Chapitre XII

Revue de la révolution. – Son second caractère de réorganisation ; passage de la vie publique à la vie privée. – Les cinq directeurs ; leurs travaux intérieurs. – Pacification de la Vendée. – Conspiration de Babœuf ; dernière défaite du parti démocratique. – Plan de campagne contre l’Autriche ; conquête de l’Italie par le général Bonaparte ; traité de Campo-Formio ; la république française est reconnue, avec ses acquisitions, et son entourage des républiques batave, lombarde, ligurienne, qui prolongent son système en Europe. – Élections royalistes de l’an V ; elles changent la situation de la république. – Nouvelle lutte entre le parti contre-révolutionnaire, ayant son siège dans les conseils, dans le club de Clichy, dans les salons, et le parti conventionnel, posté au directoire, dans le club de Salm et dans l’armée. – Coup d’état du 18 fructidor, le parti de vendémiaire est encore une fois battu.

La révolution française, qui avait détruit l’ancien gouvernement, et bouleversé de fond en comble l’ancienne société, avait deux buts bien distincts, celui d’une constitution libre, et celui d’une civilisation plus perfectionnée. Les six années que nous venons de parcourir furent la recherche du gouvernement, de la part de chacune des classes qui composaient la nation française. Les privilégiés voulurent établir leur régime contre la cour et contre la bourgeoisie, par le maintien des ordres et des états-généraux ; la bourgeoisie voulut établir le sien contre les privilégiés et contre la multitude, par le code de 1791 ; et la multitude voulut établir le sien contre tout le monde, par la constitution de 1793. Aucun de ces gouvernements ne put se consolider, parce que tous furent exclusifs. Mais, pendant leurs essais, chaque classe, momentanément dominatrice, détruisit dans les classes plus élevées ce qu’il y avait d’intolérant et ce qui devait s’opposer à la marche de la nouvelle civilisation.

Au moment où le directoire succéda à la convention, les luttes de classes se trouvèrent extrêmement ralenties. Le haut de chacune d’elles, formait un parti qui combattait encore pour la possession et pour la forme du gouvernement ; mais la masse de la nation, qui avait été si profondément ébranlée depuis 1789 jusqu’à 1795, aspirait à s’asseoir et à s’arranger d’après le nouvel ordre des choses. Cette époque vit finir le mouvement vers la liberté, et commencer celui vers la civilisation. La révolution prit son second caractère, son caractère d’ordre, de fondation et de repos, après l’agitation, l’immense travail, et la démolition complète de ses premières années.

Cette seconde période fut remarquable, en ce qu’elle parut une sorte d’abandon de la liberté. Les partis, ne pouvant plus la posséder d’une manière exclusive et durable, se découragèrent, et se jetèrent de la vie publique dans la vie privée. Cette seconde période se divisa elle-même en deux époques : elle fut libérale sous le directoire et au commencement du consulat, et militaire à la fin du consulat et sous l’empire. La révolution alla en se matérialisant chaque jour davantage ; après avoir fait un peuple de sectaires, elle fit un peuple de travailleurs, et puis un peuple de soldats.

Déjà beaucoup d’illusions s’étaient perdues ; on avait passé par tant d’états différents, et vécu si vite en si peu d’années, que toutes les idées étaient confondues et toutes les croyances ébranlées. Le règne de la classe moyenne et celui de la multitude avaient passé comme une rapide fantasmagorie. On était loin de cette France du 14 juillet, avec sa profonde conviction, sa grande moralité, son assemblée exerçant la toute-puissance de la raison et de la liberté, ses magistratures populaires, ses gardes bourgeoises ; ses dehors animés, brillants, paisibles, et portant le sceau de l’ordre et de l’indépendance. On était loin de la France plus rembrunie et plus orageuse du 10 août, où une seule classe avait occupé le gouvernement et la société, et y avait porté son langage, ses manières, son costume, l’agitation de ses craintes, le fanatisme de ses idées, les défiances et le régime de sa position. Alors on avait vu la vie publique remplacer entièrement la vie privée, la république offrir tour-à-tour l’aspect d’une assemblée et d’un camp, les riches soumis aux pauvres, et les croyances de la démocratie à côté de l’administration sombre et déguenillée du peuple. À chacune de ces époques on avait été fortement attaché à quelque idée : d’abord à la liberté et à la monarchie constitutionnelle ; en dernier lieu, à l’égalité, à la fraternité, à la république. Mais au commencement du directoire on ne croyait plus à rien, et, pendant le grand naufrage des partis, tout s’était perdu, et la vertu de la bourgeoisie et la vertu du peuple.

On sortait affaibli et froissé de cette furieuse tourmente ; et chacun, se rappelant l’existence politique avec épouvante, se jeta d’une manière effrénée vers les plaisirs et les rapprochements de l’existence privée, si long-temps suspendue. Les bals, les festins, les débauches, les équipages somptueux, revinrent avec plus de vogue que jamais ; ce fut la réaction des habitudes de l’ancien régime. Le règne des Sans-culottes ramena la domination des riches ; les clubs, le retour des salons. Du reste il n’était guère possible que ce premier symptôme de la reprise de la civilisation nouvelle ne fût point aussi désordonné. Les mœurs directoriales étaient le produit d’une autre société, qui devait reparaître avant que la société nouvelle eût réglé ses rapports, et fait ses propres mœurs. Dans cette transition, le luxe devait faire naître le travail ; l’agiotage, le commerce ; les salons, le rapprochement des partis, qui ne pouvaient se souffrir que par la vie privée ; enfin, la civilisation recommencer la liberté.

La situation de la république était décourageante au moment de l’installation du directoire. Il n’existait aucun élément d’ordre et d’administration. Il n’y avait point d’argent dans le trésor public ; les courriers étaient souvent retardés, faute de la somme modique nécessaire pour les faire partir. Au-dedans, l’anarchie et le malaise étaient partout ; le papier-monnaie, parvenu au dernier degré de ses émissions et de son discrédit, détruisait toute confiance et tout commerce ; la famine se prolongeait, chacun refusant de vendre ses denrées, car c’eût été les donner ; les arsenaux étaient épuisés ou vides. Au dehors, les armées étaient sans caissons, sans chevaux, sans approvisionnements ; les soldats étaient nus, et les généraux manquaient souvent de leur solde de huit francs numéraire par mois, supplément indispensable, quoique bien modique, de leur solde en assignats. Enfin, les troupes, mécontentes et sans discipline, à cause de leurs besoins, étaient de nouveau battues et sur la défensive.

Cette crise s’était déclarée après la chute du comité de salut public. Celui-ci avait prévenu la disette, tant à l’armée que dans l’intérieur, par les réquisitions et le maximum. Personne n’avait osé se soustraire à ce régime financier, qui rendait les riches et les commerçants tributaires des soldats et de la multitude ; et, pendant cette époque, les denrées n’avaient pas été enfouies. Mais depuis, la violence et la confiscation n’existant plus, le peuple, la convention, les armées, avaient été à la merci des propriétaires et des spéculateurs ; et il était survenu une effroyable pénurie, réaction du maximum. Le système de la convention avait consisté en économie politique dans la consommation d’un immense capital, représenté par les assignats. Cette assemblée avait été un gouvernement riche, qui s’était ruiné à défendre la révolution. Près de la moitié du territoire français, consistant en domaines de la couronne, en biens du haut clergé, du clergé régulier et de la noblesse émigrée, avait été vendu ; et le produit avait servi à l’entretien du peuple, qui travaillait peu, et à la défense extérieure de la république par les armées. Plus de huit milliards d’assignats avaient été émis avant le 9 thermidor, et, depuis cette époque, on avait ajouté trente milliards à cette somme, déjà si énorme. On ne pouvait plus continuer un tel système ; il fallait recommencer le travail, et revenir à la monnaie réelle.

