Chapitre 22 Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas facilement une loi reçue.

Il me semble avoir très bien compris la force de l’habitude, celui qui inventa ce conte selon lequel une villageoise, ayant été habituée à caresser et à porter entre ses bras un veau depuis sa naissance, et continuant à le faire, réussit grâce à l’accoutumance, à le porter encore quand il fut devenu grand. Car c’est, en vérité, une violente et traîtresse maîtresse d’école que l’habitude. Elle introduit en nous son autorité, peu à peu, à la dérobée ; mais par ce doux et humble commencement, l’ayant affermi et incrusté avec l’aide du temps, elle nous montre bientôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons même plus la liberté de lever les yeux. Nous voyons bien qu’à tous les coups elle enfreint les règles de la nature :

« L’usage, le plus puissant maître de toutes choses. »

[Pline l’Ancien, Hist. Natur., XXV, 2.]

Là-dessus, je crois ce que dit Platon avec sa « caverne » dans sa République, et je crois les médecins qui abandonnent si souvent les méthodes de leur art au profit de son autorité. Voilà un roi qui, en suivant ses principes, habitua son estomac à se nourrir de poison ; Albert le Grand raconte qu’une fille s’était habituée à vivre d’araignées. Et dans les Indes Nouvelles on trouva de grands peuples, en des climats très divers, qui en vivaient, en faisaient provision, et même les élevaient, comme ils le faisaient aussi avec des sauterelles, des fourmis, des lézards, des chauves-souris. Un crapaud fut vendu six écus pendant une famine. Ils font cuire tout cela et les apprêtent avec différentes sauces. On en a trouvé d’autres encore pour qui nos viandes et nos aliments étaient mortels et vénéneux. « Grande est la force de l’habitude : les chasseurs passent leurs nuits dans la neige ; ils se brûlent au soleil des montagnes. Et les pugilistes meurtris par le ceste ne se plaignent même pas. » [Cicéron, Tusculanes, II, 17] Pour être étrangers, ces exemples ne sont pas étranges, si nous considérons ce que nous supportons d’ordinaire, et combien l’accoutumance hébète nos sens. Pas besoin d’aller chercher ce qu’on dit des voisins des cataractes du Nil, ni ce que les philosophes disent de la musique céleste. On sait en effet que les corps qui tournent sur ces cercles, étant solides et polis, et venant à s’effleurer et se frotter les uns aux autres dans leur course, ne peuvent manquer de produire une merveilleuse harmonie, dont les cadences et variations sont gouvernés par les changements et mouvements de la danse des astres. Il suffit de savoir que de façon générale, les oreilles des créatures d’ici-bas, endormies comme celles des égyptiens, par la permanence de ce son, ne peuvent plus le percevoir, si grand qu’il soit. Les maréchaux-ferrants, les meuniers, les armuriers, ne pourraient résister aux bruits qu’ils subissent s’ils les percevaient comme nous. Mon pourpoint parfumé est agréable à mon nez ; mais si je le porte trois jours de suite, il ne l’est plus que pour le nez des gens de l’assistance. Et ce qui est encore plus étrange, c’est que malgré de longs intervalles et des périodes d’interruption, l’accoutumance puisse quand même marquer nos sens de son empreinte, comme le savent les voisins des clochers. Je loge, chez moi, dans une tour où, au lever du jour et au couvre-feu, une très grosse cloche sonne tous les jours l’Ave Maria. Ce tintamarre ébranle ma tour elle-même, et les premiers temps, je le trouvais insupportable. Mais en peu de temps, je m’y suis fait au point que je l’entends maintenant sans en être gêné, et même souvent sans qu’il me réveille. Platon gronda un enfant qui jouait aux noix. L’enfant répondit : « Tu me grondes pour peu de chose. – L’accoutumance, répliqua Platon, n’est pas une chose de peu d’importance. »

Je trouve que nos plus grands vices s’inscrivent en nous dès notre plus tendre enfance, et que la formation de notre caractère est entre les mains des nourrices. C’est une distraction pour les mères de voir un enfant tordre le cou à un poulet et s’amuser à torturer un chien ou un chat. Et c’est un sot, le père qui voit son fils frapper injustement un paysan, ou un laquais, et considère cela comme l’heureux augure d’un fort caractère, ou qui voit un signe de finesse dans le fait qu’il dupe son camarade par quelque méchante et déloyale tromperie.

