Chapitre 35 Sur l’usage de se vêtir.

Où que je veuille aller, il me faut forcer quelque barrière érigée par l’usage, tant il a soigneusement barré toutes nos avenues. Je me demandais, en cette saison frileuse, si cette façon qu’ont les peuples dernièrement découverts d’aller tout nus était due à la chaude température de l’air, comme nous le disons à propos des Indiens et des Maures, ou si elle est originelle chez l’homme. Sur des sujets comme celui-ci, où il faut distinguer les lois naturelles de celles qui ont été inventées, et d’autant que tout ce qui est sous le ciel, comme le dit la Sainte Écriture, est astreint aux même lois, les gens intelligents allèguent ordinairement l’ordonnance générale du monde, où rien n’est artificiel.

Or, comme tout par ailleurs est exactement pourvu de fil et d’aiguille pour pouvoir se maintenir en état, il est peu vraisemblable que nous soyons les seuls à avoir été faits dans un état défectueux et indigent, dans un état qui ne puisse se maintenir sans secours extérieur. C’est pourquoi, de même que les plantes, les arbres, les animaux, tout ce qui vit se trouve naturellement pourvu d’une protection suffisante pour se défendre contre les injures du temps,

Aussi la plupart des corps sont-ils enveloppés

De cuir, de coquille, de callosités ou d’écailles.

[Lucrèce, IV, 936-37]

de même je pense que nous l’étions nous aussi.

Mais comme ceux qui éteignent la lumière du jour par une lumière artificielle, nous avons éteint nos propres moyens par des moyens empruntés. Et il est aisé de voir que c’est l’habitude qui nous rend impossible ce qui ne l’est pas. Car parmi ces peuples qui ne connaissent pas les vêtements, il s’en trouve qui habitent à peu près sous le même climat que le nôtre ; et de plus, la partie la plus délicate de nous-mêmes est celle qui se trouve toujours à découvert : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; chez nos paysans comme chez nos aïeux, la poitrine et le ventre également. Si nous étions nés avec l’obligation de porter des cotillons et des culottes « à la grecque », il ne fait pas de doute que la nature n’eût muni d’une peau plus épaisse ce qu’elle eût abandonné à l’injure des saisons, comme elle l’a fait pour le bout des doigts et pour la plante des pieds. Pourquoi cela semble-t-il difficile à croire ? Entre ma façon d’être vêtu et celle d’un paysan de chez nous, je trouve qu’il y a bien plus de différence qu’entre la sienne et celle d’un homme qui n’est vêtu que de sa peau.

Et combien d’hommes, surtout en Turquie, vont nus par dévotion !

Je ne sais plus qui demanda un jour à un de nos gueux, qu’il voyait en chemise en plein hiver, et d’aussi bonne humeur que celui qui se tient emmitouflé jusqu’aux oreilles dans des fourrures de martre : « comment pouvez-vous endurer cela ? » – « Vous, monsieur, répondit-il, vous avez le visage découvert. Eh bien ! moi je suis tout entier un visage ! »

Les Italiens racontent que le fou du duc de Florence, il me semble, à qui son maître demandait comment, si mal vêtu, il pouvait supporter le froid, qu’il ne pouvait supporter lui-même, répondit : « Suivez ma recette : mettez sur vous tous les vêtements dont vous disposez, comme je fais avec les miens, et vous n’en souffrirez pas plus que moi. »

On ne put jamais convaincre le roi Massinissa, même dans son extrême vieillesse, de se couvrir la tête, quelque froid, orage ou pluie qu’il fît ; et l’on dit aussi cela de l’empereur Sévère.

Dans les batailles entre les Égyptiens et les Perses, Hérodote dit avoir remarqué, et d’autres aussi, que parmi les morts, le crâne des Égyptiens était incontestablement plus dur que celui des Perses, pour la bonne raison que ces derniers portaient toujours des coiffes ou des turbans, alors que les autres avaient la tête rasée dès l’enfance et allaient toujours nu-tête. Jusqu’à sa fin, le roi Agésilas s’était fait une règle de porter les mêmes vêtements été comme hiver. Selon Suétone, César marchait toujours devant ses troupes, et le plus souvent à pied, tête nue, qu’il fasse soleil ou pluie ; et l’on dit aussi la même chose d’Hannibal,

Alors, sur sa tête nue, il reçut à torrents

La pluie et les cataractes du ciel.

