Chapitre 47 Sur l’incertitude de notre jugement.

C’est bien ce que signifie ce vers :

Il y a bien des façons de parler de tout, et pour et contre.

Prenons un exemple :

Hannibal fut vainqueur, mais ne sut profiter ensuite de sa victoire.

[Pétrarque, sonnet 82]

Si l’on veut se ranger dans le clan de ceux qui, comme nos gens, considèrent que c’était une faute de n’avoir pas poursuivi notre percée, dernièrement, à Moncontour ; ou si l’on veut blâmer le roi d’Espagne de n’avoir pas su exploiter l’avantage qu’il eut contre nous à Saint-Quentin, alors on peut dire que cette faute est due à une âme enivrée de sa bonne fortune, et d’un cœur qui, rempli de ce commencement de succès, perd le goût de vouloir l’accroître, parce qu’il est déjà bien trop occupé à digérer ce qu’il a obtenu. Il est comblé, il ne peut en saisir davantage, indigne qu’il est du sort qui lui a mis un tel bien entre les mains. Car en effet, quel profit tirera-t-il de sa victoire, s’il donne à son ennemi le moyen de se remettre d’aplomb ? Quel espoir peut-on nourrir qu’il ose encore attaquer ceux-ci une fois ralliés et remis en ordre, animés maintenant par le dépit et la soif de vengeance, s’il n’a pas osé ou su les poursuivre quand ils étaient en déroute et effrayés ? Quand le sort est brûlant et que tout cède à la terreur.

[Lucain, La Pharsale, Vii, 734]

Mais que peut-il attendre, après tout, de mieux que ce qu’il vient de perdre ? Ce n’est ici comme à l’escrime, où c’est le nombre des « touches » qui donne la victoire : tant que l’ennemi est debout, il faut recommencer de plus belle. Et il n’y a de victoire que si la guerre prend fin avec elle.

Dans l’escarmouche où il fut en difficulté, près de la ville d’Oricum, César fit des reproches aux soldats de Pompée, disant qu’il eût été perdu si leur capitaine avait su vaincre ; et quand ce fut son tour d’avoir le dessus, il le força bien autrement à jouer de ses éperons.

Mais ne pourrait-on dire aussi le contraire ? Que ne savoir mettre fin à son ambition n’est que l’effet d’un esprit agité et insatiable ; que c’est abuser des faveurs de Dieu que de vouloir leur faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite ; et que de se jeter de nouveau au devant du danger après la victoire, c’est la remettre encore une fois à la merci du hasard ; et qu’enfin, l’une des plus grandes sagesses dans l’art militaire consiste à ne jamais pousser son ennemi au désespoir. Sylla et Marius, pendant la guerre sociale, ayant défait les Marses et voyant encore une troupe de ces ennemis qui, par désespoir, revenait se jeter sur eux, comme des bêtes furieuses, jugèrent qu’il valait mieux ne pas les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eût emporté à poursuivre trop furieusement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l’eût pas souillée par sa mort. Mais c’est pourtant la mémoire de son exemple encore récent qui permit à Monsieur d’Enghien de se garder d’un malheur semblable à Cérisoles. Il est dangereux d’attaquer un homme à qui vous avez ôté toute autre moyen de vous échapper que les armes, car c’est une violente maîtresse d’école que la nécessité : « elles sont terribles, les morsures de la nécessité, quand on l’a irritée ». [Portius Latro, Declamationes]

Celui qui provoque l’ennemi et met en jeu sa vie lui fait payer cher la victoire.

[Lucain, La Pharsale, IV, 275]

Voilà pourquoi Pharax empêcha le roi de Lacédémone, qui venait de remporter la bataille contre les Mantinéens, d’aller affronter le millier d’Argiens qui avaient échappé sans dommage à la défaite de leur armée ; en les laissant filer librement, au contraire, il évita de mettre à l’épreuve leur courage aiguillonné et irrité par le malheur.

Clodomir roi d’Aquitaine, après sa victoire, poursuivit Gondemar roi de Bourgogne qui s’enfuyait, et le força à faire face : son obstination lui ôta le fruit de sa victoire, car il mourut dans l’engagement.

