemin, d’une signature, d’une grimace... Au moment même où l’évêque interrompit la lecture de la condamnation, les pierres volèrent sur les échafauds, sans respect du cardinal... Les docteurs faillirent périr en descendant dans la place ; ce n’était partout qu’épées nues qu’on leur mettait à la gorge ; les plus modérés des Anglais s’en tenaient aux paroles outrageantes : « Prêtres, vous ne gagnez pas l’argent du roi. » Les docteurs, défilant à la hâte, disaient tout tremblants : « Ne vous inquiétez, nous la retrouverons bien .

p139 Et ce n’était pas seulement la populace des soldats, le mob anglais, toujours si féroce, qui montrait cette soif de sang. Les honnêtes gens, les grands, les lords, n’étaient pas moins acharnés. L’homme du roi, son gouverneur, lord Warwick, disait comme les soldats : « Le roi va mal , la fille ne sera pas brûlée. »

Warwick était justement l’honnête homme selon les idées anglaises, l’Anglais accompli, le parfait gentlemam  Brave et dévot, comme son maître Henri V, champion zélé de l’Église établie, il avait fait un pèlerinage à la Terre-Sainte, et maint autre voyage chevaleresque, ne manquant pas un tournoi sur sa route. Lui-même il en donna un des plus éclatants et des plus célèbres aux portes de Calais, où il défia toute la chevalerie de France. Il resta de cette fête un long souvenir la bravoure, la magnificence de ce Warwick ne servirent pas peu à préparer la route au fameux Warwick, le faiseur de rois.

Avec toute cette chevalerie Warwick n’en poursuivait pas moins âprement la mort d’une femme, d’une prisonnière de guerre ; les Anglais, le meilleur et le plus estimé de tous, ne se faisaient aucun scrupule d’honneur de tuer par sentence de prêtres et par le feu celle qui les avait humiliés par l’épée.

Ce grand peuple anglais, parmi tant de bonnes et solides qualités, a un vice qui gâte ces qualités même. p140 Ce vice immense, profond, c’est l’orgueil. Cruelle maladie, mais qui n’en est pas moins leur principe de vie, l’explication de leurs contradictions, le secret de leurs actes. Chez eux, vertus et crimes, c’est presque toujours orgueil ; leurs ridicules aussi ne viennent que de là. Cet orgueil est prodigieusement sensible et douloureux ; ils en souffrent infiniment, et mettent encore de l’orgueil à cacher ces souffrances. Toutefois, elles se font jour ; la langue anglaise possède en propre les deux mots expressifs de disappointment et mortification  .

Cette adoration de soi, ce culte intérieur de la créature pour elle-même, c’est le péché qui fit tomber Satan, la suprême impiété. Voilà pourquoi, avec tant de vertus humaines, avec ce sérieux, cette honnêteté extérieure, ce tour d’esprit biblique, nulle nation n’est plus loin de la grâce. C’est le seul peuple qui n’ait pu revendiquer l’Imitation de Jésus ; un Français pouvait écrire ce livre, un Allemand, un Italien, jamais un Anglais. De Shakespeare  à Milton, de Milton à Byron, leur belle et sombre littérature est sceptique, judaïque, p141 satanique, pour résumer, anti-chrétienne. Les Indiens de l’Amérique, qui ont souvent tant de pénétration et d’originalité, disaient à leur manière : « Le Christ, c’était un Français que les Anglais crucifièrent à Londres ; Ponce-Pilate était un officier au service de la Grande-Bretagne. »

Jamais les Juifs ne furent si animés contre Jésus que les Anglais contre la Pucelle. Elle les avait, il faut le dire, cruellement blessés à l’endroit le plus sensible dans l’estime naïve et profonde qu’ils ont pour eux-mêmes. A Orléans, l’invincible gendarmerie, les fameux archers, Talbot en tête, avaient montré le dos ; à Jargeau, dans une place et derrière de bonnes murailles, ils s’étaient laissé prendre ; à Patay, ils avaient fui à toutes jambes, fui devant une fille... Voilà qui était dur à penser, voilà ce que ces taciturnes Anglais ruminaient sans cesse en eux-mêmes... Une fille leur avait fait peur, et il n’était pas bien sûr qu’elle ne leur fît peur encore, tout enchaînée qu’elle était... Non pas elle, apparemment, mais le Diable dont elle était l’agent ; ils tâchaient du moins de le croire ainsi et de le faire croire.

