Chapitre 8 Sur l’oisiveté.

On voit que des terres en friche, quand elles sont grasses et fertiles, foisonnent d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les maintenir en bon état à notre usage, il faut les travailler et les ensemencer. On voit que des femmes produisent d’elles-mêmes des morceaux et des amas de chair informes, mais que pour obtenir une bonne génération naturelle, il faut les engrosser d’une semence extérieure. Il en est de même de nos esprits : si on ne les occupe pas avec quelque chose qui les bride et les contraigne, ils se jettent sans retenue par-ci, par-là, dans le terrain vague de l’imagination.

Comme dans un vase d’airain, la surface de l’eau

réfléchit en tremblant le soleil ou la lune rayonnante,

la lumière voltige partout, s’élève dans les airs

et frappe tout en haut les lambris du plafond

[Virgile, Énéide, VIII, 22-26]

Et il n’est folie ni délire qu’ils ne produisent en cette agitation.

Ils se forgent des chimères,

qui sont comme des songes malades.

[Horace, Art Poétique, 7]

L’esprit qui n’a point de but se disperse car, comme on dit,

C’est n’être nulle part que d’être partout.

[Martial, VII, 3]

Dernièrement, je me suis retiré chez moi, décidé autant que le pourrais à ne rien faire d’autre que de passer en me reposant, à l’écart, le peu de temps qui me reste à vivre. Il me semblait que je ne pouvais faire une plus grande faveur à mon esprit que de le laisser en pleine oisiveté, à s’entretenir lui-même, s’arrêter et se retirer en lui-même. J’espérais qu’il pourrait le faire désormais plus facilement, étant devenu, avec le temps, plus pondéré et plus mûr. Mais je découvre que

L’oisiveté dissipe toujours l’esprit en tous sens

[Lucain, La Pharsale, IV, 704]

et que, au contraire, comme un cheval échappé, il se donne cent fois plus de mal pour lui-même qu’il n’en prenait pour les autres. Et il me fabrique tant de chimères et de monstres extraordinaires les uns sur les autres, sans ordre et sans raison, que pour en examiner à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé à mettre cela par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même.

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