Chapitre 29 Sur la modération.

Comme si notre toucher était vénéneux, nous corrompons en les manipulant les choses qui d’elles-mêmes sont belles et bonnes. Nous pouvons rendre la vertu vicieuse si nous l’étreignons avec un désir trop âpre et trop violent. Ceux qui disent que la vertu ne peut jamais être excessive, car alors il ne s’agit plus de vertu, ne font que jouer sur les mots.

Le sage doit être appelé insensé, et le juste injuste, s’ils vont trop loin dans leur effort pour atteindre la vertu même.

[Horace, Épîtres, I, 6, v. 15]

C’est là une réflexion philosophique subtile. On peut aimer trop la vertu, et commettre des excès au cours d’une action juste. C’est le sens de la parole divine : « Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut : soyez sages avec modération. » J’ai vu un grand personnage nuire à la réputation de sa religion à force de se montrer religieux au delà de toute mesure pour un homme de sa condition. J’aime les gens dont le caractère est tempéré et moyen. Le manque de modération, même pour le bien, ne m’offense pas, mais m’étonne, et je ne sais comment nommer cette attitude. Je trouve plus étrange que juste l’attitude de la mère de Pausanias, qui donna la première information sur son fils et lui jeta la première pierre à sa mort ; de même pour le dictateur Posthumius, qui fit mourir son fils que l’ardeur de la jeunesse avait jeté sur les ennemis avec succès, mais en outrepassant le rôle qui aurait dû rester le sien. Je ne conseillerais pas, je ne suivrai pas non plus une vertu si féroce et qu’il faut payer si cher. L’archer dont la flèche va au-delà du but manque son coup tout comme celui qui ne parvient même pas à l’atteindre. Et mes yeux se troublent également, que je les tourne brusquement vers une lumière vive ou vers l’obscurité. Dans Platon, Calliclès dit que l’excès de philosophie est dommageable, et il conseille de ne pas s’y aventurer plus loin qu’il n’est utile. Prise avec modération, elle est agréable et avantageuse, mais qu’à la fin elle rend l’homme sauvage et vicieux : dédaigneux des religions et des lois communes, ennemi de la conversation en société, des plaisirs humains, et incapable de toute responsabilité politique, incapable de secourir autrui, aussi bien que soi-même… bref il mériterait une bonne paire de claques ! Et il dit vrai, car par ses excès, la philosophie asservit notre liberté naturelle, et nous fait quitter, par d’importunes subtilités, le beau chemin bien droit que la nature nous a tracé. Le sentiment que nous avons envers nos femmes est tout à fait légitime. Et pourtant, la théologie ne laisse pas de le brider, de le restreindre. Il me semble avoir lu autrefois chez saint Thomas, en un passage où il condamne les mariages entre parents aux degrés défendus, cette raison parmi les autres : il y a danger que ce sentiment que nous portons à une telle femme soit immodéré, car si, comme il se doit, l’affection maritale s’y trouve entière et parfaite, et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit à la parentèle, il n’y a guère de doute que ce surcroît emportera le mari bien au-delà des limites de la raison. Les disciplines qui règlent les mœurs des hommes, comme la théologie et la philosophie, se mêlent de tout. Il n’est pas d’action, si privée et si secrète soit-elle, qui échappe à leur connaissance et à leurs règlements. Bien naïfs sont ceux qui plaident pour la liberté des femmes : elles-mêmes laissent tripoter autant qu’on veut leurs avantages, alors qu’en médecine, la pudeur le leur défend. Je veux donc, de leur part, apprendre ceci aux maris, s’ils s’en trouve encore qui soient trop acharnés, à savoir : que les plaisirs qu’ils éprouvent à approcher leurs femmes sont condamnables si la modération n’y est respectée. Et qu’il y a là de quoi sombrer dans la licence et les débordements, tout comme lorsqu’il s’agit de plaisirs illégitimes. Ces caresses