A cela, il y avait pourtant une difficulté, c’est qu’on la disait vierge, et qu’il était notoire et parfaitement établi que le Diable ne pouvait faire pacte avec une vierge. La plus sage tête qu’eussent les Anglais, le régent Bedford, résolut d’éclaircir ce point ; la duchesse, sa femme, envoya des matrones qui déclarèrent qu’en effet elle était pucelle . Cette déclaration p142 favorable tourna justement contre elle, en donnant lieu à une autre imagination superstitieuse. On conclut que c’était cette virginité qui faisait sa force, sa puissance ; la lui ravir, c’était la désarmer, rompre le charme, la faire descendre au niveau des autres femmes.

La pauvre fille, en tel danger, n’avait eu jusque-la de défense que l’habit d’homme. Mais, chose bizarre, personne n’avait jamais voulu comprendre pourquoi elle le gardait. Ses amis, ses ennemis, tous en étaient scandalisés. Dès le commencement, elle avait été obligée de s’en expliquer aux femmes de Poitiers. Lorsqu’elle fut prise et sous la garde des dames de Luxembourg, ces bonnes dames la prièrent de se vêtir comme il convenait à une honnête fille. Les Anglaises surtout, qui ont toujours fait grand bruit de chasteté et de pudeur, devaient trouver un tel travestissement monstrueux et intolérablement indécent. La duchesse de Bedford  lui envoya une robe de femme, mais par qui ? par un homme, par un tailleur . Cet homme, hardi et familier, osa bien entreprendre p143 de lui passer la robe, et comme elle le repoussait, il mit sans façon la main sur elle, sa main de tailleur sur la main qui avait porté le drapeau de la France..., elle lui appliqua un soufflet.

Si les femmes ne comprenaient rien à cette question féminine, combien moins les prêtres ? Ils citaient le texte d’un concile du quatrième siècle , qui anathématisait ces changements d’habits. Ils ne voyaient pas que cette défense s’appliquait spécialement à une époque où l’on sortait à peine de l’impureté païenne. Les docteurs du parti de Charles VII, les apologistes de la Pucelle, sont fort embarrassés de la justifier sur ce point. L’un d’eux (on, croit que c’est Gerson) suppose gratuitement que, dès qu’elle descend de cheval, elle reprend l’habit de femme ; il avoue qu’Esther et Judith ont employé d’autres moyens plus naturels, plus féminins pour triompher des ennemis du peuple de Dieu . Ces théologiens, tout préoccupés de l’âme, semblent faire bon marché du corps ; pourvu qu’on suive la lettre, la loi écrite, l’âme sera sauvée ; que la chair devienne ce qu’elle pourra... Il faut pardonner à une pauvre et simple fille de n’avoir pas su si bien distinguer.

C’est notre dure condition ici-bas que l’âme et le corps soient si fortement liés l’un à l’autre, que l’âme traîne cette chair, qu’elle en subisse les hasards, et qu’elle en réponde... Cette fatalité a toujours été p144 pesante, mais combien l’est-elle davantage sous une loi religieuse qui ordonne d’endurer l’outrage, qui ne permet point que l’honneur en péril puisse échapper en jetant là le corps et se réfugiant dans le monde des esprits !