Car ce sont là les vraies semences et racines de la cruauté, de la tyrannie et de la trahison : elles commencent à germer là, poussent ensuite vigoureusement, et prospèrent enfin par les soins de l’habitude. Et c’est une éducation très dangereuse que d’excuser ces détestables dispositions par le jeune âge et le caractère bénin des faits. Premièrement, parce que c’est la nature qui parle, et que sa voix est d’autant plus pure et plus naïve qu’elle est plus fragile et plus neuve. Deuxièmement, la laideur de la tromperie n’a rien à voir avec le fait qu’il s’agit d’argent ou de haricots ; elle réside en elle-même. Je trouve bien plus juste de conclure ainsi : « Pourquoi ne tricherait-il pas avec de l’argent, puisqu’il triche avec des haricots ? » plutôt que de dire comme souvent : « Il ne triche qu’avec des haricots, il ne le ferait pas avec de l’argent. » Il faut apprendre soigneusement aux enfants à haïr les vices dans leur nature même, leur en apprendre la laideur foncière, de façon à ce qu’ils ne les fuient pas seulement dans leurs conséquences, mais surtout dans leur cœur. Il faut que la pensée même leur en soit odieuse, quel que soit le masque dont ils s’affublent. J’ai toujours voulu, dans mon enfance, marcher droit sur les grands chemins, et toujours répugné à la tricherie ou à la ruse dans mes jeux. Et comme il ne faut pas considérer les jeux des enfants comme des jeux, mais comme leurs actions les plus sérieuses, il n’est de distraction si légère à laquelle je n’apporte aujourd’hui, intérieurement, par une propension naturelle, et sans avoir à m’y appliquer, une très grande répugnance à tricher. Je joue aux cartes contre ma femme et ma fille pour quelques sous, et qu’il me soit indifférent de gagner ou de perdre, ou qu’au contraire je me prenne au jeu, j’en tiens le compte comme si c’était des écus. En tout et partout, mes yeux suffisent à me maintenir dans mon devoir : il n’y a rien qui me surveille d’aussi près, et que je respecte plus. Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien entraîné ses pieds pour le service que lui devaient les mains, qu’ils en ont, en vérité, à moitié oublié leur fonction naturelle. D’ailleurs il les nomme ses mains ; il coupe, il charge un pistolet et le décharge, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il ôte son bonnet, se peigne, joue aux cartes et aux dés, et les agite avec autant de dextérité que n’importe qui d’autre. L’argent que je lui ai donné, il l’a pris dans son pied comme nous le faisons avec notre main. J’en ai vu un autre quand j’étais enfant qui maniait une épée à deux mains et une hallebarde, en les tenant avec le pli de son cou, faute de mains ; il les jetait en l’air et les rattrapait, lançait une dague, et faisait claquer un fouet aussi bien qu’un charretier de France. Mais on voit bien mieux les effets de l’habitude aux étranges impressions qu’elle laisse en nos esprits, où elle ne trouve pas beaucoup de résistance. Que ne peut-elle sur nos jugements et nos croyances ? Je laisse à part la grossière imposture de nos religions, dont tant de grandes nations et tant de grands personnages se sont enivrés, car ce domaine échappant à notre raison humaine, il est plus excusable de s’y perdre, si l’on n’y est pas spécialement éclairé par la faveur divine. Mais à part cela, y a-t-il une opinion, si bizarre soit-elle, que l’habitude n’ait enracinée et établie par des lois dans les régions où bon lui a semblé ? Aussi est-elle juste, cette ancienne exclamation :

« N’est-il pas honteux pour un physicien dont le rôle est d’observer et de scruter la nature, de demander à des esprits prévenus par la coutume un témoignage sur la vérité ! »

[Cicéron, De la nature des Dieux, I, XXX]