Les hommes chargés de remédier à une aussi grande désorganisation étaient la plupart ordinaires ; mais ils se mirent à l’œuvre avec ardeur, courage et bon sens. « Lorsque les directeurs, dit M. Bailleul, entrèrent dans le Luxembourg, il n’y avait pas un meuble. Dans un cabinet, autour d’une petite table boiteuse, l’un des pieds étant rongé de vétusté ; sur laquelle table ils déposèrent un cahier de papier à lettre et une écritoire à calumet, qu’heureusement ils avaient eu la précaution de prendre au comité de salut public, assis sur quatre chaises de paille, en face de quelques bûches mal allumées, le tout emprunté au concierge Dupont ; qui croirait que c’est dans cet équipage que les membres du nouveau gouvernement, après avoir examiné toutes les difficultés, je dirai plus, toute l’horreur de leur situation, arrêtèrent qu’ils feraient face à tous les obstacles, qu’ils périraient, ou qu’ils sortiraient la France de l’abîme où elle était plongée !… Ils rédigèrent sur une feuille de papier à lettre l’acte par lequel ils osèrent se déclarer constitués ; acte qu’ils adressèrent aussitôt aux chambres législatives. »

Les directeurs se distribuèrent ensuite le travail. Ils consultèrent les motifs qui les avaient fait choisir par le parti conventionnel. Rewbell, doué d’une activité très-grande, homme de loi, versé dans l’administration et la diplomatie, eut, dans son département, la justice, les finances et les relations extérieures. Il devint bientôt, à cause de son habileté, ou de son caractère impérieux, le faiseur général civil du directoire. Barras n’avait aucune connaissance spéciale ; son esprit était médiocre et de peu de ressources ; ses habitudes paresseuses. Dans un moment de danger, il était propre, par sa résolution, à un coup de main, semblable à celui de thermidor ou de vendémiaire. Uniquement capable, en un temps ordinaire, de surveiller les partis, dont il pouvait mieux qu’un autre connaître les intrigues, il fut chargé de la police. Cet emploi lui convenait d’autant plus qu’il était souple, insinuant, sans attachement pour aucune secte politique, et qu’il avait des liaisons de révolutionnaire par sa conduite, tandis que sa naissance l’abouchait avec les aristocrates. Barras se chargea aussi de la représentation du directoire, et il établit au Luxembourg une sorte de régence républicaine. Le pur, le modéré La Réveillère, que sa douceur, mêlée de courage, que ses sincères attachements pour la république et pour les mesures légales, avaient fait porter au directoire d’un élan commun de l’assemblée et de l’opinion, eut dans ses attributions la partie morale, l’éducation, les sciences, les arts, les manufactures, etc. Letourneur, ancien officier d’artillerie, membre du comité de salut public, dans les derniers temps de la convention, avait été nommé pour diriger la guerre. Mais, dès que Carnot eut été choisi, au refus de Sièyes, il prit la conduite des opérations militaires, et laissa à son collègue Letourneur la marine et les colonies. Sa grande capacité et son caractère résolu lui donnèrent la haute main dans cette partie. Letourneur s’attacha à lui, comme La Réveillère à Rewbell, et Barras fut entre deux. Dans ce moment, les directeurs s’occupèrent avec le plus grand accord de la réparation et du bien-être de l’état.

Les directeurs suivirent franchement la route que leur traçait la constitution. Après avoir assis le pouvoir au centre de la république, ils l’organisèrent dans les départements, et établirent, autant qu’ils purent, une correspondance de but entre les administrations particulières et la leur. Placés entre les deux partis exclusifs et mécontents de prairial et de vendémiaire, ils s’appliquèrent, par une conduite décidée, à les assujétir à un ordre de choses qui tenait le milieu entre leurs prétentions extrêmes. Ils cherchèrent à rappeler l’enthousiasme et l’ordre des premières années de la révolution. « Vous, écrivirent-ils à leurs agents, que nous appelons pour partager nos travaux ; vous, qui devez, avec nous, faire marcher cette constitution républicaine ; votre première vertu, votre premier sentiment doit être cette volonté bien prononcée, cette foi patriotique, qui a fait aussi ses heureux enthousiastes et produit ses miracles. Tout sera fait, quand, par vos soins, ce sincère amour de la liberté, qui sanctifia l’aurore de la révolution, viendra ranimer le cœur de tous les Français. Les couleurs de la liberté flottant sur toutes les maisons, la devise républicaine écrite sur toutes les portes, présentent sans doute un spectacle bien intéressant. Obtenez davantage ; avancez le jour où le nom sacré de la république sera gravé volontairement dans tous les cœurs. »

Dans peu de temps, la conduite ferme et sage du nouveau gouvernement rétablit la confiance, le travail, le commerce, l’abondance. La circulation des subsistances fut assurée ; et, au bout d’un mois, le directoire se déchargea de l’approvisionnement de Paris, qui se fit tout seul. L’immense activité, créée par la révolution, commença à se porter vers l’industrie et l’agriculture. Une partie de la population quitta les clubs et les places publiques, pour les ateliers et les champs : alors se ressentit le bienfait d’une révolution qui, ayant détruit les corporations, morcelé la propriété, aboli les privilèges, quadruplé les moyens de civilisation, devait rapidement produire un bien-être prodigieux en France. Le directoire favorisa ce mouvement de travail par des institutions salutaires. Il rétablit les expositions publiques de l’industrie, et perfectionna le système d’instruction décrété sous la convention. L’Institut national, les écoles primaires, centrales et normales, formèrent un ensemble d’institutions républicaines. Le directeur La Réveillère, chargé de la partie morale du gouvernement, voulut alors fonder, sous le nom de Théophilanthropie, le culte déiste, que le comité de salut public avait inutilement essayé d’établir par la fête de l’Être suprême. Il lui donna des temples, des chants, des formules et une sorte de liturgie : mais une pareille croyance ne pouvait qu’être individuelle, et ne pouvait pas long-temps rester publique. On se moqua beaucoup des théophilanthropes, dont le culte contrariait les opinions catholiques et l’incrédulité des révolutionnaires. Aussi, dans le passage des institutions publiques aux croyances individuelles, tout ce qui avait été liberté devint civilisation, et tout ce qui avait été culte devint opinion. Il resta des déistes ; mais il n’y eut plus de théophilanthropes.

