IX La Bastille.

Le médecin de Louis XV et de Mme de Pompadour, l’illustre Quesnay, qui logeait chez elle à Versailles, voit un jour le roi entrer à l’improviste et se trouble. La spirituelle femme de chambre, Mme du Hausset, qui a laissé de si curieux Mémoires, lui demanda pourquoi il se déconcertait ainsi. « Madame, répondit-il, quand je vois le roi, je me dis : Voilà un homme qui peut me faire couper la tête. — Oh ! dit-elle, le roi est trop bon ! »

La femme de chambre résumait là d’un seul mot les garanties de la monarchie.

Le roi était trop bon pour faire couper la tête à un homme ; cela n’était plus dans les mœurs. Mais il pouvait d’un mot le faire mettre à la Bastille et l’y oublier.

Reste à savoir lequel vaut mieux de périr d’un coup ou de mourir lentement en trente et quarante années.

Il y avait en France une vingtaine de bastilles, dont six seulement (en 1775) contenaient trois cents prisonniers. À Paris, en 1779, il y avait une trentaine de prisons, où l’on pouvait être enfermé sans jugement. Une infinité de couvents servaient de suppléments à ces bastilles.

Toutes ces prisons d’État, vers la fin de Louis XIV, furent, comme était tout le reste, gouvernées par les Jésuites. Elles furent dans leurs mains des instruments de supplice pour les protestants et les jansénistes, des antres à conversion. Un secret plus profond que celui des plombs, des puits de Venise, l’oubli de la tombe, enveloppait tout. Les Jésuites étaient confesseurs de la Bastille et de bien d’autres prisons ; les prisonniers morts étaient enterrés sous de faux noms à l’église des Jésuites. Tous les moyens de terreur étaient dans leurs mains, ces cachots surtout d’où l’on sortait parfois l’oreille ou le nez mangé par les rats… Non seulement la terreur, mais la flatterie aussi… L’une et l’autre si puissantes sur les pauvres prisonnières. L’aumônier, pour rendre la grâce plus efficace, employait jusqu’à la cuisine, affamait, nourrissait bien, gâtait par des friandises celle qui cédait ou résistait. On cite telle prison d’État où les geôliers et les Jésuites alternaient près des prisonnières et en avaient des enfants. Une aima mieux s’étrangler.

Le lieutenant de police allait de temps à autre déjeuner à la Bastille. Cela comptait pour visite, surveillance du magistrat. Ce magistrat ne savait rien, et c’était pourtant lui seul qui instruisait le ministre. Une famille, une dynastie, Châteauneuf et son fils La Vrillière, et son petit-fils Saint-Florentin (mort en 1777), eurent pendant un siècle le département des prisons d’État et des lettres de cachet. Pour que cette dynastie subsistât, il fallait des prisonniers ; quand les protestants sortirent, on suppléa par des jansénistes, puis on prit des gens de lettres, des philosophes, les Voltaire, les Fréret, les Diderot. Le ministre généreusement donnait des lettres de cachet en blanc aux intendants, aux évêques, aux gens en place. À lui seul, Saint-Florentin en donna cinquante mille. Jamais on ne fut plus prodigue du plus cher trésor de l’homme, de la Liberté. Ces lettres de cachet étaient l’objet d’un profitable trafic ; on en vendait aux pères qui voulaient enfermer leurs fils, on en donnait aux jolies femmes trop gênées par leurs maris. Cette dernière cause de réclusion était une des plus ordinaires.

Et tout cela par bonté. Le roi était trop bon pour refuser une lettre de cachet à un grand seigneur. L’intendant était trop aimable pour n’en pas accorder à la prière d’une dame. Les commis du ministère, les maîtresses des commis, les amis de ces maitresses, par obligeance, par égards, simple politesse, obtenaient, donnaient, prêtaient ces ordres terribles par lesquels on était enterré vivant. Enterré, car telle était l’incurie, la légèreté de ces employés aimables, nobles presque tous, gens de société, tout occupés de plaisirs, que l’on n’avait plus le temps, le pauvre diable une fois enfermé, de songer à son affaire.