Le vendredi et le samedi, l’infortunée prisonnière, dépouillée de l’habit d’homme, avait bien à craindre. La nature brutale, la haine furieuse, la vengeance, tout devait pousser les lâches à la dégrader avant qu’elle ne périt, à souiller ce qu’ils allaient brûler... Ils pouvaient d’ailleurs être tentés de couvrir leur infamie d’une raison d’État selon les idées du temps ; en lui ravissant sa virginité, on devait sans doute détruire cette puissance occulte dont les Anglais avaient si grand’peur ; ils reprendraient courage peut-être, s’ils savaient qu’après tout ce n’était vraiment qu’une femme. Au dire de son confesseur, à qui elle le révéla, un Anglais, non un soldat mais un gentleman, un lord se serait patriotiquement dévoué à cette exécution ; il eût bravement entrepris de violer une fille enchaînée, et n’y parvenant pas, il l’aurait chargée de coups .

« Quand vint le dimanche matin, jour de la Trinité, et qu’elle dut se lever (comme elle l’a rapporté à celui p145 qui parle) , elle dit aux Anglais, ses gardes : « Déferrez-moi, que je puisse me lever. » L’un d’eux ôta les habits de femme qui étoient sur elle, vida le sac où étoit l’habit d’homme, et lui dit : « Lève-toi. — Messieurs, dit-elle, vous savez qu’il m’est défendu ; sans faute, je ne le prendrai point. » Ce débat dura jusqu’à midi ; et enfin, pour nécessité de corps, il fallut bien qu’elle sortît et prît cet habit. Au retour, ils ne voulurent point lui en donner d’autre, quelque supplication qu’elle fit . »

Ce n’était pas au fond l’intérêt des Anglais qu’elle reprît l’habit d’homme et qu’elle annulât ainsi une rétractation si laborieusement obtenue. Mais en ce moment leur rage ne connaissait plus de bornes. Xaintrailles venait de faire une tentative hardie sur Rouen . C’eût été un beau coup d’enlever les juges sur leur tribunal, de mener à Poitiers Winchester et Bedford ; celui-ci faillit encore être pris au retour, entre Rouen et Paris. Il n’y avait plus de sûreté pour les Anglais tant que vivrait cette fille maudite, qui sans doute continuait ses maléfices en prison. Il fallait qu’elle pérît.

Les assesseurs, avertis à l’instant de venir au château pour voir le changement d’habit, trouvèrent dans la cour une centaine d’Anglais qui leur barrèrent le p146 passage ; pensant que ces docteurs, s’ils entraient, pouvaient gâter tout, ils levèrent sur eux les haches, les épées, et leur donnèrent la chasse, en les appelant traîtres d’Armagnaux . Cauchon, introduit à grand’peine, fit le gai pour plaire à Warwick, et dit eu riant : « Elle est prise. »

Le lundi, il revint avec l’inquisiteur et huit assesseurs pour interroger la Pucelle et lui demander pourquoi elle avait repris cet habit. Elle ne donna nulle excuse ; mais, acceptant bravement son danger, elle dit que cet habit convenait mieux tant qu’elle serait gardée par des hommes ; que d’ailleurs on lui avait manqué de parole. Ses Saintes lui avaient dit « que c’était grand’pitié d’avoir abjuré pour sauver sa vie ». Elle ne refusait pas au reste de reprendre l’habit de femme. « Qu’on me donne une prison douce et sûre , disait-elle, je serai bonne et je ferai tout ce que voudra l’Église. »

L’évêque, en sortant, rencontra Warwick et une foule d’Anglais ; et pour se montrer bon Anglais, il dit en leur langue : « Farewell, farewell. » Ce joyeux adieu voulait dire peu près : « Bonsoir, bonsoir, tout est fini . »

Le mardi, les juges formèrent à l’archevêché une assemblée telle quelle d’assesseurs, dont les uns n’avaient siégé qu’aux premières séances, les autres p147 jamais, au reste gens de toute espèce, prêtres, légistes, et jusqu’à trois médecins. Ils leur rendirent compte de ce qui s’était passé et leur demandèrent avis. L’avis, tout autre qu’on ne l’attendait, fut qu’il fallait mander encore la prisonnière et lui relire son acte d’abjuration. Il est douteux que cela fût au pouvoir des juges. Il n’y avait plus au fond ni juge ni jugement possible, au milieu de cette rage de soldats, parmi les épées. Il fallait du sang, celui des juges peut-être n’était pas loin de couler. Ils dressèrent à la hâte une citation, pour être signifiée le lendemain à huit heures ; elle ne devait plus comparaître que pour être brûlée.