Le directoire, pressé par le besoin d’argent et par le désastreux état des finances, recourut à des moyens encore un peu extraordinaires. Il avait vendu ou engagé les effets les plus précieux du Garde-Meuble pour subvenir aux nécessités les plus urgentes. Il restait encore des biens nationaux ; mais ils se vendaient mal et en assignats. Le directoire proposa un emprunt forcé, que les conseils décrétèrent : c’était un reste de mesure révolutionnaire à l’égard des riches ; mais, ayant été accordée en tâtonnant, et conduite sans autorité, elle ne réussit pas. Le directoire essaya alors de rajeunir le papier-monnaie ; il proposa des mandats territoriaux, qui devaient être employés à retirer les assignats en circulation, sur le pied de trente pour un, et à faire fonction de monnaie. Les mandats territoriaux furent décrétés par les conseils jusqu’à la valeur de deux milliards quatre cents millions. Ils eurent l’avantage de pouvoir être échangés sur-le-champ, et par l’effet de leur présentation avec les domaines nationaux, qui les représentaient. Ils en firent vendre beaucoup ; et, de cette manière, ils achevèrent la mission révolutionnaire des assignats, dont ils furent la seconde période. Ils procurèrent au directoire une ressource momentanée ; mais ils se décréditèrent aussi, et conduisirent insensiblement à la banqueroute, qui fut le passage du papier à la monnaie. La situation militaire de la république n’était pas brillante : il y avait eu, à la fin de la convention, un ralentissement de victoires. La position équivoque et la faiblesse de l’autorité centrale, autant que la pénurie, avaient relâché la discipline des troupes. D’ailleurs, les généraux étaient disposés à l’insubordination, pour peu qu’ils eussent signalé leur commandement par des victoires, et qu’ils ne fussent pas éperonnés par un gouvernement énergique. La convention avait chargé Pichegru et Jourdan, l’un à la tête de l’armée du Rhin, l’autre avec celle de Sambre-et-Meuse, de cerner Mayence et de s’en rendre maîtres, afin d’occuper toute la ligne du Rhin. Pichegru fit complètement manquer ce projet : quoique revêtu de toute la confiance de la république, et jouissant, à juste titre, de la plus grande renommée militaire de l’époque, il noua des trames contre-révolutionnaires avec le prince de Condé ; mais ils ne purent pas s’entendre. Pichegru engageait le prince émigré à pénétrer en France avec ses troupes, par la Suisse ou par le Rhin, lui promettant son inaction, la seule chose qui dépendît de lui. Le prince exigeait, au préalable, que Pichegru fît arborer le drapeau blanc à son armée, qui était toute républicaine. Cette hésitation nuisit sans doute aux projets des réactionnaires, qui préparaient la conspiration de vendémiaire. Mais Pichegru, voulant, de manière ou d’autre, servir ses nouveaux alliés et trahir sa patrie, se fit battre à Heidelberg, compromit l’armée de Jourdan, évacua Manheim, leva le siège de Mayence avec des pertes considérables, et exposa cette frontière.

Le directoire trouva le Rhin ouvert, du côté de Mayence ; la guerre de la Vendée rallumée, les côtes de l’Océan et de la Hollande menacées d’une descente de la part de l’Angleterre ; enfin, l’armée d’Italie qui, manquant de tout, soutenait mal la défensive, sous Shérer et sous Kellerman. Carnot prépara un nouveau plan de campagne, qui devait, cette fois, porter les armées de la république au cœur même des états ennemis. Bonaparte, nommé général de l’intérieur, après les journées de vendémiaire, fut mis à la tête de l’armée d’Italie ; Jourdan conserva le commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse, et Moreau eut celui de l’armée du Rhin, à la place de Pichegru. Celui-ci, dont le directoire suspectait la trahison, sans en être assuré, reçut l’offre de l’ambassade de Suède, qu’il refusa pour se retirer à Arbois, sa patrie. Les trois grandes armées, placées sous les ordres de Bonaparte, de Jourdan et de Moreau, devaient attaquer la monarchie autrichienne par l’Italie et par l’Allemagne, se joindre au débouché du Tyrol, et marcher sur Vienne en s’échelonnant. Les généraux se disposèrent à exécuter ce vaste mouvement, qui, en réussissant, rendait la république maîtresse du chef-lieu de la coalition sur le continent.

Le directoire donna au général Hoche le commandement des côtes de l’Océan, et le chargea de finir la guerre de la Vendée. Hoche changea le système de guerre employé par ses prédécesseurs. La Vendée était disposée à la soumission. Ses victoires des premiers temps n’avaient pas amené le triomphe de sa cause ; les défaites et la mauvaise fortune l’avaient exposée aux ravages et aux incendies. Les insurgés, irréparablement abattus par le désastre de Savenay, par la perte de leurs principaux chefs, de leurs meilleurs soldats, par le système dévastateur des colonnes infernales, ne demandaient plus qu’à bien vivre avec la république. La guerre ne tenait plus qu’à quelques chefs, à Charette, à Stofflet, etc. Hoche comprit qu’il fallait détacher d’eux la masse par des concessions, et les écraser ensuite ; il sépara avec habileté la cause royaliste de la cause religieuse, et se servit des prêtres contre les généraux, en montrant beaucoup d’indulgence pour le culte catholique. Il fit battre le pays par quatre fortes colonnes, enleva aux habitants leurs bestiaux, et ne les leur rendit qu’au prix de leurs armes ; il ne donna aucun relâche aux partis armés, vainquit Charette en plusieurs rencontres, le poursuivit de retraite en retraite, et finit par s’emparer de lui. Stofflet voulut relever sur son territoire l’étendard vendéen ; mais il fut livré aux républicains. Ces deux chefs, qui avaient vu commencer l’insurrection, assistèrent à sa fin. Ils périrent avec courage, Stofflet à Angers, Charette à Nantes, après avoir développé un caractère et des talents dignes d’un plus vaste théâtre.

Hoche pacifia également la Bretagne. Le Morbihan était occupé par des bandes nombreuses de chouans, qui composaient une association formidable, dont le principal chef était Georges Cadoudal : sans tenir la campagne, elles maîtrisaient le pays. Hoche tourna contre elles toutes ses forces et toute son activité ; il les eut bientôt ou détruites ou lassées. La plupart de leurs chefs quittèrent les armes, et se réfugièrent en Angleterre. Le directoire, en apprenant ces heureuses pacifications, annonça, le 28 messidor (juin 1796), aux deux conseils, par un message, que cette guerre civile était définitivement terminée.

C’est ainsi que se passa l’hiver de l’an IV. Mais il était difficile que le directoire ne fût point attaqué par les deux partis dont son existence empêchait la domination, les démocrates et les royalistes. Les premiers formaient une secte inflexible et entreprenante. Le 9 thermidor était pour eux une date de douleur et d’oppression ; ils voulaient toujours établir l’égalité absolue malgré l’état de la société, et la liberté démocratique malgré la civilisation. Cette secte avait été vaincue, de manière à ne plus pouvoir dominer. Le 9 thermidor, elle avait été chassée du gouvernement ; le 2 prairial, de la société, et elle avait perdu le pouvoir et les insurrections. Mais, quoique désorganisée et proscrite, elle était loin d’avoir disparu ; après la mauvaise tentative des royalistes en vendémiaire, elle se releva de tout leur abaissement.

Les démocrates rétablirent au Panthéon leur club, que le directoire toléra pendant quelque temps ; ils avaient pour chef Gracchus Babœuf, qui s’appelait lui-même le Tribun du Peuple. C’était un homme hardi, d’une imagination exalté, d’un fanatisme de démocratie extraordinaire, et qui possédait une grande influence sur son parti. Il préparait, dans son journal, au règne du bonheur commun. La Société du Panthéon devint de jour en jour plus nombreuse, et plus alarmante pour le directoire, qui essaya d’abord de la contenir. Mais bientôt les séances se prolongèrent dans la nuit ; les démocrates s’y rendirent en armes, et projetèrent de marcher contre le directoire et les conseils. Le directoire se décida à les combattre ouvertement ; il ferma, le 8 ventose an IV (février 1796), la Société du Panthéon, et, le 9, il en avertit, par un message, le corps législatif.

Les démocrates, privés de leur lieu de rassemblement, s’y prirent d’une autre manière : ils séduisirent la légion de police, qui était composée en grande partie de révolutionnaires déplacés ; et, de concert avec elle, ils devaient détruire la constitution de l’an III. Le directoire, instruit de cette nouvelle manœuvre, licencia la légion de police, qu’il fît désarmer par les autres troupes, dont il était sûr. Les conjurés, pris une seconde fois au dépourvu, s’arrêtèrent à un projet d’attaque et de soulèvement ; ils formèrent un comité insurrecteur de salut public, qui communiquait par des agents secondaires avec le bas peuple des douze communes de Paris. Les membres de ce comité principal étaient Babœuf le chef du complot, des ex-conventionnels, tels que Vadier, Amar, Choudieu, Ricord, le représentant Drouet, les anciens généraux du comité décemviral, Rossignol, Parrein, Fyon, Lami. Beaucoup d’officiers déplacés, de patriotes des départements, et l’ancienne masse Jacobine, composaient l’armée de cette faction. Les chefs se réunissaient souvent dans un lieu qu’ils nommaient le Temple de la Raison ; ils y chantaient des complaintes sur la mort de Robespierre, et ils y déploraient la servitude du peuple. Ils pratiquèrent des intelligences avec les troupes du camp de Grenelle, admirent parmi eux un capitaine de ce camp, nommé Grisel, qu’ils crurent des leurs, et concertèrent tout pour l’attaque.