Je pense qu’il n’apparaît dans l’imagination de l’homme aucune idée si folle soit-elle, qui n’ait d’exemple dans l’usage courant, et que par conséquent, notre raison n’étaye ni ne fonde. Il est des peuples où on tourne le dos à celui qu’on salue, où l’on ne regarde jamais celui qu’on veut honorer. Il en est où, quand le roi crache, la plus favorite des dames de sa cour tend la main ; et dans une autre nation, les personnages les plus en vue qui l’entourent se baissent à terre pour ramasser son ordure dans un linge. Prenons ici la place pour introduire un récit. Un gentilhomme français se mouchait toujours avec la main, (chose très contraire à nos usages). Se défendant sur ce point, (et il était réputé pour ses plaisanteries), il me demanda quel privilège pouvait bien avoir ce sale excrément pour qu’on lui fournisse un beau linge délicat pour le recevoir, et, qui plus est, pour l’empaqueter et le serrer sur nous ? Que cela devait causer plus de dégoût que de le voir déverser n’importe où, comme nous le faisons pour tous nos autres excréments. J’ai trouvé qu’il ne parlait pas du tout sans raison : l’habitude m’avait ôté la possibilité de me rendre compte de cette bizarrerie, alors que nous trouvons pourtant si laides les bizarreries quand elles nous viennent d’un autre pays. Les miracles viennent de l’ignorance en laquelle nous sommes de la nature, et non de la nature elle-même. L’accoutumance émousse notre jugement. Les Barbares ne sont en rien plus étonnants pour nous que nous pour eux, ils n’ont pas de raison de l’être, comme chacun l’admettrait, après s’être promené dans ces exemples venus de loin, s’il savait se pencher sur les siens propres, et les examiner avec soin. La raison humaine est une décoction faite à partir du poids sensiblement égal donné à toutes nos opinions et nos mœurs, de quelque forme qu’elles soient ; sa matière est infinie, infinie sa diversité. Mais je reviens à mon propos. Il est des peuples où, sauf sa femme et ses enfants, personne ne parle au roi que par un intermédiaire. Dans une même nation, les vierges montrent leur sexe à découvert, et les mariées le couvrent et le cachent soigneusement. À cela, une autre coutume, ailleurs, offre quelque relation : la chasteté n’y est prisée que pour le service du mariage, car les filles peuvent se donner librement, et si elles sont engrossées, se faire avorter avec les médicaments appropriés, au vu de tout un chacun. Et d’ailleurs, si c’est un marchand qui se marie, tous les marchands invités à la noce couchent avec l’épousée avant lui ; et plus ils sont nombreux, plus elle en tire d’honneur et de réputation de robustesse et de capacité. Si un officier se marie, il en va de même. Et de même si c’est un noble. Et ainsi des autres, sauf si c’est un laboureur ou quelqu’un du bas peuple, car alors, c’est au seigneur de le faire. Et on ne manque pas, pourtant, de recommander strictement la fidélité pendant le mariage… Il est des peuples où il y a des bordels publics pour les hommes, et même des mariages entre eux ; où les femmes vont à la guerre avec leurs maris et ont leur place, non seulement au combat, mais au commandement. Où l’on porte non seulement des bagues au nez, aux lèvres, aux joues, et aux orteils, mais aussi des baguettes d’or fort lourdes au travers des tétons et des fesses. Où en mangeant on s’essuie les doigts aux cuisses, aux bourses, et à la plante des pieds. Où les enfants ne sont pas héritiers, mais les frères et les neveux. Et ailleurs, les neveux seulement, sauf pour la succession du Prince. Où pour régler la communauté des biens qui est l’usage, certains magistrats souverains ont la charge collective de la culture des terres, et de la distribution des fruits, selon les besoins de chacun. Où l’on pleure la mort des enfants et l’on fête celle des vieillards. Où les hommes couchent à dix ou douze ensemble dans le même lit avec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente peuvent se remarier, et les autres non. Où l’on a si peu d’estime pour la condition des femmes qu’on tue les filles à la naissance, et que l’on achète des femmes aux peuples voisins en cas de besoin. Où les maris peuvent répudier leurs femmes sans alléguer aucun motif, et les femmes ne peuvent quitter leurs maris pour quelque raison que ce soit. Où les maris ont le droit de les vendre si elles sont stériles. Où les gens font cuire, puis piler, le corps du trépassé, jusqu’à ce qu’il soit réduit en une sorte de bouillie, qu’ils mélangent alors à leur vin, et qu’ils boivent. Où la plus désirable des sépultures consiste à être mangé par les chiens. Ou ailleurs, par des oiseaux. Des peuples où l’on croit que les âmes heureuses vivent en toute liberté, dans des jardins délicieux, pourvus de toutes sortes d’agréments, et que ce sont elles qui produisent l’écho que nous entendons. Où les hommes combattent dans l’eau, et tirent droit au but des flèches avec leurs arcs tout en nageant. Où pour signe de sujétion, il faut hausser les épaules, et baisser la tête, et se déchausser quand on entre dans l’appartement du roi. Où les eunuques qui gardent les religieuses ont en plus le nez et les lèvres coupés, pour qu’ils ne puissent même pas être aimés ; et où les prêtres se crèvent les yeux pour s’aboucher avec les démons et recevoir leurs oracles. Où chacun fait un Dieu de ce qui lui plaît, le chasseur d’un lion ou d’un renard, le pêcheur de quelque poisson, et où chaque action ou passion humaine devient une idole ; où le soleil, la lune, et la terre sont les dieux principaux : pour prêter serment, on touche la terre en regardant le soleil. Où la viande et le poisson se mangent crus. Des peuples où le grand serment se fait en jurant par le nom d’un trépassé qui a joui d’une bonne réputation par le pays, en posant la main sur sa tombe. Où les étrennes que le roi envoie chaque année à ses vassaux, c’est du feu, et quand on l’apporte, on éteint tous les feux anciens, et à ce nouveau feu, les peuples voisins sont tenus de venir prendre de quoi allumer le leur, chacun pour soi, sous peine de crime de lèse-majesté. Où, quand le roi abandonne sa charge pour se consacrer à la dévotion, ce qui arrive souvent, son successeur est obligé d’en faire autant, et passe la royauté au troisième successeur. Où l’on change la forme des institutions selon que les affaires l’exigent : on dépose le roi quand cela semble bon de le faire, et on le remplace par des anciens à la tête de l’état, ou encore on abandonne le pouvoir entre les mains