Ainsi le gouvernement de la Grâce, avec tous ses avantages, descendant du roi au dernier commis de bureau, disposait, selon le caprice et l’inspiration légère, de la liberté, de la vie.

Comprenons bien ce système.

Pourquoi tel réussit-il ? Qu’a-t-il pour que tout lui succède ? — Il a la grâce de Dieu. Il a la bonne grâce du roi.

Celui qui est en disgrâce, dans ce monde de la Grâce, qu’il sorte du monde… Banni, damné et maudit.

La Bastille, la lettre de cachet, c’est l’excommunication du roi.

L’excommunié mourra-t-il ? Non. Il faudrait une décision du roi, une résolution pénible à prendre, dont souffrirait le roi même. Entre lui et sa conscience, ce serait un jugement. Dispensons-le de juger, de tuer. Il y a un milieu entre la vie et la mort : une vie morte, enterrée. Organisons un monde exprès pour l’oubli. Mettons le mensonge aux portes, au dehors et au dedans, pour que la vie et la mort restent toujours incertaines… Le mort vivant ne sait plus rien des siens, ni de ses amis… « Mais ma femme ? — Ta femme est morte… je me trompe… remariée… — Et mes amis vivent-ils ? ont-ils souvenir de moi ?… — Tes amis, eh ! radoteur, ce sont eux qui t’ont trahi… » — Ainsi l’âme du misérable, livrée à leurs jeux féroces, est nourrie de dérisions, de vipères et de mensonges.

Oublié ! mot terrible. Qu’une âme ait péri dans les âmes !… Celui que Dieu fit pour la vie n’avait-il donc pas le droit de vivre, au moins dans la pensée ? Qui osera, sur terre, donner même au plus coupable cette mort par delà toute mort, le tuer dans le souvenir ?

Mais non, ne le croyez pas. Rien n’est oublié, nul homme, nulle chose. Ce qui a été une fois ne peut s’anéantir ainsi… Les murs mêmes n’oublieront pas ; le pavé sera complice, transmettra des sons, des bruits ; l’air n’oubliera pas ; de cette petite lucarne, où coud une pauvre fille, à la porte Saint-Antoine, on a vu, on a compris… Que dis-je ? la Bastille sera touchée elle-même. Ce rude porte-clés est encore un homme. Je vois inscrit sur les murs l’hymne d’un prisonnier à la gloire d’un geôlier son bienfaiteur… Pauvre bienfait !… une chemise qu’il donna à ce Lazare, barbarement abandonné, mangé des vers dans son tombeau !

Pendant que j’écris ces lignes, une montagne, une bastille, a pesé sur ma poitrine. Hélas ! pourquoi m’arrêter si longtemps sur les prisons démolies, sur les infortunés que la mort a délivrés ?… Le monde est couvert de prisons, du Spielberg à la Sibérie, de Spanclau au Mont-Saint-Michel. Le monde est une prison.

Vaste silence du globe, bas gémissement, humble soupir de la terre muette encore, je ne vous entends que trop… L’esprit captif qui se tait dans les espèces inférieures, qui rêve dans le monde barbare de l’Afrique et de l’Asie, il pense, il souffre en notre Europe.

Où parle-t-il, sinon en France, malgré les entraves ? C’est encore ici que le génie muet de la terre trouve une voix, un organe. Le monde pense, la France parle.

Et c’est justement pour cela que la Bastille de France, la Bastille de Paris (j’aimerais mieux dire la prison de la pensée), fut, entre toutes les bastilles, exécrable, infâme et maudite. Dès le dernier siècle, Paris était déjà la voix du globe. La planète parlait par trois hommes : Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu. Que les interprètes du monde vissent toujours pendue sur leur tête l’indigne menace, que l’étroite issue par où la douleur du genre humain pouvait exhaler ses soupirs, on essayât de la fermer, c’était trop… Nos pères l’écrasèrent, cette Bastille, en arrachèrent les pierres de leurs mains sanglantes, les jetèrent au loin. Et ensuite ils les reprirent, et le fer leur donna une autre forme, et pour qu’à jamais elles fussent foulées sous les pieds du peuple, ils en bâtirent le pont de la Révolution…

Toutes les prisons s’étaient adoucies. Celle-ci s’était endurcie. De règne en règne, on diminuait ce que les geôliers appelaient pour rire : les libertés de la Bastille. Peu à peu, on bouchait les fenêtres, on ajoutait des grilles. Sous Louis XVI, on supprima le jardin et la promenade des tours.