Ils convinrent d’établir le bonheur commun, et, pour cela, de distribuer les biens, et de faire prévaloir le gouvernement des vrais, des purs, des absolus démocrates ; de créer une convention composée des soixante-huit Montagnards, reste des proscrits depuis la réaction de thermidor, et de leur adjoindre un démocrate par département ; enfin, de partir des divers quartiers qu’ils s’étaient distribués, et de marcher en même temps contre le directoire et contre les conseils. Ils devaient, dans la nuit de l’insurrection, afficher deux placards, contenant, l’un, ces mots, Constitution de 1793, liberté, égalité, bonheur commun  ; l’autre, cette déclaration, Ceux qui usurpent la souveraineté doivent être mis à mort par les hommes libres. Ils étaient prêts, les proclamations imprimées, le jour fixé, lorsqu’ils furent trahis par Grisel, comme il arrive dans le plus grand nombre des conspirations.

Le 21 floréal (mai), veille du jour où l’attaque devait se faire, les conjurés furent saisis dans leur conciliabule. On trouva chez Babœuf le plan et toutes les pièces du complot. Le directoire en avertit les conseils par un message, et il l’annonça au peuple dans une proclamation. Cette tentative bizarre, qui avait une teinte si prononcée de fanatisme, et qui ne devait être que la répétition du soulèvement de prairial, sans ses moyens et ses espérances de succès, inspira un effroi profond. Les imaginations étaient encore épouvantées de la domination récente des Jacobins. Babœuf, en conspirateur hardi, proposa la paix au directoire, tout prisonnier qu’il était.

« Regarderiez-vous au-dessous de vous, citoyens directeurs, leur écrivit-il, de traiter avec moi de puissance à puissance ? vous avez vu de quelle vaste confiance je suis le centre ; vous avez vu que mon parti peut bien balancer le vôtre ; vous avez vu quelles immenses ramifications y tiennent. Je suis convaincu que cet aperçu vous a fait trembler. » Il finissait en leur disant : « Je ne vois qu’un parti sage à prendre : déclarez qu’il n’y a point eu de conspiration sérieuse. Cinq hommes, en se montrant grands et généreux, peuvent aujourd’hui sauver la patrie. Je vous réponds encore que les patriotes vous couvriront de leurs corps ; les patriotes ne vous haïssent pas, ils n’ont haï que vos actes impopulaires. Je vous donnerai aussi, pour mon compte, une garantie aussi étendue que l’est ma franchise perpétuelle. » Les directeurs, au lieu de cet accommodement, rendirent publique la lettre de Babœuf, et envoyèrent les conjurés devant la haute-cour de Vendôme.

Leurs partisans firent encore une tentative. Dans la nuit du 23 fructidor (août), vers onze heures du soir, ils marchèrent au nombre de six ou sept cents, armés de sabres et de pistolets, contre le directoire, qu’ils trouvèrent défendu par sa garde. Ils se rendirent alors au camp de Grenelle, qu’ils espérèrent gagner, à cause des intelligences qu’ils y avaient ménagées. Le camp était endormi, lorsque les conjurés arrivèrent. Au cri de qui vive ? des vedettes, ils répondirent :Vive la république ! vive la constitution de 93 ! Les sentinelles donnèrent l’alarme dans le camp. Les conjurés, comptant sur l’assistance d’un bataillon du Gard, qui avait été déplacé, marchèrent vers la tente du commandant Malo, qui fit sonner le boute-selle, et monter ses dragons à demi nus sur leurs chevaux. Les conjurés, surpris de cette réception, se mirent faiblement en défense : ils furent sabrés par les dragons, et mis en fuite, après avoir laissé nombre de morts et de prisonniers sur le champ de bataille. Cette mauvaise expédition fut à peu près la dernière du parti ; à chaque défaite, il perdait sa force, ses chefs, et il acquérait la conviction secrète que son règne était passé. L’entreprise de Grenelle fut très-meurtrière pour lui : outre ses pertes dans la mêlée, il en fit de considérables devant les commissions militaires, qui furent pour lui ce que les tribunaux révolutionnaires avaient été pour ses ennemis. La commission du camp de Grenelle condamna, en cinq fois, trente-un des conjurés à-la mort, trente à la déportation, vingt-cinq à la détention.

Quelque temps après, la haute-cour de Vendôme jugea Babœuf et ses complices, au nombre desquels étaient Amar, Vadier, Darthé, ancien secrétaire de Joseph Lebon. Ils ne se démentirent ni les uns, ni les autres ; ils parlèrent en hommes qui ne craignaient ni d’avouer leur but, ni de mourir pour leur cause. Au commencement et à la fin de chaque audience, ils entonnaient la Marseillaise. Cet ancien chant de victoire, leur contenance assurée, frappaient les esprits d’étonnement, et semblaient les rendre encore redoutables. Leurs femmes les avaient suivis au tribunal. Babœuf, en terminant sa défense, se tourna vers elles, et dit quelles les suivraient jusque sur le calvaire, parce que la cause de leur supplice ne saurait les faire rougir. La haute-cour condamna à mort Babœuf et Darthé ; en entendant leur sentence, ils se frappèrent l’un et l’autre d’un coup de poignard. Babœuf fut le dernier chef du parti de l’ancienne commune et du comité de salut public, qui s’étaient divisés avant thermidor, et qui se rallièrent ensuite. Ce parti allait en s’écoulant chaque jour davantage. De cette époque date surtout sa dispersion et son isolement. Sous la réaction, il avait formé une masse encore compacte ; sous Babœuf, il s’était maintenu en association redoutable. Depuis lors, il n’exista plus que des démocrates ; mais le parti fut désorganisé.

Dans l’intervalle de l’entreprise de Grenelle à la condamnation de Babœuf, les royalistes firent aussi leur conspiration. Les projets des démocrates produisirent un mouvement d’opinion contraire à celui qu’on avait vu après vendémiaire, et les contre-révolutionnaires furent enhardis à leur tour. Les chefs secrets de ce parti espérèrent trouver des auxiliaires dans les troupes du camp de Grenelle, qui avaient repoussé la faction Babœuf. Ce parti, impatient et maladroit, ne pouvant pas se servir de la masse sectionnaire comme en vendémiaire, ou de la masse des conseils comme plus tard au 18 fructidor, employa trois hommes sans influence et sans nom, l’abbé Brothier, l’ancien conseiller au parlement, Lavilheurnois, et une espèce d’aventurier, nommé Dunan. Ils s’adressèrent tout simplement au chef d’escadron Malo, pour avoir le camp de Grenelle, et ramener par son moyen l’ancien régime. Malo les livra au directoire, qui les traduisit devant les tribunaux civils, n’ayant pas pu, ainsi qu’il le désirait, les faire juger par des commissions militaires. Ils furent traités avec beaucoup de ménagement par des juges de leur parti, élus sous l’influence de vendémiaire, et la peine prononcée contre eux fut une légère détention. À cette époque, la lutte s’engageait entre toutes les autorités nommées par les sections et le directoire, appuyé sur l’armée. Chacun prenant sa force et ses juges là où est son parti, il en résulta que, le pouvoir électoral se mettant aux ordres de la contre-révolution, le directoire fut réduit à introduire l’armée dans l’état ; ce qui produisit par la suite d’énormes inconvénients.