du peuple. Des peuples où les hommes et les femmes sont circoncis et baptisés de la même façon. Où le soldat qui, après un ou plusieurs combats, parvient à présenter à son roi sept têtes d’ennemis, est anobli. Où l’on vit avec l’opinion si rare et si peu sociable, de la mortalité des âmes. Où les femmes accouchent sans plainte et sans effroi. Où les femmes portent à l’une et l’autre jambe des jambières de cuivre, et où, si un pou les mord, elles sont tenues par un devoir de magnanimité, de le mordre à leur tour. Où elles n’osent pas prendre d’époux avant d’avoir offert leur pucelage à leur roi, s’il en veut. Où l’on salue en mettant le doigt à terre, puis en le levant vers le ciel. Où les hommes portent les charges sur la tête et les femmes sur les épaules. Où elles pissent debout, et les hommes accroupis. Où ils envoient leur sang en signe d’amitié, et brûlent de l’encens pour les hommes qu’ils veulent honorer, comme pour leurs dieux. Où la parenté est interdite dans les mariages, non seulement jusqu’au quatrième degré, mais n’est licite à aucun degré. Où les enfants sont pendant quatre ans en nourrice, et souvent douze, alors que, dans le même pays, on juge mortel de donner à téter à l’enfant le premier jour. Où les pères ont la charge du châtiment des garçons, et les mères, à part, celui des filles. Et ce châtiment consiste à les enfumer, pendus par les pieds. Un peuple où on fait circoncire les femmes. Où l’on mange toutes sortes d’herbes, sans autre possibilité que de refuser celles qui leur semblent avoir une mauvaise odeur. Où tout est ouvert : les maisons pour belles et riches qu’elles soient, n’ont pas de porte, ni de fenêtre, ni de coffre qui puisse être fermé, et où les voleurs sont punis deux fois plus qu’ailleurs. Où l’on tue les poux avec les dents comme les macaques, et trouve horrible de les voir écraser avec les ongles. Où on ne se coupe la vie durant ni poil ni ongle ; ailleurs, on ne coupe que les ongles de la main droite, alors qu’on laisse pousser ceux de la gauche comme un signe de distinction. Où on laisse pousser les cheveux du côté droit, et on maintient ras l’autre côté. Et dans les provinces voisines, celle-ci laisse pousser les cheveux sur le devant, l’autre à l’arrière, et on rase le côté opposé. Voici un peuple où les pères prêtent leurs enfants, et les maris leurs femmes pour leurs hôtes, mais en les faisant payer. Où l’on peut honnêtement faire des enfants à sa mère, où les pères peuvent avoir commerce charnel avec leurs filles, et avec leurs fils. Où, dans les assemblées qui se tiennent pour festoyer, on se prête mutuellement les enfants sans souci de la parenté. Ici on vit de chair humaine ; là c’est un signe de piété que de tuer son père à un certain âge ; ailleurs, les pères désignent, pendant qu’ils sont encore dans le ventre de leur mère, les enfants qu’ils souhaitent nourrir et conserver et ceux qu’ils veulent abandonner et tuer. Là, les vieux maris mettent leurs femmes au service de la jeunesse, et ailleurs elles sont communes à tous sans qu’il y ait péché, et même, dans certains pays, elles portent comme une marque d’honneur, sur le bord de leurs robes, autant de belles houppes à franges qu’elles ont connu d’hommes. La coutume n’a-t-elle pas aussi fait une République de femmes ? Ne leur a-t-elle pas mis les armes à la main, fait lever des armées, et livrer des batailles ? Et ce que toute la philosophie ne peut parvenir à faire entrer dans la tête des plus sages, la coutume ne l’enseigne-t-elle pas par sa seule prescription aux plus grossiers des gens du peuple ? Car on connaît des nations entières où, non seulement la mort était méprisée, mais fêtée : où les enfants de sept ans supportaient d’être fouettés jusqu’à la mort sans que leur visage en fût troublé. Où la richesse était tenue dans un tel mépris que le plus misérable citoyen de la ville n’eût pas daigné se baisser pour ramasser une bourse pleine. Et nous connaissons des régions très fertiles en toutes sortes de vivres, où pourtant les mets les plus ordinaires et les plus savoureux étaient le pain, le cresson, et l’eau. La coutume ne fit-elle pas encore ce miracle à Chio, qu’il s’y passa cent ans sans que, de mémoire d’homme, fille ni femme n’ait failli à son honneur ? En somme, à mon avis, il n’est rien que la coutume ne fasse ou ne puisse faire. Et c’est à juste titre que Pindare l’appelle, à ce qu’on dit, la reine et l’impératrice du monde. Celui-ci, qu’on rencontra en train de battre son père répondit que c’était la coutume de sa maison ; que son père avait ainsi battu son aïeul, son aïeul son bisaïeul ; et montrant son fils, il dit : « celui-là me battra quand il aura atteint mon âge. » Et ce père, que son fils tiraillait et malmenait au milieu de la rue, lui ordonna de s’arrêter à une certaine porte, car lui n’avait traîné son père que jusque-là, et c’était la borne des mauvais traitements héréditaires, ceux que les enfants avaient pour coutume de faire subir à leur père dans leur famille. Par tradition, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s’arrachent les cheveux, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre. Et plus par coutume que par nature, les hommes ont des relations avec les hommes. Les lois de la conscience, dont nous disons qu’elles naissent de la nature, naissent de la tradition : chacun vénère intérieurement les opinions et les mœurs reçues et acceptées autour de lui, et il ne peut s’en détacher sans remords, ni s’y appliquer sans les approuver. Quand les Crétois, dans les temps anciens, voulaient maudire quelqu’un, ils priaient les dieux de lui faire contracter quelque mauvaise habitude. Mais le principal effet de la puissance de la tradition, c’est qu’elle nous saisit et nous enserre de telle façon que nous avons toutes les peines du monde à nous en dégager et à rentrer en nous-mêmes pour réfléchir et discuter ce qu’elle nous impose. En fait, parce que nous les absorbons avec notre lait à la naissance, et que le monde se présente à nous sous cet aspect la première fois que nous le voyons, il semble que nous soyons faits pour voir les choses comme cela. Et les opinions courantes que nous trouvons en vigueur autour de nous, infusées en notre esprit par la semence de nos pères, nous semblent de ce fait naturelles et universelles. Il résulte de tout cela que ce qui est en dehors des limites de la coutume, on croit que c’est en dehors de limites de la raison : dieu sait combien cette idée est déraisonnable, le plus souvent.