Deux choses vers cette époque ajoutèrent à l’irritation, les Mémoires de Linguet, qui firent connaître l’ignoble et féroce intérieur, et, ce qui fut plus décisif, l’affaire de Latude, non écrite, non imprimée, circulant mystérieusement en passant de bouche en bouche.

Pour moi, je dois avouer l’effet profond, cruel que me firent les lettres du prisonnier. Ennemi déclaré des fictions barbares sur l’éternité des peines, je me suis surpris à demander à Dieu un enfer pour les tyrans.

Ah ! Monsieur de Sartines, ah ! Madame de Pompadour, quel poids vous traînez ! Comme on voit par cette histoire comment, une fois dans l’injustice, on s’en va de mal en pis, comme la terreur, qui pèse du tyran à l’esclave, retourne au tyran ! Ayant une fois tenu celui-ci prisonnier sans jugement pour une faute légère, il faut que la Pompadour, que Sartines le tiennent toujours, qu’ils scellent sur lui d’une pierre éternelle l’enfer du silence.

Et cela ne se peut pas. Cette pierre se soulève toujours… toujours monte une voix basse, terrible, un souffle de feu… Dès 1781, Sartines en ressent l’atteinte…1784, le roi même en est blessé… 1789, le peuple sait tout, voit tout, l’échelle même par où s’enfuit le prisonnier… 1793, on guillotine la famille de Sartines.

Pour le malheur des tyrans, il se trouva qu’ils avaient enfermé dans ce prisonnier un homme ardent et terrible, que rien ne pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l’esprit, l’audace, étaient invincibles… Corps de fer, indestructible, qui devait user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes, et Charenton, enfin l’horreur de Bicêtre, où tout autre aurait péri.

Ce qui rend l’accusation lourde, accablante, sans appel, c’est que cet homme, tel quel, échappé deux fois, se livra deux fois lui-même. Une fois, de sa retraite, il écrit à Mme de Pompadour, et elle le fait reprendre ! La seconde fois, il va à Versailles, veut parler au roi, arrive à son antichambre, et elle le fait reprendre !… Quoi ! l’appartement du roi n’est donc pas un lieu sacré !…

Je suis malheureusement obligé de dire que dans cette société, molle, faible, caduque, il y eut force philanthropes, ministres, magistrats, grands seigneurs, pour pleurer sur l’aventure ; pas un ne fit rien. Malesherbes pleura, et de Gourgues, et Lamoignon, et Rohan, tous pleuraient à chaudes larmes.

Il était sur son fumier, à Bicêtre, mangé des poux à la lettre, logé sous terre et souvent hurlant de faim. Il avait encore adressé un mémoire à je ne sais quel philanthrope, par un porte-clés ivre. Celui-ci heureusement le perd, une femme le ramasse. Elle le lit, elle frémit, elle ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l’instant.

Mme Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son travail, en cousant dans sa boutique ; son mari, coureur de cachets, répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s’embarquer dans cette terrible affaire. Elle vit, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne voyaient pas ou bien ne voulaient pas voir : que le malheureux n’était pas fol, mais victime d’une nécessité affreuse de ce gouvernement, obligé de cacher, de continuer l’infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit et elle ne fut point découragée, effrayée. Nul héroïsme plus complet : elle eut l’audace d’entreprendre, la force de persévérer, l’obstination du sacrifice de chaque jour et de chaque heure, le courage de mépriser les menaces, la sagacité et toutes les saintes ruses, pour écarter, déjouer les calomnies des tyrans.

Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opiniâtreté inouïe dans le bien, mettant à poursuivre le Droit, la Justice, cette âpreté singulière du chasseur ou du joueur que nous ne mettons guère que dans nos mauvaises passions.

Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père meurt, sa mère meurt ; elle perd son petit commerce ; elle est blâmée de ses parents, vilainement soupçonnée. On lui demande si elle est la maîtresse de ce prisonnier auquel elle s’intéresse tant. La maîtresse de cette ombre, de ce cadavre, dévoré par la gale et la vermine !

La tentation des tentations, le sommet, la pointe aiguë du Calvaire, ce sont les plaintes, les injustices, les défiances de celui pour qui elle s’use et se sacrifie !

Grand spectacle que de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s’en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui.

La police frémit, s’indigne. Mme Legros peut être enlevée d’un moment à l’autre, enfermée, perdue pour toujours ; tout le monde l’en avertit. Le lieutenant de police la fait venir, la menace. Il la trouve immuable, ferme ; c’est elle qui le fait trembler.

Par bonheur, on lui ménage l’appui de Mme Duchesne, femme de chambre de Mesdames. Elle part pour Versailles, à pied, en plein hiver ; elle était grosse de sept mois… La protectrice était absente ; elle court après, gagne une entorse, et elle n’en court pas moins. Mme Duchesne pleure beaucoup, mais, hélas ! que peut-elle faire ? Une femme de chambre contre deux ou trois ministres, la partie est forte ! Elle tenait en main la supplique ; un abbé de cour qui se trouve là la lui arrache des mains, lui dit qu’il s’agit d’un enragé, d’un misérable, qu’il ne faut pas s’en mêler.

Il suffit d’un mot pareil pour glacer Marie-Antoinette, à qui l’on en avait parlé. Elle avait la larme à l’œil. On plaisanta. Tout finit.

Il n’y avait guère en France d’homme meilleur que le roi. On finit par aller à lui. Le cardinal de Rohan (un polisson, mais, après tout, charitable) parla trois fois à Louis XVI, qui par trois fois refusa. Louis XVI était trop bon pour ne pas en croire M. de Sartines. Il n’était plus en place, mais ce n’était pas une raison pour le déshonorer, le livrer à ses ennemis. Sartines à part, il faut le dire, Louis XVI aimait la Bastille, il ne voulait pas lui faire tort, la perdre de réputation.

Le roi était très humain. Il avait supprimé les bas cachots du Châtelet, supprimé Vincennes, créé la Force pour y mettre les prisonniers pour dettes, les séparer des voleurs.

Mais la Bastille ! la Bastille ! c’était un vieux serviteur que ne pouvait maltraiter à la légère la vieille monarchie. C’était un système de terreur, c’était, comme dit Tacite : Instrumentum regni.

Quand le comte d’Artois et la reine, voulant faire jouer Figaro, le lui lurent, il dit seulement, comme objection sans réponse : « Il faudrait donc alors que l’on supprimât la Bastille ! »

Quand la révolution de Paris eut lieu, en juillet 1789, le roi, assez insouciant, parut en prendre son parti. Mais, quand on lui dit que la municipalité parisienne avait ordonné la démolition de la Bastille, ce fut pour lui comme un coup à la poitrine : « Ah ! dit-il, voici qui est fort ! »

Il ne pouvait pas bien recevoir, en 1781, une requête qui compromettait la Bastille. Il repoussa celle que Rohan lui présentait pour Latude. Des femmes de haut rang insistèrent. Il fit alors consciencieusement une étude de l’affaire, lut tous les papiers ; il n’y en avait guère d’autres que ceux de la police, ceux des gens intéressés à garder la victime en prison jusqu’à la mort. Il répondit définitivement que c’était un homme dangereux ; qu’il ne pouvait lui rendre la liberté jamais.

Jamais ! tout autre en fût resté là. Eh bien, ce qui ne se fait pas par le roi se fera malgré le roi. Mme Legros persiste. Elle est accueillie des Condé, toujours mécontents et grondeurs ; accueillie du jeune duc d’Orléans, de sa sensible épouse, la fille du bon Penthièvre, accueillie des philosophes, de M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, de Dupaty, de Villette, quasi gendre de Voltaire, etc.

L’opinion va grondant, le flot, le flot va montant. Necker avait chassé Sartines ; son ami et successeur Lenoir était tombé à son tour… La persévérance sera couronnée tout à l’heure. Latude s’obstine à vivre, et Mme Legros s’obstine à délivrer Latude.