Le matin, Cauchon lui envoya un confesseur, frère Martin l’Advenu, « pour lui annoncer sa mort et l’induire à pénitence... Et quand il annonça à la pauvre femme la mort dont elle devait mourir ce jour-là, elle commença à s’écrier douloureusement, se détendre et arracher les cheveux : « Hélas ! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement, qu’il faille que mon corps, net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et rendu en cendres ! Ha ! ha ! j’aimerois mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée !... Oh ! j’en appelle à Dieu, le grand juge des torts et ingravances qu’on me fait  ! »

Après cette explosion de douleur, elle revint à elle et se confessa, puis elle demanda à communier. Le frère était embarrassé, mais l’évêque consulté répondit p148 qu’on pouvait lui donner la communion « et tout ce qu’elle demanderait ». Ainsi, au moment même où il la jugeait hérétique relapse et la retranchait de l’Église, il lui donnait tout ce que l’Église donne à ses fidèles. Peut-être un dernier sentiment humain s’éleva dans le cœur du mauvais juge ; il pensa que c’était bien assez de brûler cette pauvre créature, sans la désespérer et la damner. Peut-être aussi le mauvais prêtre, par une légèreté d’esprit fort, accordait-il les sacrements comme chose sans conséquence, qui ne pouvait après tout que calmer et faire taire le patient... Au reste, on essaya d’abord de faire la chose à petit bruit, on apporta l’eucharistie sans étole et sans lumière. Mais le moine s’en plaignit, et l’Église de Rouen, dûment avertie, se plut à témoigner ce qu’elle pensait du jugement de Cauchon ; elle envoya le corps de Christ avec quantité de torches, un nombreux clergé, qui chantait des litanies et disait le long des rues au peuple à genoux : « Priez pour elle . »

Après la communion, qu’elle reçut avec beaucoup de larmes, elle aperçut l’évêque et elle lui dit ce mot : « Évêque, je meurs par vous... » Et encore : « Si vous m’eussiez mise aux prisons d’Église et donné des gardiens ecclésiastiques, ceci ne fût pas advenu... C’est pourquoi j’en appelle de vous devant Dieu  ! »

Puis, voyant parmi les assistants Pierre Morice, l’un de ceux qui l’avaient prêchée, elle lui dit : « Ah ! maître Pierre, où serai-je ce soir ? — N’avez-vous pas p149 bonne espérance au Seigneur ? — Oh ! oui, Dieu aidant, je serai en Paradis ! »

Il était neuf heures : elle fut revêtue d’habits de femme et mise sur un chariot. À son côté, se tenait le confesseur frère Martin l’Advenu, l’huissier Massieu était de l’autre. Le moine augustin frère Isambart, qui avait déjà montré tant de charité et de courage, ne voulut pas la quitter. On assure que le misérable Loyseleur vint aussi sur la charrette et lui demanda pardon ; les Anglais l’auraient tué sans le comte de Warwick .

Jusque-là la Pucelle n’avait jamais désespéré, sauf peut-être sa tentation pendant la semaine sainte. Tout en disant, comme elle le dit parfois : « Ces Anglais me feront mourir », au fond elle n’y croyait pas. Elle ne s’imaginait point que jamais elle pût être abandonnée. Elle avait foi dans son roi, dans le bon peuple de France. Elle avait dit expressément : « Il y aura en prison ou au jugement quelque trouble, par quoi je serai délivrée.., délivrée à grande victoire  !... » Mais quand le roi et le peuple lui auraient manqué, elle avait un autre secours, tout autrement puissant et certain, celui de ses amies d’en haut, des bonnes et chères Saintes... Lorsqu’elle assiégeait Saint-Pierre, et que les siens l’abandonnèrent à l’assaut ; les Saintes envoyèrent une invisible armée à son aide. Comment délaisseraient-elles leur obéissante fille ? elles lui p150 avaient tant de fois promis salut et délivrance !...