Le directoire, vainqueur des deux partis dissidents, l’était aussi de l’Europe. La nouvelle campagne s’était ouverte sous les plus heureux auspices. Bonaparte, en arrivant à Nice, signala sa prise de commandement par la plus hardie des invasions. Cette armée avait jusque-là battu le flanc des Alpes. Elle était dénuée de tout, à peine forte de trente mille hommes : mais elle était bien pourvue de courage, de patriotisme, et c’est par son moyen que Bonaparte commença dès-lors cette longue surprise des hommes qui lui a réussi vingt ans. Il leva les cantonnements et s’engagea dans la vallée de Savone pour déboucher en Italie entre les Apennins et les Alpes. Il avait devant lui quatre-vingt-dix mille coalisés, placés au centre, sous d’Argentau ; à la gauche, sous Colli ; à la droite, sous Beaulieu. Cette armée immense fut dispersée en quelques jours par des prodiges de génie et de courage. À Montenotte, Bonaparte culbuta le centre ennemi et pénétra dans le Piémont : à Millesimo, il sépara définitivement l’armée sarde de l’armée autrichienne ; elles coururent défendre Turin et Milan, capitales de leur domination. Avant de poursuivre les Autrichiens, le général républicain se jeta sur la gauche pour en finir avec l’armée sarde ; à Mondovi, le sort du Piémont fut décidé, et la cour de Turin épouvantée se hâta de se soumettre. On conclut à Chérasque un armistice qui fut bientôt suivi de la paix entre le roi de Sardaigne et la république. L’occupation d’Alexandrie, qui ouvre le pays lombard ; la démolition des forteresses de Suze et de la Brunette sur les revers de la France ; l’abandon du comté de Nice, de la Savoie ; la disponibilité de l’autre armée des Alpes, sous Kellermann, furent le prix de quinze jours de campagne et de six victoires.

La guerre finie avec le Piémont, Bonaparte marcha contre l’armée autrichienne, à laquelle il ne laissa plus de relâche. Il passa le Pô à Plaisance et l’Adda à Lodi. Cette dernière victoire lui ouvrit les portes de Milan et lui valut la possession de la Lombardie. Le général Beaulieu fut poussé dans les gorges du Tyrol par l’armée républicaine qui investit Mantoue, et parut sur les montagnes de l’empire. Le général Wurmser vint alors remplacer Beaulieu, et une nouvelle armée se joignit aux débris de l’armée vaincue. Wurmser s’avança pour délivrer Mantoue et reporter en Italie le champ de bataille ; mais il fut écrasé comme son prédécesseur par Bonaparte qui, après avoir levé le blocus de Mantoue afin de s’opposer à ce nouvel ennemi, le recommença avec plus de vigueur et reprit ses positions du Tyrol. Le plan d’invasion s’exécutait avec beaucoup d’accord et de succès. Tandis que l’armée d’Italie menaçait l’Autriche par le Tyrol, les deux armées de la Meuse et du Rhin s’avançaient dans l’Allemagne ; Moreau, appuyé sur Jourdan par sa gauche, était près de joindre Bonaparte par sa droite. Ces deux armées avaient passé le Rhin à Newied et à Strasbourg, et elles s’étaient avancées sur un front échelonné de soixante lieues, en repoussant l’ennemi qui, tout en reculant devant elles, essayait d’arrêter leur marche et d’entamer leur ligne. Elles avaient presque atteint le but de leur entreprise, Moreau était entré dans Ulm, dans Ausbourg, avait passé le Leck, et son avant-garde touchait au derrière des gorges du Tyrol, lorsque Jourdan, qui était en mésintelligence avec lui, dépassa la ligne, fut entamé par l’archiduc Charles, et se mit en pleine retraite. Moreau, découvert sur son flanc gauche, fut réduit à revenir sur ses pas, et c’est alors qu’il exécuta sa mémorable retraite. La faute de Jourdan fut capitale : elle empêcha l’accomplissement de ce vaste plan de campagne, et donna du répit à la monarchie autrichienne.

Le cabinet de Vienne, qui avait perdu la Belgique dans cette guerre, et qui sentait l’importance de la conservation de l’Italie, la défendit avec la dernière obstination. Wurmser, après une nouvelle défaite, fut forcé de se jeter dans Mantoue avec les débris de son armée. Le général Alvinzi, à la tête de cinquante mille Hongrois, vint essayer encore la fortune, et ne fut pas plus heureux que Beaulieu et que Wurmser. De nouvelles victoires ajoutèrent aux prodiges déjà opérés par l’armée d’Italie, et assurèrent sa conquête. Mantoue capitula ; et les troupes républicaines, maîtresses de l’Italie, prirent à travers les montagnes la route de Vienne. Bonaparte avait en tête le prince Charles, dernier espoir de l’Autriche. Il franchit bientôt les défilés du Tyrol, et déboucha dans les plaines de l’Allemagne. Sur ces entrefaites, les deux armées, du Rhin, sous Moreau, et de la Meuse, sous Hoche, reprirent avec succès le plan de la campagne précédente, et le cabinet de Vienne alarmé conclut l’armistice de Léoben. Il avait usé toutes ses forces, essayé tous ses généraux, tandis que la république française était dans toute sa vigueur conquérante.

L’armée d’Italie accomplit en Europe l’œuvre de la révolution française. Cette campagne prodigieuse fut due à la rencontre d’un général de génie, et d’une armée intelligente. Bonaparte eut pour lieutenants des généraux capables de commander eux-mêmes, qui surent prendre sur eux la responsabilité d’un mouvement ou d’une bataille, et une armée de citoyens, ayant tous l’esprit cultivé, l’âme haute, l’émulation des grandes choses, passionnés pour une révolution qui agrandissait leur patrie, qui conservait leur indépendance sous la discipline, et qui destinait chaque soldat à devenir général. Il n’est rien qu’un chef de génie ne fasse avec de pareils hommes. Il dut regretter plus tard, au souvenir de ses premières années, d’avoir appelé à lui toute liberté et toute intelligence, d’avoir fait des armées mécaniques et des généraux à mot d’ordre. Bonaparte commença la troisième époque de la guerre. La campagne de 1792 s’était faite d’après l’ancien système, avec des corps dispersés, agissant un à un, sans abandonner leur ligne. Le comité de salut public concentra les corps ; les fit opérer non plus en face, mais à distance ; il précipita leur mouvement et les dirigea sur un but commun. Bonaparte fit pour chaque bataille ce que le comité faisait pour chaque campagne. Il porta tous ces corps sur le point décisif et désorganisa plusieurs armées avec une seule, par la rapidité de ses coups. Il disposa des masses à son gré, les fit mouvoir hors du regard, et les eut sous la main, à point nommé, pour occuper une position ou pour gagner une bataille. Sa diplomatie fut aussi supérieure que sa science militaire.

Tous les gouvernements de l’Italie avaient adhéré à la coalition, mais les peuples penchaient pour la république française. Bonaparte s’appuya sur ces derniers ; il annula le Piémont qu’il ne put pas conquérir ; il transforma le Milanais, jusque-là placé sous la dépendance autrichienne, en république cisalpine ; il affaiblit par des contributions les petits princes de Parme, de Modène, de Toscane, sans les déposséder ; le pape, qui avait signé un armistice lors des premiers succès de Bonaparte contre Beaulieu, et qui ne craignit pas de l’enfreindre à l’arrivée de Wurmser, acheta la paix par la cession de la Romagne, du Bolonais et du Ferrarais, qui furent joints à la république cisalpine ; enfin, l’aristocratie de Venise et de Gênes ayant favorisé la coalition et soulevé les derrières de l’armée, le gouvernement de ces deux états fut changé, et Bonaparte le rendit démocratique pour faire dominer le peuple contre les grands. La révolution pénétra de cette manière en Italie.