De même, si l’on devait choisir entre une troupe richement et somptueusement armée ou armée seulement du strict nécessaire, il faudrait choisir la première ; c’était l’avis de Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et d’autres encore, que c’est toujours un moyen d’aiguillonner le goût de l’honneur et de la gloire chez le soldat que de se voir si bien paré, et une raison pour lui d’être plus acharné dans les combats, puisqu’il a ses armes à sauver, qu’il considère comme son bien et son héritage. Xénophon dit que c’est la raison pour laquelle les Asiatiques emmenaient avec eux à la guerre leurs femmes et leurs concubines, avec leurs bijoux et leurs richesses les plus précieuses. Mais on pourrait aussi penser, d’un autre côté, que l’on doive plutôt enlever au soldat le souci de se conserver en vie, plutôt que de le renforcer, car il craindra d’autant plus de prendre des risques s’il est richement armé. De plus, ce riche butin ne fera que renforcer chez l’ennemi le désir de la victoire, et l’on a remarqué que à certains moments, cela encouragea vivement les Romains dans leur combat contre les Samnites. Antiochos, montrant à Hannibal l’armée qu’il préparait contre les Romains, riche et avec de magnifiques équipements, lui demanda : « Les Romains se contenteront-ils de cette armée ? – S’ils s’en contenteront ? répondit Hannibal. C’est sûr et certain, si cupides soient-ils. » Lycurgue défendait à ses compatriotes non seulement d’avoir des équipages somptueux, mais aussi de dépouiller leurs ennemis vaincus ; il voulait, disait-il, « que la pauvreté et la frugalité soient autant à l’honneur que la bataille elle-même. » Pendant les sièges comme en d’autres occasions, quand nous pouvons approcher l’ennemi, nous permettons volontiers aux soldats de le braver, de le mépriser, de l’injurier de toutes sortes de façons, et non sans quelque apparence de raison. Car ce n’est pas rien que de leur ôter toute espérance de grâce et d’arrangements en leur montrant qu’il n’est plus question d’attendre cela de celui qu’ils ont si fort outragé, et que le seul remède possible est maintenant la victoire. Mais cela tourna mal pour Vitellius. Ayant affaire à Othon, rendu plus faible que lui par le peu de valeur de ses soldats, qui avaient perdu depuis longtemps l’habitude de se battre, et amollis par les plaisirs de la ville, il les irrita tellement, par ses paroles blessantes, qui leur reprochaient leur pusillanimité, le regret qu’ils éprouvaient pour les femmes et les fêtes de Rome, qu’il leur remit ainsi du cœur au ventre, ce qu’aucune exhortation n’avait pu faire. Il les attira lui-même en somme là où on ne pouvait réussir à les pousser. Et il est vrai que quand ce sont des injures qui touchent au vif, elles peuvent aisément faire que celui qui allait mollement au combat pour la cause de son roi y aille d’une toute autre ardeur pour la sienne propre. Si l’on considère combien est importante la sauvegarde d’un chef dans une armée, et que c’est lui, dont tous les autres dépendent, que vise particulièrement l’ennemi, il semble que l’on ne puisse contester la décision prise par plusieurs grands capitaines de se travestir et déguiser au moment de la mêlée. Malgré tout, l’inconvénient que l’on risque de rencontrer dans ce cas, n’est pas moindre que celui qu’on cherche à éviter : le capitaine ne pouvant plus être reconnu par les siens, le courage qu’ils puisent dans son exemple et dans sa présence leur fait du même coup défaut ; ne voyant plus les marques et les enseignes dont ils ont l’habitude, ils pensent qu’il est mort ou bien qu’il s’est enfui, n’ayant plus d’espoir en l’issue de la bataille. L’expérience montre que tantôt c’est l’une des deux attitudes qui réussit, et tantôt l’autre. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu’il soutint contre le consul Levinus en Italie nous présente l’une et l’autre face de la chose. Car pour avoir voulu se cacher en prenant les armes de Démogaclès et lui donnant les siennes, il sauva certainement sa vie, mais il faillit bien aussi perdre cette bataille.

Alexandre, César et Lucullus aimaient se faire remarquer au combat avec des tenues et des armes riches, d’une couleur brillante et particulière. Agis, Agésilas et le grand Gylipos, au contraire, allaient au combat vêtus de façon ordinaire, sans leurs atours impériaux.

Parmi les reproches faits à Pompée à propos de la bataille de Pharsale, il y a celui d’avoir arrêté son armée pour attendre l’ennemi de pied ferme. Et je reprends ici les mots de Plutarque lui-même, qui valent mieux que les miens : « parce que cela affaiblit la violence que la course donne aux premiers coups, et en même temps enlève l’élan qui jette les combattants les uns contre les autres, et qui d’ordinaire les remplit d’impétuosité et de fureur plus que toute autre chose, quand ils viennent à s’entrechoquer brutalement, et que leur courage s’accroît sous l’effet de la course et des cris ; au contraire cette immobilité fait que leur ardeur est en quelque sorte refroidie et figée. ». Voilà donc ce que dit Plutarque à propos de cette attitude. Mais si César avait perdu ? N’aurait-on pas pu dire aussi bien, au contraire, que la plus forte et solide position est celle dans laquelle on se tient planté sans bouger, et que celui qui est immobile, rassemblant sa force en lui-même et l’économisant, possède un grand avantage sur celui qui est en mouvement, et qui a déjà gaspillé à la course la moitié de son souffle ? Outre qu’il est impossible à une armée, qui est un corps fait de tant de pièces diverses, de se mettre en branle avec cette furie, en un mouvement bien ordonné, sans altérer ni rompre son ordonnance, et que le plus agile ne soit déjà au contact de l’ennemi avant même que son compagnon ne puisse le secourir. Lors de cette mauvaise bataille des deux frères perses, Cyrus et Artaxerxès, le Lacédémonien Cléarque qui commandait les grecs ralliés à Cyrus les mena tranquillement à l’attaque, sans se hâter. Mais à cinquante pas du choc, il les fit courir, espérant, par la brièveté de la distance, préserver leur bon ordre et leur souffle, tout en leur donnant l’avantage de l’impétuosité, à la fois pour eux-mêmes, et pour leurs armes de trait. D’autres chefs ont réglé ce dilemme de cette manière : si les ennemis vous foncent dessus, attendez-les de pied ferme. S’ils vous attendent de pied ferme, foncez-leur dessus. Quand l’empereur Charles-Quint envahit la Provence, le roi François 1er eut le choix entre aller au devant de lui en Italie, ou l’attendre en ses terres.

