On dit de certains hommes, comme Alexandre le Grand, que leur sueur répandait une odeur suave, du fait d’une rare et extraordinaire constitution naturelle, dont Plutarque et d’autres ont recherché la cause. Mais pour les gens ordinaires, c’est le contraire, et la meilleure chose qu’ils puissent espérer, c’est de ne rien sentir du tout. La douceur des haleines les plus pures elles-mêmes n’est jamais aussi agréable que lorsqu’elle est sans odeur gênante, comme sont les haleines des enfants en bonne santé.Voilà pourquoi, dit Plaute,
« la plus exquise odeur d’une femme,
c’est de ne rien sentir du tout »,
[Plaute, Mostellaria, I, 3]
[de même que l’on dit que la meilleure odeur de ses actions c’est que celles-ci soient imperceptibles et muettes…]
Et l’on a raison de tenir pour suspectes, chez ceux qui les emploient, les bonnes odeurs qui ne sont pas naturelles, et de penser qu’elles sont employées pour dissimuler quelque défaut naturel de ce côté-là. C’est de là que proviennent ces mots d’esprit des poètes anciens, comme « c’est puer que sentir bon »
Tu te moques, Coracinus, parce que je n’ai pas d’odeur.
Mais j’aime mieux ne rien sentir que sentir bon.
[Martial, IV, 55]
Ailleurs on trouve aussi :
Posthumus, il ne sent pas bon, celui qui toujours sent bon.
[Martial, II, 12]
J’aime pourtant beaucoup les bonnes odeurs, et déteste énormément les mauvaises, que je perçois de plus loin que tout autre :
Car j’ai un flair unique pour sentir un polype,
Ou cette odeur d’aisselles velues puant le bouc,
Mieux qu’un chien découvrant un sanglier caché.
[Horace, Épodes, XII, 4]
Les odeurs qui me semblent les plus agréables sont celles qui sont simples et naturelles. Et ce souci des parfums concerne particulièrement les dames. Dans les contrées les plus barbares, les femmes Scythes, après s’être lavées, se saupoudrent et s’enduisent le corps et le visage d’un certain onguent odoriférant que l’on trouve là-bas. Quand elles approchent les hommes, elles enlèvent ce fard, qui laisse leur corps doux et parfumé.De quelque odeur qu’il s’agisse, il est étonnant de constater comme elle s’attache à moi, et combien ma peau a le don de s’en imprégner. Celui qui se plaint que la nature ait laissé l’homme dépourvu de moyen pour porter les odeurs jusqu’à son nez se trompe : elles y vont bien d’elles-mêmes. Mais en ce qui me concerne particulièrement, les moustaches, que je porte drues, jouent ce rôle. Si j’en approche mes gants ou mon mouchoir, l’odeur y demeurera toute la journée : elles trahissent l’endroit d’où je viens.Les baisers passionnés de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants s’y imprégnaient autrefois et s’y maintenaient plusieurs heures après. Et pourtant je suis peu sujet aux maladies les plus répandues, qui se transmettent par les contacts avec les autres, et qui sont transportées par l’air. J’ai été épargné par celles de mon temps, dont on a connu plusieurs sortes, dans nos villes et dans nos armées. On raconte que Socrate, n’ayant jamais quitté Athènes pendant les épidémies de peste qui l’accablèrent tant de fois, fut le seul à ne pas s’en porter plus mal.Je crois que les médecins pourraient tirer des odeurs plus de profit qu’ils ne le font, car j’ai souvent remarqué qu’elles ont un effet sur moi et modifient mon humeur. Ce qui me conduit à penser que ce que l’on dit est vrai : que l’invention et l’usage des encens et des parfums, dans les Églises, qui est une pratique si ancienne et si répandue dans tous les pays, est destinée à nous rendre euphoriques, à éveiller et purifier nos sens, pour nous rendre mieux aptes à la contemplation.Je voudrais bien, pour pouvoir en juger, avoir pris part au travail de ces cuisiniers qui savent accommoder les parfums étrangers à la saveur des aliments, comme on le remarqua particulièrement dans le service du roi de Tunis qui, de nos jours, débarqua à Naples pour rencontrer l’empereur Charles-Quint. On farcissait ses viandes de drogues odoriférantes, avec une telle somptuosité qu’un paon et deux faisans revenaient à cent ducats pour être apprêtés selon les habitudes de leur pays. Et quand on les découpait, non seulement la grande salle, mais toutes les chambres du palais et les rues d’alentour en étaient remplies d’une odeur très délicate, et qui ne disparaissait pas de sitôt.Mon principal souci pour me loger, c’est de fuir l’air pesant et puant. Ces belles villes de Venise et de Paris gâchent la faveur que je leur porte à cause de l’odeur aigre, l’une de ses marais, l’autre de sa boue.