impudiques auxquelles l’ardeur première nous incite dans les jeux de l’amour ne sont pas seulement indécentes envers nos femmes, mais dommageables pour elles. Qu’elles apprennent plutôt l’impudeur en d’autres mains ! Elles sont toujours bien assez stimulées pour nos besoins. Je n’ai jamais pratiqué en ces matières que ce qui relève d’une éducation naturelle et simple. Le mariage est une liaison religieuse et sainte ; voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire doit être un plaisir retenu, sérieux, et mêlé à quelque sévérité ; ce doit être une volupté plutôt sage et consciencieuse. Et comme sa finalité principale est la procréation, il en est pour se demander s’il est permis de chercher encore à faire l’amour avec nos épouses, lorsque nous ne pouvons pas espérer en obtenir de fruit, soit parce qu’elles en ont dépassé l’âge, soit parce qu’elles sont déjà enceintes. Selon Platon, c’est un homicide. Certaines nations (et entre autres la mahométane) considèrent comme une abomination le fait de s’unir à une femme enceinte. D’autres condamnent de même pour les rapports durant les règles. Zénobie ne recevait son mari que pour une seule étreinte, et cela fait, elle le laissait courir tout le temps de sa conception, lui donnant seulement après la permission de recommencer : bel et noble exemple de mariage. Platon emprunta à quelque poète privé et affamé de ce plaisir ce récit : Jupiter fut pris un jour d’un désir si ardent envers sa femme que, ne pouvant attendre qu’elle eût gagné son lit, il la culbuta sur le plancher ; et dans la violence du plaisir qu’il en eut, il oublia les grandes et importantes résolutions qu’il venait de prendre avec les autres dieux en sa cour céleste. Et se vantait depuis qu’il avait trouvé aussi bon ce coup-là que lorsqu’il l’avait dépucelée en cachette de ses parents. Les rois de Perse faisaient venir leurs femmes à leurs festins, mais quand le vin venait à les échauffer pour de bon, et qu’il fallait lâcher la bride à la volupté, ils les renvoyaient dans leurs appartements, pour qu’elles ne participent pas à l’assouvissement de leurs désirs débridés ; et ils faisaient venir à leur place, des femmes envers lesquelles ils n’avaient pas la même obligation de respect. Tous les plaisirs et toutes les faveurs ne sont pas également bons pour tous les gens. Epaminondas avait fait emprisonner un garçon débauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté par faveur pour lui, mais il refusa, et l’accorda à une fille de sa connaissance, qui le lui avait aussi demandé, disant que c’était là une faveur bonne pour une amie, pas pour un capitaine. Sophocle, quand il était collègue de Périclès dans la magistrature, voyant par hasard passer un beau garçon, s’écria : « Ô le beau garçon que voilà ! ». – « Ce serait bon pour tout autre qu’à un magistrat, qui doit avoir non seulement les mains, mais aussi les yeux chastes » lui dit Périclès. À sa femme qui se plaignait de ce qu’il se laissait aller à aimer d’autres femmes, l’empereur Elius Verus répondit qu’il le faisait par raison de conscience, le mariage étant un honneur et une dignité, nom une occasion de folâtre et lascive concupiscence. Et notre histoire ecclésiastique a conservé avec honneur la mémoire de cette femme qui répudia son mari parce qu’elle ne supportait pas ses attouchements par trop insolents et dévergondés. Il n’est en somme aucune volupté, si légitime soit-elle, dans laquelle l’excès et l’intempérance ne puisse nous être reprochés. Mais à vrai dire, n’est-ce pas un misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouvoir, de par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir pur et entier, qu’il se met aussitôt en peine de le réprimer en raisonnant… Comme s’il n’était pas assez misérable, son habileté et ses efforts tendent à augmenter sa misère.

Nous employons notre habileté à augmenter la misère de notre sort.