Il savait combien il est avantageux de conserver son pays à l’abri des troubles de la guerre, afin que, ayant conservé toutes ses forces, il puisse continuellement lui fournir l’argent et les secours dont il pourrait avoir besoin. Que les nécessités de la guerre contraignent toujours à commettre des dégâts, ce qu’on ne peut faire de bon cœur sur ce qui nous appartient. Que le paysan supporte plus facilement les ravages commis par l’ennemi que ceux qui sont dus à son propre camp, et qu’il est facile dans ce dernier cas de créer des mouvements séditieux et des troubles. Que la permission de voler et de piller, qui ne peut être donnée sur son propre sol, est d’un grand secours pour les combattants dans les épreuves de la guerre, car il est difficile à celui qui n’a rien d’autre à espérer que sa solde, de rester dans son devoir, quand il est à deux pas de sa femme et de son foyer. Que celui qui met la nappe supporte toujours les frais. Qu’il est plus excitant d’attaquer que de se défendre. Que la secousse causée dans nos entrailles par la perte d’une bataille est si violente qu’il est difficile qu’elle n’affecte le corps tout entier, étant donné qu’il n’est pas de passion qui soit plus contagieuse que la peur, qui ne s’attrape aussi facilement pour rien, qui se répande plus brusquement qu’elle. Et que les villes qui auront entendu cette tempête jusque devant leurs portes, qui auront recueilli leurs capitaines et leurs soldats encore tremblants et hors d’haleine, risquent fort, dans le feu de l’action, de se jeter dans quelque mauvais parti.

Mais sachant tout cela, il prit pourtant la décision de rappeler les troupes qu’il avait au-delà des monts, et de voir venir l’ennemi.

Car il pensa, au contraire, qu’étant chez lui et parmi ses amis, il ne pouvait manquer d’avoir à sa disposition et en abondance toutes sortes d’avantages : que les rivières et les passages entièrement à sa dévotion lui achemineraient argent et vivres en toute sécurité et sans qu’il soit besoin d’escorte ; que ses sujets seraient d’autant plus dévoués que le danger serait plus près d’eux ; qu’ayant tant de villes et de remparts pour sa sécurité, ce serait à lui de prendre l’initiative du combat, au moment opportun et le plus avantageux ; et que s’il lui plaisait de temporiser, il pourrait, étant bien installé et à l’abri, voir son ennemi se morfondre, et se détruire lui-même. Car lui rencontrerait, au contraire bien des difficultés, s’étant aventuré en pays hostile, n’ayant rien derrière lui ni à côté qui ne lui fît la guerre, nul moyen de renouveler ou de renforcer son armée si la maladie s’y répandait, rien pour mettre à l’abri ses blessés, nul moyen de se reposer et reprendre haleine, aucune connaissance des lieux ni des villages qui puisse le mettre à l’abri des embûches et des surprises, et, s’il venait à perdre la bataille, aucun moyen de sauver les restes de son armée.

Et il ne manquait pas d’exemples en faveur de l’une et de l’autre solution.

Scipion trouva bien meilleur d’aller attaquer le territoire de son ennemi en Afrique, que de défendre le sien et de le combattre en Italie : bien lui en prit. Mais à l’inverse, pendant cette même guerre, Hannibal se perdit en abandonnant la conquête d’un pays étranger pour aller défendre le sien.

Les Athéniens ayant laissé l’ennemi sur leurs terres pour passer en Sicile, eurent le sort contre eux. Mais Agathoclès, roi de Syracuse, l’eut au contraire pour lui en passant en Afrique et laissant la guerre chez lui.

On a donc bien raison de dire que les événements et leur issue dépendent pour l’essentiel, et notamment en temps de guerre, du hasard, qui n’obéit ni à notre raison ni à notre sagesse, comme le disent ces vers :

Souvent malavisé triomphe, et non le prudent.

La Fortune reste sourde aux nobles causes,

Mais semble se porter en aveugle n’importe où,

Car une force nous plie et nous régente,

Et conduit les mortels selon ses lois à elle.

[Manilius, IV, 95-99]

Mais tout bien considéré, il semble que nos desseins et nos décisions dépendent eux aussi, et autant, du hasard, qui met aussi dans nos raisonnements son trouble et son incertitude.

Nous raisonnons de façon hasardeuse et téméraire, dit Timée dans Platon, parce que, comme nous, nos raisonnements relèvent largement du hasard.

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