Trufaldin, Lélie, Mascarille
Trufaldin
Sois béni, juste Ciel, de mon sort adouci.
Mascarille
C’est à vous de rêver et de faire des songes,
Puisqu’en vous il est faux que songes sont mensonges.
Trufaldin
Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, Seigneur,
Vous, que je dois nommer l’ange de mon bonheur ?
Lélie
Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.
Trufaldin
J’ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
De cet Arménien.
Mascarille
C’est ce que je disois ;
Mais on voit des rapports admirables parfois.
Trufaldin
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?
Lélie
Oui, seigneur Trufaldin : le plus gaillard du monde.
Trufaldin
Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?
Lélie
Plus de dix mille fois.
Mascarille
Quelque peu moins, je croi.
Lélie
Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,
Le visage, le port…
Trufaldin
Cela pourrait-il être,
Si lorsqu’il m’a pu voir il avait que sept ans,
Et si son précepteur même depuis ce temps
Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?
Mascarille
Le sang bien autrement conserve cette image.
Par des traits si profonds ce portrait est tracé,
Que mon père…
Trufaldin
Suffit. Où l’avez-vous laissé ?
Lélie
En Turquie, à Turin.
Trufaldin
Turin ? mais cette ville
Est, je pense, en Piedmont.
Mascarille
Oh ! cerveau malhabile !
Vous ne l’entendez pas : il veut dire Tunis,
Et c’est en effet là qu’il laissa votre fils ;
Mais les Arméniens ont tous une habitude,
Certain vice de langue à nous autres fort rude :
C’est que dans tous les mots ils changent nis en rin,
Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.
Trufaldin
Il fallait, pour l’entendre, avoir cette lumière.
Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père ?
Mascarille
Voyez s’il répondra. Je repassais un peu
Quelque leçon d’escrime ; autrefois en ce jeu
Il était point d’adresse à mon adresse égale,
Et j’ai battu le fer en mainte et mainte salle.
Trufaldin
Ce n’est pas maintenant ce que je veux savoir.
Quel autre nom dit-il que je devais avoir ?
Mascarille
Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
Est celle maintenant que le Ciel vous envoie !
Lélie
C’est là votre vrai nom, et l’autre est emprunté.
Trufaldin
Mais où vous a-t-il dit qu’il reçut la clarté ?
Mascarille
Naples est un séjour qui paraît agréable ;
Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable.
Trufaldin
Ne peux-tu sans parler souffrir notre discours ?
Lélie
Dans Naples son destin a commencé son cours.
Trufaldin
Où l’envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?
Mascarille
Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite.
D’avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
Qu’à sa discrétion vos soins avaient commis.
Trufaldin
Ah !
Mascarille
Nous sommes perdus, si cet entretien dure.
Trufaldin
Je voudrais bien savoir de vous leur aventure ;
Sur quel vaisseau le sort qui m’a su travailler…
Mascarille
Je ne sais ce que c’est, je ne fais que bâiller ;
Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être
Ce Monsieur l’étranger a besoin de repaître,
Et qu’il est tard aussi ?
Lélie
Pour moi, point de repas.
Mascarille
Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.
Trufaldin
Entrez donc.
Lélie
Après vous.
Mascarille
Monsieur, en Arménie,
Les maîtres du logis sont sans cérémonie.
Pauvre esprit ! pas deux mots !
Lélie
D’abord il m’a surpris.
Mais n’appréhende plus, je reprends mes esprits,
Et m’en vais débiter avecque hardiesse…
Mascarille
Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.