[Properce, II, vii, 32]

La sagesse humaine fait bien sottement l’ingénieuse, en s’exerçant à réduire le nombre et la douceur des plaisirs qui sont les nôtres, de la même façon qu’elle parvient, favorablement et habilement, grâce à ses artifices, à nous peigner et nous farder les maux pour nous en alléger la sensation. Si j’avais été le chef d’un parti [religieux], j’eusse pris une autre voie, plus naturelle, et en somme, celle de la vérité, commode et sainte. Et j’eusse peut-être été assez fort pour lui imposer des bornes. Nos médecins spirituels et corporels, comme s’ils avaient lié complot entre eux, ne trouvent aucun autre moyen de guérison, ni remède aux maladies du corps et de l’âme, que par les tourments, la douleur et la peine. Les veilles, les jeûnes, les chemises de crin, les exils lointains et solitaires, les prisons perpétuelles, les verges et autres souffrances ont été institués pour cela. Mais à condition toutefois que ce soient de véritables souffrances, qu’il y ait en eux une amertume poignante, et qu’il n’en soit point comme dans le cas d’un certain Gallio que l’on avait envoyé en exil en l’île de Lesbos : on fut averti à Rome qu’il s’y donnait du bon temps et que ce qu’on lui avait imposé comme une sanction tournait à son avantage. Du coup on se ravisa, on le rappela auprès de sa femme, en sa maison, et on lui enjoignit de s’y tenir, pour que la punition soit vraiment adaptée à ce qu’il était condamné à ressentir. Car pour celui dont le jeûne renforcerait la santé et l’allégresse, à qui le poisson serait plus appétissant que la viande, ce ne seraient plus alors des remèdes salutaires. Pas plus que dans l’autre médecine – celle des corps – les drogues n’ont d’effet pour celui qui les prend avec appétit et plaisir : car l’amertume et la difficulté sont des conditions favorables à leur action. Celui qui prendrait la rhubarbe comme une drogue familière en gâcherait l’usage : il faut que ce soit quelque chose qui blesse notre estomac pour le guérir. Et ici l’on voit que la règle commune, qui veut que les choses guérissent par leur contraire est en défaut, car c’est le mal qui guérit le mal. Cette façon de voir se rapporte à cette autre, très ancienne, qui consiste à croire qu’il est agréable au Ciel et à la Nature de nous voir nous massacrer et nous entre-tuer, opinion d’ailleurs universellement adoptée par toutes les religions. Du temps de nos pères encore, Amurat, lors de la prise de l’isthme de Corinthe, immola six cents jeunes hommes grecs à l’âme de son père, afin que ce sang servît à favoriser l’expiation des péchés du trépassé. Et dans les nouvelles terres découvertes à notre époque, encore pures et vierges auprès des nôtres, cet usage [des sacrifices] est communément admis. Toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans de multiples exemples d’horrible cruauté : on brûle vives les victimes ; on les retire à demi-brûlées du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles. D’autres, et même des femmes, sont écorchées vives et on en revêt d’autres avec ces peaux sanglantes, ou on leur en fait des masques. Et les exemple de courage et de résolution ne manquent pas : ces pauvres gens que l’on va sacrifier, vieillards, femmes, enfants, vont eux-mêmes quêter les aumônes pour les offrandes de leur sacrifice, et se présentent à cette boucherie en chantant et dansant avec les assistants. Les ambassadeurs du roi de Mexico, pour faire sentir à Fernand Cortez la grandeur de leur maître, après lui avoir dit qu’il avait trente vassaux dont chacun pouvait rassembler mille combattants, et qu’il résidait dans la plus belle et la plus forte ville qui soit sous le Ciel, ajoutèrent qu’il pouvait sacrifier aux dieux cinquante mille hommes par ans. Et on dit en effet qu’il entretenait la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l’entraînement de la jeunesse de son pays, mais surtout pour avoir des prisonniers de guerre disponibles comme victimes pour ses sacrifices. Et ailleurs, en une certaine ville, en l’honneur de la venue dudit Cortès, on sacrifia cinquante hommes d’un seul coup. Et je raconterai encore ceci : certains des peuples qui avaient été vaincus par Cortez, lui envoyèrent des messagers pour lui dire qu’ils le reconnaissaient comme leur maître et tâcher d’obtenir son amitié. Ils lui présentèrent pour cela trois sortes de présents : « Seigneur, voilà cinq esclaves ; si tu es un dieu cruel qui se repaît de chair et de sang, mange-les, et nous t’en amènerons d’autres. Si tu es un dieu bienveillant, voilà de l’encens et des plumes. Si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici. »

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