Quelles furent donc ses pensées, lorsqu’elle vit que vraiment il fallait mourir, lorsque, montée sur la charrette, elle s’en allait à travers une foule tremblante sous la garde de huit cents Anglais armés de lances et d’épées. Elle pleurait et se lamentait, n’accusant toutefois ni son roi ni ses Saintes... Il ne lui échappait qu’un mot : « O Rouen, Rouen ! dois-je donc mourir ici ? »

Le terme du triste voyage était le Vieux-Marché, le marché au poisson. Trois échafauds avaient été dressés. Sur l’un était la chaire épiscopale et royale, le trône du cardinal d’Angleterre, parmi les sièges de ses prélats. Sur l’autre devaient figurer les personnages du lugubre drame, le prédicateur, les juges et le bailli, enfin la condamnée. On voyait à part un grand échafaud de plâtre, chargé et surchargé de bois ; on n’avait rien plaint au bûcher, il effrayait par sa hauteur. Ce n’était pas seulement pour rendre l’exécution plus solennelle ; il y avait une intention, c’était afin que, le bûcher étant si haut échafaudé, le bourreau n’y atteignit que par en bas, pour allumer seulement, qu’ainsi il ne pût abréger le supplice , ni expédier la patiente, comme il faisait des autres, leur faisant grâce de la flamme. Ici, il ne s’agissait pas de frauder la justice, de donner au feu un corps mort ; on voulait qu’elle fût bien réellement brûlée vive, que, placée au sommet de cette montagne de bois, et dominant le p151 cercle des lances et des épées, elle pût être observée de toute la place. Lentement, longuement brûlée sous les veux d’une foule curieuse, il y avait lieu de croire qu’à la fin elle laisserait surprendre quelque faiblesse, qu’il lui échapperait quelque chose qu’on pût donner pour un désaveu, tout au moins des mots confus qu’on pourrait interpréter, peut-être de basses prières, d’humiliants cris de grâce, comme d’une femme éperdue...

Un chroniqueur, ami des Anglais, les charge ici cruellement. Ils voulaient, si on l’en croit, que, la robe étant brûlée d’abord, la patiente restât nue, « pour oster les doubtes du peuple » ; que le feu étant éloigné, chacun vînt la voir, « et tous les secrez qui povent ou doivent estre en une femme » ; et qu’après cette impudique et féroce exhibition, « le bourrel remist le grand feu sur sa povre charogne ... ».

L’effroyable cérémonie commença par un sermon. Maître Nicolas Midy, une des lumières de l’Université de Paris, prêcha sur ce texte édifiant : « Quand un membre de l’Église est malade, toute l’Église est malade. » Cette pauvre Église ne pouvait guérir qu’en se coupant un membre. Il concluait par la formule : « Jehanne, allez en paix, l’Église ne peut plus te défendre. »

Alors le juge d’Église, l’évêque de Beauvais, l’exhorta bénignement à s’occuper de son âme et à se rappeler tous ses méfaits, pour s’exciter à la contrition. Les p152 assesseurs avaient jugé qu’il était de droit de lui relire son abjuration ; l’évêque n’en fit rien. Il craignait des démentis, des réclamations. Mais la pauvre fille ne songeait guère à chicaner ainsi sa vie, elle avait bien d’autres pensées. Avant même qu’on ne l’eût exhortée à la contrition, elle s’était mise à genoux, invoquant Dieu, la Vierge, saint Michel et sainte Catherine, pardonnant à tous et demandant pardon, disant aux assistants : « Priez pour moi !... » Elle requérait surtout les prêtres de dire chacun une messe pour son âme... Tout cela de façon si dévote, si humble et si touchante, que l’émotion gagnant, personne ne peut plus se contenir ; l’évêque de Beauvais se mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait, et voilà que les Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi, Winchester comme les autres .