L’Autriche, par les préliminaires de Léoben, céda la Belgique à la France, et reconnut la république lombarde. Toutes les puissances confédérées avaient mis bas les armes, et l’Angleterre elle-même demandait à traiter. La France, paisible et libre au-dedans, avait atteint au-dehors ses limites naturelles, et elle était entourée de républiques naissantes, qui, telles que la Hollande, la Lombardie et la Ligurie, gardaient ses flancs, et prolongeaient son système en Europe. La coalition devait être peu disposée à assaillir de nouveau une révolution dont tous les gouvernements étaient victorieux, et l’anarchie après le 10 août, et la dictature après le 31 mai, et l’autorité légale sous le directoire ; une révolution qui, à chaque hostilité nouvelle, s’avançait un peu plus loin sur le territoire européen. En 1792, elle n’était allée qu’en Belgique ; en 1794, elle était allée en Hollande et jusqu’au Rhin ; en 1796, elle avait franchi l’Italie et entamé l’Allemagne. Il était à croire, si elle reprenait sa marche, qu’elle pousserait à une station de conquêtes plus éloignée. Tout se disposa pour la paix générale.

Mais la situation du directoire changea beaucoup par les élections de l’an V (mai 1797). Ces élections, en introduisant, d’une manière légale, le parti royaliste au sein de la législature et du gouvernement, mirent de nouveau en question ce que la bataille de vendémiaire avait décidé. Jusqu’à cette époque, le directoire et les conseils avaient vécu de très-bonne intelligence. Composés de conventionnels unis par un intérêt commun, le besoin de fonder la république après avoir été battus par tous les vents des partis, ils avaient mis beaucoup de bienveillance dans leurs rapports et de concert dans leurs mesures. Les conseils avaient accédé aux diverses demandes du directoire ; et à part quelques légères modifications, ils avaient approuvé ses projets sur les finances, sur l’administration ; sa conduite à l’égard des conspirations, des armées et de l’Europe. La minorité anti-conventionnelle avait formé une opposition dans leur sein ; mais cette opposition avait combattu avec réserve la politique du directoire, en attendant d’être renforcée par un nouveau tiers. À sa tête étaient Barbé-Marbois, Pastoret, Vaublanc, Dumas, Portalis, Siméon, Tronçon-Ducoudray, Dupont de Nemours, la plupart membres de la droite, sous la législative, et quelques uns royalistes avoués. Leur position devint bientôt moins équivoque et plus agressive, par le renfort des élus de l’an V.

Les royalistes formaient une confédération redoutable, active, qui avait ses chefs, ses agents, ses listes, ses journaux. Ils écartèrent des élections les républicains, entraînèrent la masse, qui suit le parti le plus énergique, et dont ils prirent momentanément la bannière. Ils ne voulurent pas même admettre des patriotes de la première époque, et n’élurent que des contre-révolutionnaires décidés ou des constitutionnels équivoques. Le parti républicain fut alors placé dans le gouvernement et dans l’armée ; le parti royaliste, dans les assemblées électorales et dans les conseils.

Le 1er prairial an V, les conseils se constituèrent. Dès leur début, ils firent connaître l’esprit qui les animait, Pichegru, que les royalistes transportèrent sur le nouveau champ de bataille de la contre-révolution, fut élu avec enthousiasme président du conseil des jeunes ; Barbé-Marbois obtint avec le même empressement la présidence des anciens. Le corps législatif procéda enfin à la nomination d’un directeur, pour remplacer Letourneur, qui, le 3o floréal, avait été désigné par le scrutin comme membre sortant. Son choix tomba sur Barthélemy, ambassadeur en Suisse, qui, en sa qualité de royaliste et de partisan de la paix, convenait aux conseils et à l’Europe ; mais que son éloignement de la France, pendant toute la révolution, rendait peu propre au gouvernement de la république.

Ces premières hostilités contre le directoire et le parti conventionnel furent suivies d’attaques plus réelles. On poursuivit sans ménagement son administration et sa politique. Le directoire avait fait tout ce qu’il avait pu avec un gouvernement légal, dans une situation encore révolutionnaire. On lui reprocha la continuation de la guerre et le désordre des finances. La majorité législative s’empara avec adresse des besoins publics : elle soutint la liberté indéfinie de la presse, qui permettait aux journalistes d’attaquer le directoire, et de préparer à un autre régime ; la paix, qui opérait le désarmement de la république ; enfin, l’économie.

Ces demandes avaient leur côté utile et national. La France, fatiguée, éprouvait le besoin de toutes ces choses pour compléter la restauration sociale : aussi était-elle de moitié dans le vœu des royalistes, mais par de tout autres motifs. Elle vit avec un peu plus d’inquiétude les mesures des conseils, relativement aux prêtres et aux émigrés. On désirait une pacification ; mais on ne voulait pas que les vaincus de la révolution rentrassent en triomphateurs. Les conseils mirent une extrême précipitation dans les lois de grâce à leur égard. Ils abolirent justement la déportation ou l’emprisonnement contre les prêtres pour cause de religion ou d’incivisme ; mais ils voulurent restaurer les anciennes prérogatives de leur culte ; rendre le catholicisme, qui était rétabli, extérieur par l’usage des cloches, et soustraire les prêtres au serment des fonctionnaires publics. Camille Jordan, jeune député lyonnais, plein d’éloquence, de courage, mais professant des opinions intempestives, fut le principal panégyriste du clergé, dans le conseil des jeunes. Le discours qu’il prononça à ce sujet excita une grande surprise et de violentes oppositions. Ce qui restait d’enthousiasme était encore tout patriotique, et l’on fut étonné de voir renaître un autre enthousiasme, celui de la religion : le dernier siècle et la révolution en avaient entièrement déshabitué, et empêchaient de le comprendre. Ce moment était celui où l’ancien parti refaisait ses croyances, introduisait son langage, et les mêlait aux croyances et au langage du parti réformateur, qui jusque là avaient dominé seuls. Il en résulta, comme il arrive pour ce qui est inattendu, une impression défavorable de ridicule contre Camille Jordan, qu’on nomma Jordan-Carillon, Jordan-les-Cloches. La tentative des protecteurs du clergé ne réussit cependant pas, et le conseil des cinq-cents n’osa point décréter encore le rétablissement des cloches, ni rendre les prêtres indépendants. Après quelque hésitation, le parti modéré se joignit au parti directorial, et ils maintinrent le serment civique au cri de Vive la république !

Cependant les hostilités continuèrent contre le directoire, dans le conseil des cinq-cents surtout, qui était plus fougueux et plus impatient que celui des anciens. Tout cela enhardit beaucoup la faction royaliste, dans l’intérieur. On vit se renouveler les représailles contre-révolutionnaires à l’égard des patriotes et des acquéreurs de biens nationaux. Les émigrés et les prêtres réfractaires revinrent en foule, et, ne pouvant rien supporter de la révolution, ils ne cachaient point leurs projets de renversement. L’autorité directoriale, menacée au centre, méconnue dans les départements, devint tout-à-fait impuissante.

Mais le besoin de la défense, l’inquiétude de tous les hommes dévoués au directoire et surtout à la révolution, donna du courage et de l’appui au gouvernement. La marche agressive des conseils fit suspecter leur attachement pour la république ; et la masse, qui les avait d’abord soutenus, les abandonna. Les constitutionnels de 1791 et le parti directorial se réunirent. Le club de Salm, formé sous les auspices de cette alliance, fut opposé au club de Clichy, qui était depuis long-temps le rendez-vous des membres les plus influents des conseils. Le directoire, tout en recourant à l’opinion, ne négligea point sa principale force, l’appui des troupes ; il fit approcher de Paris plusieurs régiments de l’armée de Sambre et Meuse, commandée par Hoche. Le rayon constitutionnel de six myriamètres (12 lieues), que les troupes ne pouvaient pas franchir sans attentat, fut violé ; et les conseils dénoncèrent cette violation au directoire, qui feignit une ignorance tout-à-fait suspecte, et donna de fort mauvaises excuses.