L’homme de la reine, Breteuil, arrive en 1783, qui voudrait la faire adorer. Il permet à l’Académie française de donner le prix de vertu à Mme Legros, de la couronner… à la condition singulière qu’on ne motive pas la couronne.

Puis, 1784, on arrache à Louis XVI la délivrance de Latude. Et, quelques semaines après, étrange et bizarre ordonnance qui prescrit aux intendants de n’enfermer plus personne à la requête des familles, que sur raison bien motivée, d’indiquer le temps précis de la détention demandée, etc. C’est-à-dire qu’on dévoilait la profondeur du monstrueux abîme d’arbitraire où l’on avait tenu la France. Elle en savait déjà beaucoup, mais le gouvernement en avouait davantage.

Du prêtre au roi, de l’Inquisition à la Bastille, le chemin est direct, mais long. Sainte, sainte Révolution, que vous tardez à venir !… Moi qui vous attendais depuis mille ans, sur le sillon du Moyen-âge, quoi ! je vous attends encore !… Oh ! que le temps va lentement ! oh ! que j’ai compté les heures !… Arriverez-vous jamais ?

Tous finissaient par n’y plus croire. Tous avaient prévu la Révolution au milieu du siècle. Personne à la fin n’y croyait. Loin du mont Blanc, on le voit ; au pied, on ne le voit plus.

Ah ! c’est fini, dit Mably, en 1784, nous sommes tombés trop bas, les mœurs sont devenues trop faibles. Jamais, oh ! plus jamais ne viendra la Révolution !

Hommes de peu de foi, ne voyez-vous pas que tant qu’elle restait parmi vous, philosophes, parleurs, sophistes, elle ne pouvait rien faire ? Grâce à Dieu, la voilà partout, dans le peuple et dans les femmes… En voici une qui, par sa volonté persévérante, indomptable, ouvre les prisons d’État ; d’avance elle a pris la Bastille… Le jour où la Liberté, la Raison, sortent des raisonnements et descendent à la nature, au cœur (et le cœur du cœur, c’est la femme), tout est fini. Tout l’artificiel est détruit… Rousseau, nous te comprenons, tu avais bien raison de dire : « Revenez à la nature ! »

Une femme se bat à la Bastille. Les femmes font le 5 Octobre. Dès février 1789, je lis avec attendrissement la courageuse lettre des femmes et filles d’Angers : « Lecture faite des arrêtés de messieurs de la jeunesse, déclarons que nous nous joindrons à la nation, nous réservant de prendre soin des bagages, provisions, des consolations et services qui peuvent dépendre de nous ; nous périrons plutôt que d’abandonner nos époux, amants, fils et frères… »

Ô France, vous êtes sauvée ! ô monde, vous êtes sauvé !… Je revois au ciel ma jeune lueur, où j’espérai si longtemps, la lumière de Jeanne d’Arc… Que m’importe que de fille elle soit devenue un jeune homme, Hoche, Marceau, Joubert ou Kléber !

Grande époque, moment sublime, où les plus guerriers des hommes sont pourtant les hommes de paix ! où le Droit, si longtemps pleuré, se retrouve à la fin des temps, où la Grâce, au nom de laquelle la tyrannie nous écrasa, se retrouve concordante, identique à la Justice !

Qu’est-ce que l’ancien régime, le roi, le prêtre dans la vieille monarchie ? La tyrannie au nom de la Grâce.

Qu’est-ce que la Révolution ? La réaction de l’équité, l’avènement tardif de la Justice éternelle.

Justice, ma mère, Droit, mon père, qui ne faites qu’un avec Dieu…

Car, de qui me réclamerai-je, moi, un de la foule, un de ceux qui naquirent dix millions d’hommes, et qui ne seraient jamais nés sans notre Révolution ?

Pardonnez-moi, ô Justice, je vous ai crue austère et dure, et je n’ai pas vu plus tôt que vous étiez la même chose que l’Amour et que la Grâce… Et voilà pourquoi j’ai été faible pour le Moyen-âge, qui répétait ce mot d’Amour sans faire les œuvres de l’amour.