Serait-ce dans ce moment d’attendrissement universel, de larmes, de contagieuse faiblesse, que l’infortunée, amollie et redevenue simple femme, aurait avoué qu’elle voyait bien qu’elle avait eu tort, qu’on l’avait trompée apparemment en lui promettant délivrance ? Nous n’en pouvons trop croire là-dessus le témoignage intéressé des Anglais . Toutefois, il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour douter qu’ainsi trompée dans son espoir, elle n’ait vacillé dans sa foi... p153 A-t-elle dit le mot, c’est chose incertaine ; j’affirme qu’elle l’a pensé.

Cependant les juges, un moment décontenancés, s’étaient remis et raffermis. L’évêque de Beauvais, s’essuyant les yeux, se mit à lire la condamnation. Il remémora à la coupable tous ses crimes, schisme, idolâtrie, invocation de démons, comment elle avait été admise à pénitence, et comment, « séduite par le Prince du mensonge, elle étoit retombée, ô douleur ! comme le chien qui retourne à son vomissement... Donc, nous prononçons que vous êtes un membre pourri, et comme tel, retranché de l’Église. Nous vous livrons à la puissance séculière, la priant toutefois de modérer son jugement, en vous évitant la mort et la mutilation des membres.

Délaissée ainsi de l’Église, elle se remit en toute confiance à Dieu. Elle demanda la croix. Un Anglais lui passa une croix de bois, qu’il fit d’un bâton ; elle ne la reçut pas moins dévotement, elle la baisa et la mit, cette rude croix, sous ses vêtements et sur sa chair... Mais elle aurait voulu la croix de l’église, pour la tenir devant ses yeux jusqu’à la mort. Le bon huissier Massien et frère Isambart firent tant, qu’on la lui apporta de la paroisse Saint-Sauveur. Comme elle embrassait cette croix, et qu’Isambart l’encourageait, les Anglais commencèrent à trouver tout cela bien long ; il devait être au moins midi ; les soldats grondaient, les capitaines disaient « Comment ? prêtre, nous ferez-vous dîner ici ?... » Alors, perdant patience et n’attendant pas l’ordre du bailli, qui seul pourtant avait autorité p154 pour l’envoyer à la mort, ils firent monter deux sergent pour la tirer des mains des prêtres. Au pied du tribunal, elle fut saisie par les hommes d’armes, qui la traînèrent au bourreau, lui disant : « Fais ton office... » Cette furie de soldats fit horreur ; plusieurs des assistants, des juges même, s’enfuirent, pour n’en pas voir davantage.

Quand elle se trouva en bas dans la place, entre ces Anglais qui portaient les mains sur elle, la nature pâtit et la chair se troubla ; elle cria de nouveau : « O Rouen, tu seras donc ma dernière demeure !... » Elle n’en dit pas plus, et ne pécha pas par ses lèvres , dans ce moment même d’effroi et de trouble...

Elle n’accusa ni son roi ni ses Saintes. Mais parvenue au haut du bûcher, voyant cette grande ville, cette foule immobile et silencieuse, elle ne put s’empêcher de dire : « Ah ! Rouen, Rouen, j’ai grand’peur que tu n’aies à souffrir de ma mort ! » Celle qui avait sauvé le peuple et que le peuple abandonnait n’exprima en mourant (admirable douceur d’âme !) que de la compassion pour lui...

