Chapitre 6 L’heure des pourparlers est dangereuse.

Je vis dernièrement, dans mon voisinage, à Mussidan, que ceux qui avaient été délogés de force par notre armée criaient à la trahison avec d’autres de leur parti, parce que pendant la recherche d’un accord, et alors que le traité qui avait été passé courait encore, on les avait surpris et mis en pièces. En un autre siècle, leurs protestations auraient pu avoir quelque apparence de raison ; mais comme je l’ai dit plus haut, nos façons d’aujourd’hui sont bien éloignées des règles qu’ils invoquent, et il n’est pas question de faire confiance à qui que ce soit avant que le dernier sceau ne soit apposé. Et même alors, il faut encore être prudent ! De toutes façons, il a toujours été risqué de laisser à la discrétion d’une armée victorieuse le respect de la parole donnée à une ville qui vient de se rendre après avoir adopté une attitude conciliante, et d’en laisser, quand l’affaire est encore chaude, l’entrée libre aux soldats.

L. Aemilius Regillus, prêteur romain, ayant perdu son temps à vouloir prendre la ville de Phocée par la force, du fait de la remarquable résistance dont faisaient preuve les habitants, passa avec eux une convention : ils seraient considérés comme amis du peuple romain, mais le laisseraient entrer chez eux comme dans une ville confédérée, sans avoir à craindre aucune hostilité. Mais quand il y eut introduit son armée pour s’y montrer plus pompeusement, il ne fut plus en mesure, malgré tous ses efforts, de contenir ses gens, et une bonne partie de la ville fut ravagée devant ses yeux : l’avidité et la vengeance avaient pris le pas sur son autorité et la discipline militaire.

Cléomène disait que quel que soit le mal que l’on puisse faire aux ennemis à la guerre, cela ne relevait pas de la justice mais se situait au-dessus d’elle, que ce soit celle des Dieux ou celle des hommes. Ayant conclu une trêve de sept jours avec les Argiens, il alla les attaquer pendant leur sommeil la troisième nuit, et les défit, en prétendant que dans la trêve qu’il avait conclue il n’avait pas été question des nuits… ! Mais les Dieux punirent cette perfide subtilité. Pendant les pourparlers et pendant que les habitants passaient leur temps à discuter de leurs garanties, la ville de Casilinum fut enlevée par surprise. Et cela se produisit pourtant à l’époque des plus justes Capitaines et de l’art militaire romain le plus parfait. Car il n’est pas dit qu’en certaines circonstances, il ne nous soit pas permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, aussi bien que de leur lâcheté. Et la guerre, évidemment, a beaucoup de privilèges « raisonnables » au détriment de la raison elle-même. Ici n’est pas valable, on le voit, la règle : « que personne ne doit chercher à tirer profit de l’ignorance d’autrui » [Cicéron, De Officiis, III, 17]

Mais je m’étonne de l’étendue que Xénophon donne à ces privilèges, par les propos et par les divers exploits de son « parfait empereur », lui, auteur d’une telle importance, à la fois grand Capitaine et philosophe qui fut parmi les premiers disciples de Socrate. Et je ne souscris pas en tout et partout à ce qu’il considère comme permis.

Comme Monsieur d’Aubigny assiégeait Capoue, après une furieuse préparation d’artillerie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, commença à parlementer du haut d’un un bastion, et ses gens relâchèrent un peu leur garde. Du coup les nôtres s’en emparèrent, et mirent tout en pièces.

Et plus récemment encore, à Yvoy, le Seigneur Jullian Romero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connétable, trouva au retour sa ville occupée.

Mais voici, en revanche, ce qui advint au Marquis de Pesquaire qui assiégeait Gênes, où le Duc Octavian Fregose commandait sous notre protection : l’accord entre eux ayant été poussé si loin qu’on le croyait presque fait, au moment de le conclure, voilà que les Espagnols s’étaient glissés dans la place et qu’ils s’y comportèrent comme en terrain conquis. Et encore depuis, à Ligny-en-Barrois, où le Comte de Brienne commandait, l’Empereur étant venu l’assiéger en personne, comme Bertheuille, Lieutenant dudit Comte était sorti pour parlementer, la ville fut prise justement pendant ce temps-là.

La victoire est toujours louable

Que ce soit par la chance ou par l’habileté

dit-on.

[Arioste, Roland furieux, XVI, 1]

Mais le philosophe Chrysippe n’eût pas été de cet avis, et moi je le suis aussi peu que lui. Car il disait que ceux qui rivalisent à la course doivent certes employer toutes leurs forces à la vitesse, mais qu’il ne leur est nullement permis de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrêter, ni de lui faire un croc-en-jambe pour le faire tomber.

Et plus noblement encore, le grand Alexandre, comme Polypercon lui conseillait de profiter de l’obscurité de la nuit pour assaillir Darius, lui répondit : « non, ce n’est pas moi qui chercherai des victoires volées » – « J’aime mieux me plaindre de la Fortune que de rougir de ma victoire »

[Quinte-Curce, IV, 13]

Il dédaigne de frapper Orode dans sa fuite,

De le blesser d’un trait qu’il ne verrait pas venir :

Il court vers lui, et c’est de front, d’homme à homme,

Qu’il l’attaque ; il ne veut pas être le meilleur

Par surprise, mais par la force des armes.

[Virgile, Énéide, X, 732]

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