Aujourd’hui, rentré en moi-même, le cœur plus brûlant que jamais, je te fais amende honorable, belle Justice de Dieu…

C’est toi qui es vraiment l’Amour, tu es identique à la Grâce.

Et comme tu es la Justice, tu me soutiendras dans ce livre, où mon cœur me frayait la route, jamais mon intérêt propre, ni aucune pensée d’ici-bas. Tu seras juste envers moi, et je le serai envers tous… Pour qui donc ai-je écrit ceci, si ce n’est pour toi, Justice éternelle ?

31 janvier 1847.

Les gens du roi, les parlementaires, qui inspiraient au peuple tant de confiance (et qui, il est vrai, ont rendu de grands services), ne représentaient cependant pas la Justice plus sérieusement que les prêtres ne représentaient la Grâce. Cette justice royale était, en dernière analyse, soumise à l’arbitraire du roi. Un grand maître en machiavélisme, le cardinal Dubois, dans un mémoire au Régent contre les États généraux (au tome Ier du Moniteur), explique, avec beaucoup d’esprit et de netteté, la mécanique fort simple de ce jeu parlementaire, les passes de ce menuet, les figures de cette danse, jusqu’au lit de justice, qui finit tout, en mettant la Justice sous les pieds du bon plaisir. — Quant aux États généraux qui font grand’peur à Dubois, Saint-Simon, son adversaire, les recommande comme un expédient innocent, agréable et facile, pour se dispenser de payer ses dette, rendre la banqueroute honorable, la canoniser, c’est son mot ; du reste, ces États n’ont jamais rien de sérieux, dit-il avec raison ; Verba, voces, rien de plus. Moi, je dit qu’il y avait, et dans les États, et dans les parlements, une chose fort sérieuse ; c’est que ces vaines images de liberté occupaient, employaient le peu qu’on avait de vigueur et d’esprit de résistance. Ce qui fit que la France ne put avoir de constitution, c’est qu’elle croyait en avoir une. Je parle du petit appartement obscur de Madame de Maintenon, où finit Louis XIV. Pour sa croyance personnelle à sa propre divinité, voir surtout ses étonnants Mémoires, écrits sous ses yeux et revus par lui. Je lis encore dans Villars : « Si vous étiez ici, vous verriez avec édification les soldats et les cavaliers éviter avec le plus grand soin de marcher dans un beau champ de blé qui est à la tête de notre camp… » (Lettre du 29 juillet 1711.) Buffon, t. I, 1748. — Voir l’édition de MM. Geoffroy-Saint-Hilaire. Diderot publie en 1751 les deux premiers volumes de l’Encyclopédie. M. Génin vient d’écrire sur lui une notice, que tout le monde trouvera spirituelle, brillante, pleine d’amusement et de charme. Je la trouve pénétrante, elle va au fond. Montesquieu, Esprit des Lois, 1748. — J’aurai occasion d’expliquer souvent combien peu ce grand génie eut le sentiment du Droit. Il est, sans le savoir, le fondateur de notre absurde école anglaise. Lire, sur Voltaire, quatre pages marquées du sceau du génie, qu’aucun homme de talent n’aurait écrites. (Quinet, Ultramontanisme.) Ces pages sur Rousseau ont été écrites en 1847. Elles l’exagèrent peut-être. En 1867, dans mon Louis XVI, j’ai présenté une autre face du génie de Rousseau. En contrôlant ces points de vue l’un par l’autre, on approchera davantage de la vérité (1868). Idée noble et touchante de Mme Sand, qui montre combien le génie est au-dessus des vaines oppositions que l’esprit de système se crée entre ces grands témoins non opposés, mais symétriques, de la vérité. Lorsqu’on proposa naguère d’élever des statues à Voltaire et à Rousseau, Mme Sand, dans une lettre admirable, demanda que les deux génies réconciliés fussent placés sur le même piédestal… Les grandes pensées viennent du cœur. Les lettres admirables de Latude sont encore inédites, sauf le peu qu’a cité Delort. Elles ne réfutent que trop la vaine polémique de 1787.

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