[Silius Italicus, Les Puniques, I, 250-51]

Un Vénitien, qui vécut longtemps dans les Indes Orientales, et qui en revient tout juste, dit que là-bas les hommes et les femmes couvrent leur corps mais vont toujours pieds nus, même à cheval. Et Platon conseille bizarrement, pour la santé de tout le corps, de ne donner à la tête et aux pieds d’autre couverture que celle que la nature y a mise. Étienne Bathory que les Polonais ont choisi comme roi, après Henri d’Anjou qui a été ensuite le nôtre sous le nom d’Henri III, et qui est à la vérité un des plus grands princes de notre siècle, ne porte jamais de gants, et ne change jamais quand il sort le bonnet qu’il porte à l’intérieur, quel que soit le temps qu’il fait, même en hiver. Si je ne puis supporter d’être déboutonné et débraillé, les laboureur de mon voisinage, eux, se sentiraient bien gênés de ne pas l’être. Varron prétend que, quand on ordonna que nous gardions la tête nue en présence des dieux ou du magistrat, on le fit plus par souci de notre santé et pour nous protéger des injures du temps que comme une marque de respect. Et puisque nous sommes sur le froid, et que nous, Français, sommes habitués à mettre des vêtements bigarrés (mais pas moi, je ne m’habille guère que de noir ou de blanc, comme le faisait mon père), ajoutons ceci : le Capitaine Martin Du Bellay raconte avoir vu, pendant l’expédition au Luxembourg, les gelées si rudes, que le vin des provisions était coupé à coups de hache, qu’il était distribué au poids aux soldats, et qu’ils l’emportaient dans des paniers. Ovide dit des choses du même genre :

Le vin conserve la forme de la cruche.

Ce n’est plus un breuvage : on le boit en morceaux !

[Ovide, Tristes, III, x, 23]

Les gelées sont si rudes à l’embouchure du Marais Méotide, qu’à l’endroit même où le lieutenant de Mithridate avait livré bataille aux ennemis à pied sec, et les avait vaincus, il gagna encore contre eux, l’été venu, une bataille navale ! Les Romains furent très désavantagés dans le combat qu’ils livrèrent contre les Carthaginois près de Plaisance, parce qu’ils montèrent à la charge le sang figé et les membres transis de froid ; Hannibal, de son côté, avait fait faire du feu dans tout son camp pour réchauffer ses soldats, et distribuer de l’huile dans les compagnies, afin qu’ils puissent en frictionner leurs membres engourdis et rendre ainsi leurs nerfs plus souples et protéger les pores de leur peau contre les bourrasques et le vent glacé qui soufflait alors. La retraite des Grecs, revenant de Babylone vers leur pays, est célèbre par les difficultés et les souffrances qu’ils eurent à surmonter. C’est ainsi par exemple, qu’ils furent accueillis dans les montagnes d’Arménie par une terrible tempête de neige, et qu’ils en perdirent leur chemin, ne reconnaissant plus le pays. Étant soudain attaqués, ils durent rester un jour et une nuit sans boire ni manger, et la plupart de leurs bêtes moururent. Parmi eux, il y eut beaucoup de morts ; nombre d’entre eux devinrent aveugles à cause du grésil et de la lumière éblouissante de la neige ; beaucoup d’autres avaient les extrémités des membres gelées, d’autres encore étaient raides, transis, et immobilisés par le froid, et pourtant encore pleinement conscients. Alexandre vit un peuple chez qui on enterre les arbres fruitiers en hiver pour les protéger de la gelée. Nous pouvons aussi voir cela chez nous. À propos de vêtements : le roi du Mexique changeait quatre fois par jour de vêtements et jamais ne les remettait. Il employait ceux qu’il ôtait à ses libéralités et récompenses continuelles, de même que jamais ni pot, ni plat, ni ustensile de sa cuisine et de sa table ne lui étaient présentés deux fois.

Share on Twitter Share on Facebook