Elle fut liée sous l’écriteau infâme, mitrée d’une mitre où on lisait : « Hérétique, relapse, apostate, ydolastre »... Et alors le bourreau mit le feu... Elle le vit d’en haut et poussa un cri... Puis, comme le frère qui l’exhortait ne faisait pas attention à la flamme, elle eut peur pour lui, s’oubliant elle-même, et elle le fit descendre.

p155 Ce qui prouve bien que jusque-là elle n’avait rien rétracté expressément, c’est que ce malheureux Cauchon fut obligé (sans doute par la haute volonté satanique qui présidait) à venir au pied du bûcher, obligé à affronter de près la face de sa victime, pour essayer d’en tirer quelque parole. Il n’en obtint qu’une, désespérante. Elle lui dit avec douceur ce qu’elle avait déjà dit : « Évêque, je meurs par vous... Si vous m’aviez mise aux prisons d’Église, ceci ne fût pas advenu. » On avait espéré sans doute que, se croyant abandonnée de son roi, elle l’accuserait enfin et parlerait contre lui. Elle le défendit encore : « Que j’aie bien fait, que j’aie mal fait, mon roi n’y est pour rien ; ce n’est pas lui qui m’a conseillée. »

Cependant la flamme montait... Au moment où elle toucha, la malheureuse frémit et demanda de l’eau bénite ; de l’eau, c’était apparemment le cri de la frayeur... Mais, se relevant aussitôt, elle ne nomma plus que Dieu, que ses anges et ses Saintes. Elle leur rendit témoignage : « Oui, mes voix étaient de Dieu, mes voix ne m’ont pas trompée !...  » Que toute incertitude ait cessé dans les flammes, cela nous doit faire croire qu’elle accepta la mort pour la délivrance promise, qu’elle n’entendit plus le salut au sens judaïque et matériel, comme elle avait fait jusque-là, qu’elle vit clair enfin, et que, sortant des ombres, elle obtint ce qui lui manquait encore de lumière et de sainteté.

Cette grande parole est attestée par le témoin obligé p156 et juré de la mort, par le dominicain qui monta avec elle sur le bûcher, qu’elle en fit descendre, mais qui d’en bas lui parlait, l’écoutait et lui tenait la croix.

Nous avons encore un autre témoin de cette mort sainte, un témoin bien grave, qui lui-même fut sans doute un saint. Cet homme, dont l’histoire doit conserver le nom, était le moine augustin déjà mentionné, frère Isambart de la Pierre ; dans le procès, il avait failli périr pour avoir conseillé la Pucelle, et néanmoins, quoique si bien désigné à la haine des Anglais, il voulut monter avec elle dans la charrette, lui fit venir la croix de la paroisse, l’assista parmi cette foule furieuse, et sur l’échafaud et au bûcher.

Vingt ans après, les deux vénérables religieux, simples moines, voués à la pauvreté et n’ayant rien à gagner ni à craindre en ce monde, déposent ce qu’on vient de lire : « Nous l’entendions, disent-ils, dans le feu, invoquer ses Saintes, son archange ; elle répétait le nom du Sauveur... Enfin, laissant tomber sa tête, elle poussa un grand cri : « Jésus ! »

« Dix mille hommes pleuraient... » Quelques Anglais seuls riaient ou tâchaient de rire. Un d’eux, des plus furieux, avait juré de mettre un fagot au bûcher ; elle expirait au moment où il le mit, il se trouva mal ; ses camarades le menèrent à une taverne pour le faire boire et reprendre ses esprits ; mais il ne pouvait se remettre : « J’ai vu, disait-il hors de lui-même, j’ai vu de sa bouche, avec le dernier soupir, s’envoler une colombe. » D’autres avaient lu dans les flammes le mot qu’elle répétait : « Jésus ! » Le bourreau alla le soir trouver frère Isambart ; p157 il était tout épouvanté ; il se confessa, mais il ne pouvait croire que Dieu lui pardonnât jamais... Un secrétaire du roi d’Angleterre disait tout haut en revenant : « Nous sommes perdus ; nous avons brûlé une sainte ! »

Cette parole, échappée à un ennemi, n’en est pas moins grave. Elle restera. L’avenir n’y contredira point. Oui, selon la Religion, selon la patrie, Jeanne Darc fut une sainte.

Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire  ? Mais il faut se garder bien d’en faire une légende  ; on doit en conserver pieusement tous les traits, même les plus humains, en respecter la réalité touchante et terrible...