Les deux partis étaient en observation : l’un avait ses postes au directoire, au club de Salm, dans l’armée ; l’autre, dans les conseils, à Clichy, et dans les salons royalistes. La masse était spectatrice. Chacun des deux partis était disposé à agir révolutionnairement à l’égard de l’autre. Un parti intermédiaire, constitutionnel et pacificateur, essaya de prévenir cette lutte, et de rétablir un accord tout-à-fait impossible. Carnot était à sa tête : quelques membres du conseil des jeunes, dirigés par Thibaudeau ; un assez grand nombre d’anciens, secondaient ses projets de modération. Carnot, qui, à cette époque, était le directeur de la constitution, formait, avec Barthélemy, qui était le directeur de la législature, une minorité dans le gouvernement. Carnot, très-austère dans sa conduite, et très-opiniâtre dans ses vues, n’avait pu s’entendre ni avec Barras, ni avec l’impérieux Rewbell. À cette antipathie de caractère se joignit alors la différence de système ; Barras et Rewbell, soutenus de la Réveilière, n’étaient point éloignés d’un coup d’état contre les conseils, tandis que Carnot voulait suivre strictement la loi. Ce grand citoyen avait parfaitement vu, à chaque époque de la révolution, le mode de gouvernement qui lui convenait, et son opinion était devenue aussitôt une idée fixe. Sous le comité de salut public, il avait eu l’idée fixe de la dictature ; sous le directoire, il eut l’idée fixe du gouvernement légal. En ne reconnaissant aucune nuance dans la situation, il se trouva placé d’une manière équivoque ; il voulait la paix dans un moment de guerre, et la loi dans un moment de coups d’état.

Les conseils un peu alarmés des préparatifs du directoire, parurent mettre leur accommodement au prix du renvoi de quelques ministres qui n’avaient pas leur confiance. Ces ministres étaient celui de la justice, Merlin de Douai ; celui des relations extérieures, Lacroix ; celui des finances, Ramel. Ils désiraient, au contraire, le maintien de Pétiet, à la guerre ; de Bénésech, à l’intérieur ; de Cochon de l’Apparent, à la police. À défaut du pouvoir directorial, le corps législatif voulait s’assurer du ministère. Loin de se rendre à ce vœu qui eût introduit l’ennemi dans le gouvernement, Rewbell, Laréveillère et Barras destituèrent les ministres protégés par les conseils et conservèrent les autres. Bénésech fut remplacé par François de Neufchâteau ; Pétiet par Hoche, et bientôt par Shérer ; Cochon de l’Apparent par Lenoir-Laroche ; et Lenoir-Laroche, trop peu décidé, par Sotin. Talleyrand fit également partie de ce ministère. Il avait été rayé de la liste des émigrés depuis la fin de la session conventionnelle, comme révolutionnaire de 1791 ; et son immense perspicacité qui le plaça toujours dans le parti qui avait les plus grandes promesses de victoire, le rendit à cette époque républicain directorial. Il eut le portefeuille de Lacroix, et il contribua beaucoup, par ses conseils et par sa hardiesse, aux événements de fructidor.

La guerre parut alors de plus en plus inévitable. Le directoire ne voulait pas d’un accommodement qui eût ajourné tout au plus sa ruine et celle de la république aux élections de l’an VI. Il fit venir contre les conseils des adresses foudroyantes des armées. Augereau apporta celles de l’armée d’Italie. « Tremblez, royalistes ! disaient les soldats ; de l’Adige à la Seine, il n’y a qu’un pas. Tremblez ! vos iniquités sont comptées, et le prix en est au bout de nos baïonnettes ! C’est avec indignation, disait l’état-major ; que nous avons vu les intrigues du royalisme, vouloir menacer la liberté. Nous avons juré, par les mânes des héros morts, pour la patrie, guerre implacable à la royauté et aux royalistes. Tels sont nos sentiments, tels sont les vôtres ; tels sont ceux des patriotes. Qu’ils se montrent les royalistes, et ils auront vécu ! » Les conseils s’élevèrent, mais inutilement, contre ces délibérations de l’armée. Le général Richepanse qui commandait les troupes venues de Sambre-et-Meuse, les posta à Versailles, à Meudon, à Vincennes.

Les conseils avaient été assaillants en prairial ; mais comme le succès de leur cause pouvait être renvoyé en l’an VI, époque où il aurait lieu sans risque et sans combat, ils gardaient la défensive depuis thermidor (juillet 1797). Cependant ils firent alors toutes leurs dispositions pour le combat ; ils ordonnèrent que les cercles constitutionnels seraient fermés, afin de se délivrer du club de Salm ; ils augmentèrent aussi les pouvoirs de la commission des inspecteurs de la salle, qui devint le gouvernement du corps législatif, et dont firent partie les deux conspirateurs royalistes Willot et Pichegru. La garde des conseils, qui était subordonnée au directoire, fut mise sous les ordres immédiats des inspecteurs de la salle. Enfin, le 17 fructidor, le corps législatif songea à se donner l’assistance de la milice de vendémiaire, et il décréta, sur la proposition de Pichegru, la formation de la garde nationale. Le lendemain 18, cette mesure devait s’exécuter, et les conseils devaient, par un décret, ordonner l’éloignement des troupes. Au point où l’on en était venu, il fallait que la grande lutte de la révolution et de l’ancien régime se décidât de nouveau par une victoire. Le fougueux général Willot voulait qu’on prît l’initiative, qu’on décrétât d’accusation les trois directeurs Barras, Rewbell, Laréveillère ; qu’on fît venir les deux autres dans le sein du corps législatif ; que si le gouvernement refusait d’obéir, on sonnât le tocsin et qu’on marchât avec les anciens sectionnaires contre le directoire ; que Pichegru fût mis à la tête de cette insurrection légale, et qu’on prît toutes ces mesures, vite, hardiment, et en plein jour. On dit que Pichegru hésita ; et l’avis des hommes indécis l’emportant, on suivit la marche lente des préparatifs légaux.

Il n’en fut pas de même du directoire. Barras, Rewbell et Laréveillère résolurent d’atteindre sur-le-champ Carnot, Barthélemy et la majorité législative. Le matin du 18 fut fixé pour l’exécution du coup d’état. Dans la nuit, les troupes cantonnées autour de Paris entrèrent dans la ville sous le commandement d’Augereau. Le projet du triumvirat directorial était de faire occuper les Tuileries par les troupes, avant la réunion du corps législatif, afin d’éviter une expulsion violente ; de convoquer les conseils dans le voisinage du Luxembourg, après avoir arrêté leurs principaux meneurs, et d’accomplir par une mesure législative un coup d’état, commencé par la force. Il était d’accord avec la minorité des conseils, et il comptait sur l’approbation de la masse. À une heure du matin, les troupes arrivèrent à l’Hôtel-de-Ville, se prolongèrent sur les quais, sur les ponts, aux Champs-Élysées, et bientôt douze mille hommes et quarante pièces de canon cernèrent les Tuileries. À quatre heures, le canon d’alarme fut tiré, et le général Augereau se présenta à la grille du Pont-Tournant.