Si comme nous, qui nous étudions, avons appris à le faire, chacun de ceux qui entendent une pensée juste cherchait aussitôt en quoi elle le concerne lui-même, il comprendrait que cette pensée n’est pas tant un bon mot qu’un bon coup de fouet à la bêtise ordinaire de son jugement. Mais on reçoit les avis de la vérité et ses préceptes comme s’ils étaient adressés à tous, et jamais à soi-même. Au lieu de les appliquer à ses propres comportements, on les enfouit dans sa mémoire, bêtement et inutilement. Mais revenons encore au pouvoir souverain de la coutume.

Les peuples élevés dans la liberté et habitués à se commander eux-mêmes estiment toute autre forme de gouvernement monstrueuse et contre-nature. Ceux qui sont formés dans l’idée de la monarchie pensent de même. Et quelque facilité que le sort leur offre pour un changement, alors même qu’ils se sont libérés avec bien des difficultés de la contrainte importune d’un maître, ils s’empressent aussitôt d’en réinstaller un nouveau, avec les mêmes difficultés.

C’est qu’ils ne peuvent pas se résoudre à prendre en haine l’autorité elle-même.

C’est par l’entremise de la tradition que chacun est content du lieu où la nature l’a placé : les sauvages d’Écosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie.

Darius demanda à des Grecs pour combien ils accepteraient d’adopter la coutume des Indes, et manger leurs pères morts (car c’était leur usage, et ils estimaient ne pas pourvoir leur trouver de meilleure sépulture qu’en eux-mêmes). Ils lui répondirent qu’ils ne le feraient pour rien au monde. Mais ayant aussi tenté de convaincre les Indiens d’abandonner leur coutume, et d’adopter celle des Grecs, qui était de brûler les corps de leurs pères, il leur fit encore plus horreur. Chacun réagit ainsi, parce l’usage nous dérobe le vrai visage des choses.

Il n’est rien de si grand et de si admirable d’abord

Qui peu à peu ne cesse de nous étonner

[Lucrèce, II, 1023]

Autrefois, ayant à faire valoir un de nos usages qui faisait autorité bien au delà de nous, et ne voulant pas, comme on le fait en général, l’établir seulement par la force des lois et des exemples, mais allant rechercher ses origines mêmes, je découvris que son fondement était si peu assuré qu’il s’en fallut de peu que ne m’en détache moi-même, moi qui avais pour tâche de la renforcer chez les autres. C’est par ce genre de recette, qu’il estime fondamentale et souveraine, que Platon entreprend de chasser les amours perverses et contre-nature de son temps ; à savoir, que l’opinion publique les condamne et que les poètes et tout un chacun en dise pis que pendre. Par ce moyen, les plus belles filles n’attireront plus l’amour de leurs pères, ni les frères, si beaux soient-ils, l’amour de leurs sœurs. Car les fables de Thyeste, d’Œdipe et de Macarée instilleront, par la beauté même de leurs vers, cette utile répugnance dans la tendre cervelle des enfants. C’est vrai, la pudicité est une belle vertu, dont on connaît assez l’utilité ; mais la traiter et la faire valoir comme foncièrement naturelle est aussi malaisé qu’il est aisé de la faire valoir selon l’usage, les lois, les préceptes moraux. Ses premiers et universels fondements sont difficiles à examiner à fond ; nos maîtres les parcourent superficiellement, n’osent pas y regarder de près, s’empressent plutôt de se placer sous la protection de la coutume, et là gonflent leurs plumes et triomphent à bon compte. Ceux qui ne veulent pas se laisser entraîner loin de la source originelle se trompent encore plus, et se voient contraints d’adopter des opinions barbares, comme Chrysippe, qui mit un peu partout dans ses écrits le peu de cas qu’il faisait des unions incestueuses, quelles qu’elles soient.

Celui qui voudra se détacher du tenace préjugé de la coutume trouvera que bien des choses reçues comme indiscutables n’ont cependant de fondement que dans la barbe blanche et les rides de l’usage qui les accompagne. Une fois ce masque arraché, et les choses amenées à la lumière de la vérité et de la raison, il sentira son jugement tout bouleversé, et pourtant ramené à des bases plus solides.

