Au Lecteur.

Voici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès le début que je ne m’y suis fixé aucun autre but que personnel et privé ; je ne m’y suis pas soucié, ni de te rendre service, ni de ma propre gloire : mes forces ne sont pas à la hauteur d’un tel dessein.

Je l’ai dévolu à l’usage particulier de mes parents et de mes amis pour que, m’ayant perdu (ce qui se produira bientôt), ils puissent y retrouver les traits de mon comportement et de mon caractère, et que grâce à lui ils entretiennent de façon plus vivante et plus complète la connaissance qu’ils ont eue de moi.

S’il s’était agi de rechercher la faveur du monde, je me serais paré de beautés empruntées. Je veux, au contraire, que l’on m’y voie dans toute ma simplicité, mon naturel et mon comportement ordinaire, sans recherche ni artifice, car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y verront sur le vif, mes imperfections et ma façon d’être naturellement, autant que le respect du public me l’a permis.

Si j’avais vécu dans un de ces peuples que l’on dit vivre encore selon la douce liberté des première lois de la nature, je t’assure que je m’y serais très volontiers peint tout entier et tout nu.

Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : il n’est donc pas raisonnable d’occuper tes loisirs à un sujet si frivole et si vain.

Adieu donc.

De Montaigne, ce 12 Juin 1588.

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