La garde du corps législatif était sous les armes, Les inspecteurs de la salle, avertis le soir du mouvement qui se préparait, s’étaient rendus, au Palais-National (les Tuileries) pour en défendre l’entrée. Le commandant de la garde législative, Ramel, était dévoué aux conseils, et il avait placé ses huit cents grenadiers aux diverses avenues du jardin, fermé par des grilles. Mais ce n’était point avec des forces si faibles et si peu sûres que Pichegru, Willot et Ramel pouvaient opposer quelque résistance au directoire. Augereau n’eut pas même besoin de forcer le passage du Pont-Tournant ; à peine en présence des grenadiers, il leur cria : Êtes-vous républicains ? Ceux-ci baissèrent les armes, répondirent : Vive Augereau ! vive le directoire ! et se joignirent à lui. Augereau traversa le jardin, pénétra dans la salle des conseils, arrêta Pichegru, Willot, Ramel, tous les inspecteurs de la salle, et les fit conduire au Temple. Les membres des conseils, convoqués à la hâte par les inspecteurs, se rendaient en foule dans le lieu de leurs séances, mais ils furent arrêtés ou éconduits par la force armée. Augereau leur annonça que le directoire, pressé par le besoin de défendre la république contre des conspirateurs siégeant au milieu d’eux, avait indiqué pour lieu de réunion aux conseils l’Odéon et l’École de Médecine. La plupart des députés présents s’élevèrent contre la violence militaire et contre l’usurpation directoriale ; mais ils furent contraints de céder.

À six heures du matin, l’expédition était terminée. Les Parisiens, en s’éveillant, trouvèrent les troupes encore sous les armes, et les murs placardés de proclamations, qui annonçaient la découverte d’une redoutable conspiration. On invitait le peuple à l’ordre et à la confiance. Le directoire avait fait imprimer une lettre du général Moreau, par laquelle il lui annonçait avec détails les complots de son prédécesseur Pichegru avec l’émigration, et une autre lettre du prince de Condé à Imbert-Colomés, membre des anciens. La population entière resta calme. Simple spectatrice d’une journée qui se fit sans la coopération des partis, et par l’assistance, seule de l’armée, elle ne montra ni approbation, ni regret.

Le directoire avait besoin de légitimer et surtout d’achever cet acte extraordinaire. Dès que les membres des cinq-cents et ceux des anciens furent assemblés à l’Odéon et à l’École de Médecine, et qu’ils se trouvèrent en nombre suffisant pour délibérer, ils se mirent en permanence. Un message du directoire leur annonça les motifs qui l’avaient dirigé dans toutes ses mesures : « Citoyens législateurs, disait-il, si le directoire eût tardé un jour de plus, la république était livrée à ses ennemis. Le lieu même de vos séances était le point de réunion des conjurés : c’était de là qu’ils distribuaient hier leurs cartes et les bons pour la délivrance des armes ; c’est de là qu’ils correspondaient, cette nuit, avec leurs complices ; c’est de là enfin, ou dans les environs, qu’ils essaient encore des rassemblements clandestins et séditieux, qu’en ce moment même la police s’occupe de dissiper. C’eût été compromettre la sûreté publique et celle des représentants fidèles, que de les laisser confondus avec les ennemis de la patrie, dans l’antre des conspirations. » Le conseil des jeunes nomma une commission, composée de Sièyes, Poulain-Grandpré, Villers, Chazal et Boulay de la Meurthe, chargée de présenter une loi de salut public. Cette loi fut une mesure d’ostracisme. Seulement la déportation succéda à l’échafaud, dans cette seconde période révolutionnaire et dictatoriale.

Les membres du conseil des cinq-cents condamnés à la déportation furent : Aubry, J. J. Aimé, Bayard, Blain, Boissy-d’Anglas, Borne, Bourdon de l’Oise, Cadroy, Couchery, Delahaye, Delarue, Doumère, Dumolard, Duplantier, Gibert Desmolières, Henry-Larivière, Imbert-Colomés, Camille Jordan, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Gall, La Carrière, Lemarchand-Gomicourt, Lemérer, Mersan, Madier, Maillard, Noailles, André, Mac-Cartin, Pavie, Pastoret, Pichegru, Polissard, Praire-Montaud, Quatremère-Quincy, Saladin, Siméon, Vauvilliers, Vienot-Vaublanc, Villaret-Joyeuse, Willot. Du conseil des anciens : Barbé-Marbois, Dumas, Ferraud-Vaillant, Lafond-Ladebat, Laumont, Muraire, Murinais, Paradis, Portalis, Rovère, Tronçon-Ducoudray. Du directoire : Carnot, Barthélemy. On y condamna en outre : l’abbé Brothier, La Villeheurnois, Dunan ; l’ex-ministre de la police, Cochon ; l’ex-employé de la police, Dossonville ; les généraux Miranda, Morgan ; le journaliste Suard, l’ex-conventionel Mailhe, et le commandant Ramel. Quelques proscrits parvinrent à se soustraire au décret d’exil : Carnot fut de ce nombre. La plupart des condamnés furent transportés à Cayenne ; mais un grand nombre ne quitta pas l’île de Rhé.

Le directoire étendit beaucoup cet acte d’ostracisme. Les auteurs de trente-cinq journaux furent compris dans la déportation. Il voulut atteindre à-la-fois les ennemis de la république dans les conseils, dans les journaux, dans les assemblées électorales, dans les départements ; en un mot, partout où ils s’étaient introduits. Les élections de quarante-huit départements furent cassées ; les lois en faveur des prêtres et des émigrés furent rapportées, et bientôt la disparition de tous ceux qui avaient dominé dans les départements, depuis le 9 thermidor, releva le parti républicain abattu. Le coup d’état de fructidor ne fut point purement central, comme la victoire de vendémiaire ; il ruina le parti royaliste, qui n’avait été que repoussé par la défaite précédente. Mais, en remplaçant de nouveau le gouvernement légal par la dictature, il rendit nécessaire une autre révolution, dont il sera parlé plus tard.

On peut dire qu’au 18 fructidor an V, il fallait que le directoire triomphât de la contre-révolution, en décimant les conseils ; ou que les conseils triomphassent de la république, en renversant le directoire. La question ainsi posée, il reste à savoir, 1° si le directoire pouvait vaincre autrement que par un coup d’état ; 2° s’il n’a pas abusé de sa victoire.

Le gouvernement n’avait pas la faculté de dissoudre les conseils. Au sortir d’une révolution, qui avait eu pour but d’établir le droit extrême, on n’avait pas pu donner à une autorité secondaire le contrôle de la souveraineté du peuple, et subordonner, dans certains cas, la législature au directoire. Cette concession d’une politique expérimentale n’existant point, quel moyen restait-il au directoire pour chasser l’ennemi du cœur de l’état ? Ne pouvant plus défendre la révolution en vertu de la loi, il n’avait pas d’autre ressource que la dictature : mais, en y recourant, il manqua aux conditions de son existence ; et, tout en sauvant la révolution, il se perdit bientôt lui-même.

Quant à sa victoire, il l’entacha de violence, en voulant la rendre trop complète. La déportation fut étendue à trop de victimes ; les petites passions d’hommes se mêlèrent à la défense de la cause, et le directoire ne montra point cette parcimonie d’arbitraire, qui est la seule justice des coups d’état. Il aurait dû, pour atteindre son but, n’exiler que les chefs conspirateurs ; mais il est rare qu’un parti n’abuse pas de la dictature, et qu’en ayant la force en main il ne croie pas aux dangers de l’indulgence.

Les conseils de l’an V furent pour la république ce qu’avait été l’assemblée législative pour la monarchie, si ce n’est que les Girondins de la royauté n’ayant pas, comme les autres, un peuple derrière eux, et le directoire ayant une armée républicaine, le 18 fructidor se fit au détriment de la contre-révolution, au lieu de s’exécuter pour elle. Cette défaite fut la quatrième du parti royaliste : deux eurent lieu pour le déposséder du pouvoir, celles du 14Juillet et du 10 août ; deux pour l’empêcher de le reprendre, celles du 13 vendémiaire et du 18 fructidor. Cette répétition de tentatives impuissantes et de revers prolongés ne contribua pas peu à la soumission de ce parti, sous le consulat et sous l’empire.

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