Quand ces deux hommes ont passé, la Révolution est faite dans la haute région des esprits.
À leurs fils maintenant, légitimes, illégitimes, de la divulguer, de la répandre en cent manières, tel en verbeuse éloquence, tel en ardente satire. Tel autre en fondra des médailles de bronze pour passer de main en main. Les Mirabeau, les Beaumarchais, les Raynal et les Mably, les Sieyès, vont faire leur œuvre.
La Révolution est en marche, toujours Rousseau, Voltaire en tête. Les rois eux-mêmes à la suite, les Frédéric, les Catherine, les Joseph, les Léopold ; c’est la cour des deux chefs du siècle… Régnez, grands hommes, vrais rois du monde, régnez, ô mes rois !…
Tous paraissent convertis, tous veulent la Révolution ; chacun, il est vrai, la veut, non pour soi, mais pour les autres. La noblesse la ferait volontiers sur le clergé, le clergé sur la noblesse.
Turgot est leur épreuve à tous ; il les appelle à dire s’ils veulent vraiment s’amender. Tous disent unanimement : Non… Ce qui doit se faire se fasse !
En attendant, je vois la Révolution partout, dans Versailles même. Tous l’admettent, jusqu’à telle limite où elle ne les blessera pas. Louis XVI jusqu’aux plans de Fénelon et du duc de Bourgogne, le comte d’Artois jusqu’à Figaro ; il force le roi de laisser jouer le terrible drame. La reine veut la Révolution, chez elle au moins, pour les parvenus ; cette reine, sans préjugés, met les grandes dames à la porte, pour garder sa belle amie, Mme de Polignac.
L’emprunteur Necker tue lui-même les emprunts en publiant la misère de la monarchie. Révolutionnaire par la publicité, il croit l’être par ses petites assemblées provinciales où les privilégiés diront ce qu’il faut ôter aux privilégiés.
Le spirituel Calonne vient ensuite, et ne pouvant, en crevant la caisse publique, saouler les privilégiés, il prend son parti, les accuse, les livre à la haine du peuple.
Il a fait la Révolution contre les notables. Loménie, prêtre philosophe, la fait contre les parlements.
Calonne dit un mot admirable, quand il avoua le déficit, montra le gouffre qui s’ouvrait : « Que reste-t-il pour le combler ? Les abus. »
Cela était clair pour tous. La seule chose qui le fût moins, c’était de savoir si Calonne ne parlait pas au nom du premier des abus, de celui qui soutenait tous les autres, qui faisait la clef de voûte du triste édifice ?… En deux mots, ces abus, dénoncés par l’homme du roi, la royauté en était-elle le soutien ou le remède ?
Que le clergé fût un abus et la noblesse un abus, cela était trop évident :
Le privilège du clergé, fondé sur l’enseignement et l’exemple qu’il donnait jadis au peuple, était devenu un non-sens. Personne n’avait moins la foi. Dans sa dernière assemblée, il s’agite pour obtenir qu’on punisse les philosophes, et, pour le demander, députe un athée et un sceptique, Loménie et Talleyrand.
Le privilège de la noblesse était de même un non-sens. Jadis elle ne payait pas, parce qu’elle payait de son épée. Elle fournissait le ban, l’arrière-ban, vaste cohue indisciplinée, qu’on appela la dernière fois en 1674. Elle continua de donner seule les officiers, fermant la carrière aux autres, rendant impossible la création d’une véritable armée. L’armée civile, l’administration, la bureaucratie fut envahie par la noblesse. L’armée ecclésiastique, dans ses meilleurs postes, se remplit aussi de nobles. Ceux qui faisaient profession de vivre noblement, c’est-à-dire de ne rien faire, s’étaient chargés de faire tout. Et rien ne se faisait plus.
Le clergé et la noblesse, encore une fois, étaient un poids pour la terre, la malédiction du pays, un mal rongeur qu’il fallait couper. Cela sautait aux yeux de tous.
La seule question obscure était celle de la royauté. Question non de pure forme, comme on l’a tant répété, mais de fond, question intime, plus vivace qu’aucune autre en France, question non de politique seulement, mais d’amour, de religion. Nul peuple n’a tant aimé ses rois.
Les yeux s’ouvrirent sous Louis XV, se refermèrent sous Louis XVI ; la question s’obscurcit encore. L’espoir du peuple se plaça encore une fois dans la royauté. Turgot espéra, Voltaire espéra… Ce pauvre jeune roi, si mal né, si mal élevé, aurait voulu pouvoir le bien. Il lutta et fut entraîné. Ses préjugés de naissance et d’éducation, ses vertus même de famille, le menèrent à la ruine… Triste problème historique !… Des justes l’ont excusé, des justes l’ont condamné… Duplicité, restrictions mentales (peu surprenantes sans doute dans l’élève du parti jésuite), voilà ses fautes, enfin son crime, qui le mena à la mort, son appel à l’étranger… Avec tout cela n’oublions pas qu’il avait été longtemps anti-Autrichien, anti-Anglais, qu’il avait mis une passion réelle à relever notre marine, qu’il avait fondé Cherbourg à dix-huit lieues de Portsmouth, qu’il aida à couper l’Angleterre en deux, à créer une Angleterre contre l’Angleterre… Cette larme que Carnot verse en signant son arrêt, elle lui reste dans l’histoire ; l’Histoire et la Justice même, en le jugeant, pleureront.
Chaque jour amène sa peine. Ce n’est pas aujourd’hui que je dois raconter ces choses. Qu’il suffise de dire ici que le meilleur fut le dernier, grande leçon de la Providence ! afin qu’il parût bien à tous que le mal était moins dans l’homme que dans l’institution même, afin que ce fût plus que le jugement du roi, mais le jugement de l’ancienne royauté. Elle finit cette religion. Louis XV ou Louis XVI, infâme ou honnête, le dieu n’est pas moins toujours homme ; s’il ne l’est par vice, il l’est par vertu, par bonté facile. Homme et faible, incapable de refuser, de résister, chaque jour immolant le peuple au peuple des courtisans et, comme le Dieu des prêtres, damnant la foule, sauvant ses élus.
Nous l’avons dit. La religion de la Grâce, partiale pour les élus, le gouvernement de la Grâce, dans les mains des favoris, sont tout à fait analogues. La mendicité privilégiée, qu’elle soit sale et monastique ou dorée comme à Versailles, c’est toujours la mendicité. Deux puissances paternelles : la paternité ecclésiastique, caractérisée par l’Inquisition ; la paternité monarchique, par le Livre rouge et par la Bastille.