Par exemple, je lui demanderai alors s’il peut y avoir quelque chose de plus étrange que de voir un peuple obligé de suivre des lois auxquelles il n’a jamais rien compris ; de le voir soumis en toutes ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes et achats, à des règles qu’il ne peut connaître, parce qu’elles ne sont ni écrites ni publiées dans sa langue, et dont il est de ce fait contraint par nécessité d’acheter l’interprétation et l’usage ? On ne suit pas en cela l’ingénieuse idée d’Isocrates qui conseillait à son roi de rendre libres, franches de taxes, et lucratives, les négociations commerciales entre ses sujets, et de rendre onéreuses en les frappant de lourdes taxes, leurs contestations et querelles. Au contraire, on suit là une monstrueuse tendance qui aboutit à mettre sur le marché la raison elle-même, et à donner aux lois un cours, comme pour les marchandises ! Je sais gré au sort de ce que – selon nos historiens – ce fut un gentilhomme gascon de mon pays qui le premier qui s’opposa à Charlemagne qui voulait nous donner des lois latines et impériales. Qu’y a-t-il de plus barbare que de voir une nation où, par coutume légale, la charge de juger se vend ? Où les jugements se paient contre argent comptant ? Où la justice est refusée en toute légalité à celui qui n’a pas les moyens de la payer ? Et où cette marchandise a tellement d’importance qu’il se constitue dans la société un quatrième état, fait de ceux qui savent manipuler les procès, pour s’ajouter aux trois autres traditionnels : l’église, la noblesse, et le peuple ? Et où ce quatrième ayant la charge des lois, et une autorité souveraine sur les biens et les vies, fasse un corps à part de celui de la noblesse ? Il y a de ce fait dualité de lois : celles de l’honneur, et celles de la justice, qui sont opposées en bien des points. Car celles-là condamnent aussi rigoureusement un démenti accepté que celles-ci un démenti vengé par les armes. Dans un cas, celui qui porte les armes et qui subit une injure sans broncher est considéré comme déshonoré et indigne de la noblesse, tandis que dans l’autre, celui qui a une charge civile et tire vengeance de l’injure subie encourt la peine capitale. Celui qui s’adresse aux lois pour demander raison d’une offense faite à son honneur se déshonore ; et celui qui ne s’y adresse est puni et châtié au nom de la loi. De ces deux corps si différents, et se rapportant pourtant à un seul et même chef – le roi, ceux-là ont en charge la paix, et ceux-ci la guerre ; ceux-là le gain, et ceux-ci l’honneur ; ceux-là le savoir, ceux-ci la valeur militaire ; ceux-là la parole, ceux-ci l’action ; ceux-là la justice, ceux-ci la vaillance ; ceux-là la raison, ceux-ci la force ; ceux-là la robe longue, ceux-ci la courte… Quant aux choses de moindre importance, comme les vêtements, à celui qui voudrait les ramener à leur but véritable, qui est le service et la commodité du corps, et d’où ils tirent leur grâce et leur agrément originel, j’indiquerai, comme les plus extravagants qui se puissent imaginer, nos bonnets carrés, cette longue queue de velours plissé qui pend aux têtes de nos femmes avec son attirail bigarré, et cette vaine et inutile pièce moulant un membre que nous ne pouvons pas décemment nommer, mais dont nous faisons étalage et ostentation en public. Ces considérations ne détournent pourtant pas un homme sensé de suivre le style ordinaire ; mais à l’inverse, il me semble que toutes les façons de faire trop extravagantes ou originales relèvent plus de la folie, ou de l’affectation ambitieuse, que du bon sens. Le sage, s’il doit isoler intérieurement son esprit de la foule, pour le maintenir capable de juger librement des choses, à l’extérieur, par contre, doit suivre entièrement les formes et les usages reçus. La société n’a que faire de ce que nous pensons ; mais le reste, c’est-à-dire nos actions, notre travail, nos situations et notre vie privée, il faut accorder et adapter cela à son service et aux opinions communes, comme le fit ce bon et grand Socrate, qui refusa de sauver sa vie en désobéissant à l’autorité publique, même très injuste, voire inique. (I. 22.37) Car c’est la règle des règles, la loi générale des lois : chacun doit observer celles du lieu où il se trouve :

On doit obéir aux lois de son pays.

[Sentences grecques, éd. Crispin]

Voici des choses d’une autre cuvée.

Il n’est pas du tout certain qu’il y ait véritablement autant de profit à changer une loi reçue, quelle qu’elle soit, qu’il y a d’inconvénient à l’ébranler. C’est qu’une organisation politique est comme un bâtiment fait de diverses pièces jointes ensemble de telle façon qu’il est impossible d’en faire bouger une sans que tout l’ensemble ne s’en ressente. Le législateur des Thuriens ordonna que quiconque voudrait abolir une loi ancienne ou en instituer une nouvelle devrait se présenter au peuple la corde au cou, afin que si la nouveauté n’était pas approuvée de chacun, il fût immédiatement étranglé. Et celui de Lacédémone passa sa vie à obtenir de ses concitoyens la promesse ferme qu’ils n’enfreindraient aucune de ses ordonnances.

L’éphore qui coupa si brutalement les deux cordes que Phrinys avait ajoutées à la musique ne se mit pas en peine de savoir si elle s’en trouvait améliorée, ou si les accords en étaient plus pleins : il lui suffisait, pour les condamner, que cela constitue une altération de l’ancienne. C’est ce que signifiait le symbole de l’épée rouillée de la justice de Marseille. J’ai du dégoût envers la nouveauté, quelle que visage qu’elle ait, et ai de bonnes raisons pour cela, car j’en ai vu des effets très dommageables. Celle qui nous accable depuis tant d’années, n’est pas responsable de tout, mais on peut dire avec vraisemblance que, de façon fortuite, elle a tout produit et engendré, y compris les maux et les ruines qui se font sans elle, et contre elle : c’est à elle de s’en blâmer :

Hélas, ce sont mes propres traits qui ont fait mes blessures.