Que l’esprit romanesque y touche, s’il ose ; la poésie ne le fera jamais. Eh ! que saurait-elle ajouter ?... L’idée qu’elle avait, pendant tout le moyen âge, poursuivie de légende en légende, cette idée se trouva à la fin être une personne ; ce rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d’en haut, elle fut ici-bas... En qui ? C’est la merveille. Dans ce qu’on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la p158 simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France... Car il y eut un peuple, il y eut une France. Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge... et déjà la Patrie.

Telle est la poésie de ce grand fait, telle en est la philosophie, la haute vérité. Mais la réalité historique n’en est pas moins certaine ; elle ne fut que trop positive et trop cruellement constatée... Cette vivante énigme, cette mystérieuse créature, que tous jugèrent surnaturelle, cet ange ou ce démon, qui, selon quelques-uns, devait s’envoler un matin , il se trouva que c’était une jeune femme, une jeune fille, qu’elle n’avait point d’ailes, qu’attachée comme nous à un corps mortel, elle devait souffrir, mourir, et de quelle affreuse mort !

Mais c’est justement dans cette réalité qui semble dégradante, dans cette triste épreuve de la nature, que l’idéal se retrouve et rayonne. Les contemporains eux-mêmes y reconnurent le Christ parmi les Pharisiens ... Toutefois nous devons y voir encore autre chose, la Passion de la Vierge, le martyre de la pureté.

Il y a eu bien des martyrs ; l’histoire en cite d’innombrables, plus ou moins purs, plus ou moins glorieux. p159 L’orgueil a eu les siens, et la haine et l’esprit de dispute. Aucun siècle n’a manqué de martyrs batailleurs, qui sans doute mouraient de bonne grâce, quand ils n’avaient pu tuer... Ces fanatiques n’ont rien à voir ici. La sainte fille n’est point des leurs, elle eut un signe à part : Bonté charité, douceur d’âme.

Elle eut la douceur des anciens martyrs, mais avec une différence. Les premiers chrétiens ne restaient doux et purs qu’en fuyant l’action, en s’épargnant la lutte et l’épreuve du monde. Celle-ci fut douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même ; la guerre, ce triomphe du Diable, elle y porta l’esprit de Dieu.

Elle prit les armes quand elle sut « la pitié qu’il y avoit au royaume de France ». Elle ne pouvait voir « couler le sang françois ». Cette tendresse de cœur elle l’eut pour tous les hommes ; elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais blessés.

Pureté, douceur, bonté héroïque, que cette suprême beauté de l’âme se soit rencontrée en une fille de France, cela peut surprendre les étrangers qui n’aiment à juger notre nation que par la légèreté de ses mœurs. Disons-leur (et sans partialité, aujourd’hui que tout cela est si loin de nous) que sous cette légèreté, parmi ses folies et ses vices même, la vieille France n’en fut pas moins le peuple de l’amour et de la grâce.

Le sauveur de la France devait être une femme. La France était femme elle-même. Elle en avait la mobilité, mais aussi l’aimable douceur, la pitié facile et charmante, l’excellence au moins du premier mouvement. p160 Lors même qu’elle se plaisait aux vaines élégances et aux raffinements extérieurs, elle restait au fond plus près de la nature. Le Français, même vicieux, gardait plus qu’aucun autre le bon sens et le bon cœur ...

Puisse la nouvelle France ne pas oublier le mot de l’ancienne : « Il n’y a que les grands cœurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon  ! » L’être et rester tel, entre les injustices des hommes et les sévérités de la Providence, ce n’est pas seulement le don d’une heureuse nature, c’est de la force et de l’héroïsme... Garder la douceur et la bienveillance, parmi tant d’aigres disputes, traverser l’expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor intérieur, cela est divin. Ceux qui persistent et vont ainsi jusqu’au bout sont les vrais élus. Et quand même ils auraient quelquefois heurté dans le sentier difficile du monde, parmi leurs chutes, leurs faiblesses et leurs enfances , ils n’en resteront pas moins les enfants de Dieu !

Share on Twitter Share on Facebook