[Ovide, Héroïdes, Épîtres de Phyllis à Démophon]

Ceux qui ébranlent un État sont généralement les premiers à être engloutis dans sa ruine. Le bénéfice du trouble ne profite guère à celui qui l’a initié : il agite et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. L’unité et la structure de la monarchie, ce grand bâtiment, ayant été disloqué et décomposé notamment sur ses vieux jours, par cette nouveauté, offre à l’envi des ouvertures et des entrées à de semblables dommages. La majesté royale s’abaisse plus difficilement du sommet au milieu qu’elle ne tombe du milieu au fond. Mais si les inventeurs sont plus pernicieux, les imitateurs sont plus vicieux, car ils suivent des exemples dont ils ont pourtant ressenti et puni l’horreur et le mal. Et s’il y a quelque degré d’honneur, même quand on fait le mal, c’est aux autres, et non à eux-mêmes, que revient la gloire de l’invention et le courage du premier effort.

Toutes sortes de désordres nouveaux puisent commodément dans cette source première et féconde, et y trouvent les formes et les modèles qui permettent de troubler la société. On peut trouver dans nos lois elles-mêmes, faites pour porter remède à ce premier mal, la méthode à employer et le prétexte nécessaire pour réaliser toutes sortes de mauvaises entreprises. Il nous advient ce que Thucydide dit des guerres civiles de son temps, que pour atténuer les vices publics, on leur donnait des noms nouveaux et plus doux, comme pour les excuser, en édulcorant et en détournant leurs vrais titres. On fait cela sous prétexte de réformer nos consciences et nos croyances, Le prétexte est honnête. (I. 22.48) Mais le meilleur des prétextes de nouveauté est dangereux.

Tant il est vrai qu’aucun changement apporté aux anciennes institutions ne vaut d’être approuvé.

[Tite-Live, XXXIV, 54]

Il me semble donc, pour parler franchement, qu’il faut un grand orgueil et bien de la présomption pour attacher de la valeur à nos opinions au point que, pour les faire triompher, il faille renverser la paix publique, et introduire inévitablement tant de malheurs : la terrible corruption des mœurs que suscitent les guerres civiles, les bouleversements complets des choses fondamentales, et tout cela dans son propre pays. N’est-ce pas un mauvais calcul que de promouvoir tant de vices certains et connus, pour combattre des erreurs contestées et discutables ? Y a-t-il des vices d’une espèce pire que ceux qui choquent notre conscience et nos sentiments naturels ? Le Sénat osa faire cette concession, lors du différend qui l’opposa au peuple sur la question du ministère religieux, et déclara : Que cela concernait plus les dieux qu’eux-mêmes, que ces dieux veilleraient à ce que leur propre culte ne soit pas profané. C’est dans le même sens qu’avait répondu l’oracle à ceux de Delphes à propos de la guerre contre les Mèdes : craignant l’invasion des Perses, ils demandèrent au Dieu ce qu’ils devaient faire des trésors sacrés de son temple : les cacher ou les emporter ? Il leur répondit qu’ils ne touchent à rien et s’occupent d’eux-mêmes, car il était bien capable de s’occuper de ses propres affaires. La religion chrétienne présente toutes les marques d’une extrême justice et d’une extrême utilité ; mais nulle qui soit plus évidente que la ferme recommandation de l’obéissance à l’autorité et du maintien de l’ordre établi. Quel merveilleux exemple nous en a donné la sagesse divine ! Pour assurer le salut du genre humain et remporter une glorieuse victoire contre la mort et le péché, elle n’a pourtant voulu agir qu’en accord avec notre système politique, et a soumis son progrès et la poursuite de son but si noble et salutaire à l’aveuglement et à l’injustice de nos coutumes et usages ; elle a laissé couler le sang innocent de tant d’élus, ses favoris, et accepté de passer tant d’années à mûrir cet inestimable fruit : notre salut ! Il y a une grande différence entre la cause de celui qui suit les usages et les lois de son pays et celle de celui qui entreprend de les manipuler et de les changer. Celui-là invoque comme excuse la simplicité, l’obéissance et l’exemple : quoi qu’il fasse, ce ne peut être un mal, tout au plus un malheur.

Qui pourrait, en effet, ne pas respecter une antiquité qui nous a été conservée et prouvée par les plus éclatants témoignages ?

[Cicéron, De divinatione, I, 11]

Et en outre, comme dit Isocrate, dans la modération, il y a plus d’insuffisance que d’excès. Celui qui veut tout changer se trouve dans une situation bien plus difficile, car qui se mêle de choisir et de changer s’arroge l’autorité de juger et doit faire la preuve qu’il est capable de voir le fautif dans ce qu’il chasse comme le bien dans ce qu’il introduit. Voici la considération fort simple qui m’a conforté dans ma position, et réfréné ma jeunesse même, plus téméraire pourtant : je ne dois pas charger mes épaules d’un poids aussi lourd que celui de parler au nom d’une connaissance si importante, et ne pas me risquer en celle-ci là où je n’oserais le faire en toute sérénité dans les domaines où j’ai été instruit, et dans lesquels la témérité de jugement ne cause pas de préjudice. Car il me semble très mal venu de vouloir subordonner les lois et usages publics et stables, à l’instabilité de la fantaisie individuelle (car la raison individuelle n’a de valeur qu’individuelle), et entreprendre sur les lois divines ce que nulle société ne supporterait pour les lois civiles : même si la raison humaine a bien plus de rapport avec ces dernières, elles demeurent cependant pleinement juges de leurs juges. Et leur connaissance intime doit servir à expliquer et étendre l’usage qui en a été reçu, non à le détourner et en proposer un autre. Si parfois la providence divine a transgressé les lois auxquelles elle nous a astreints, ce n’est pas pour nous en dispenser. Ce sont des interventions de sa propre main qu’il nous faut, non pas imiter, mais admirer ; des exemples extraordinaires, frappés au coin de sa volonté expresse, comme les miracles qu’elle nous fournit pour témoignage de sa toute puissance, et qui se situent bien au-delà de nos propres capacités. Et c’est folie et impiété que de chercher à les reproduire ; nous ne devons pas les suivre, mais les contempler, frappés d’admiration. Actes qui relèvent de son rôle – et non du nôtre. Cotta déclare bien opportunément à ce sujet : « En matière de religion, mes autorités sont T. Coruncanius, P. Scipion, P. Scevola, les grands Pontifes, non Zénon, Cléanthe ou Chrysippe. » Dieu le sait : dans la querelle qui nous oppose en ce moment, (I. 22.54) et où il y a cent articles de foi à enlever et remplacer, graves et profonds, combien sont ceux qui peuvent se vanter d’avoir précisément examiné les raisons profondes de l’un et de l’autre parti ? Leur nombre, s’il en est un, ne serait guère en mesure de nous troubler. Mais la foule des autres, où va-t-elle ? Sous quelle bannière se range-t-elle, de son côté ? Il advient de leur remède comme des autres médicaments faibles et mal appliqués : ce qu’il devait purger en nous, il l’échauffe, l’exaspère et l’aigrit par le conflit, et il nous reste dans le corps. Sa faiblesse n’a pas pu nous purger, mais elle nous a cependant affaiblis. De telle sorte que nous ne pouvons pas nous en débarrasser non plus, et que nous ne récoltons de son intervention que des souffrances prolongées et intestines. Toujours est-il que le sort, dont l’autorité est toujours supérieure à celle de nos discours, nous présente parfois la nécessité comme si urgente qu’il faut bien que les lois lui accordent une place ; et quand on résiste au développement d’une innovation introduite de force, se tenir en tout et partout réservé et respectueux contre ceux qui agissent en toute liberté, dont les desseins sont par là susceptibles d’être favorisés, et qui n’ont d’autre loi ni d’autre règle que d’agir à leur avantage, c’est là une dangereuse obligation et un combat inégal.

Se fier à un perfide, c’est lui donner les moyens de nuire.

[Sénèque, Œdipe, III, 686]

D’autant plus que la règle ordinaire dans un État en bonne santé ne propose rien pour ces accidents extraordinaires : elle présuppose un corps stable dans ses principaux organes et services, et un consentement commun à l’observation de ses lois et à leur obéissance. Le comportement légitime est un comportement calme, pesant et contraint, qui n’est pas de nature à tenir bon devant un comportement libre et effréné. On sait que l’on reproche encore à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, d’avoir, pendant les guerres civiles de Sylla et de César, laissé courir les plus grands dangers à leur patrie, plutôt que de la secourir au dépens de ses lois, et en modifiant l’ordre des choses. Car en vérité, à la dernière extrémité, quand il n’y a plus moyen de résister, il serait probablement plus sage de baisser la tête et de supporter les coups, que de s’obstiner au-delà du possible à ne rien lâcher, et donner occasion ainsi à la violence de tout fouler aux pieds. Il vaudrait mieux faire vouloir aux lois ce qu’elles peuvent faire, puisqu’elles ne peuvent faire ce qu’elles veulent. C’est ce que fit celui qui ordonna qu’elle fussent suspendues vingt-quatre heures, celui qui changea pour cette fois-là un jour du calendrier, et cet autre qui du mois de juin fit un second mois de mai. Les Lacédémoniens eux-mêmes, pourtant si scrupuleux à respecter les lois de leur pays, se trouvant gênés par la loi qui défendait d’élire deux fois Amiral la même personne, alors que leurs affaires requéraient de toute nécessité que Lysandre prît de nouveau cette charge, nommèrent en effet un certain Aracus comme Amiral, mais Lysandre Surintendant de la Marine. Et ils usèrent encore d’une semblable subtilité, quand ils envoyèrent un de leurs ambassadeurs devant les Athéniens, pour obtenir le changement d’un règlement quelconque. Périclès alléguant qu’il était défendu d’enlever le tableau où une loi avait été inscrite, l’ambassadeur lui conseilla de le retourner seulement, puisque cela n’était pas défendu.

Et c’est de cela que Plutarque loue Philopœmen, disant que né pour commander, il savait non seulement commander selon les lois, mais commander aux lois elles-mêmes, quand la nécessité publique l’exigeait.

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