Chapitre 11 Sur les prophéties.

À propos des oracles, il est certain que bien avant la venue de Jésus-Christ, ils avaient commencé à tomber en désuétude : Cicéron se demandait déjà quelle était la cause de leur déclin. Voici ses propres mots : « d’où vient qu’on ne rend plus d’oracles de cette sorte à Delphes, non seulement de nos jours, mais depuis longtemps, en sorte qu’il n’y a rien d’aussi méprisé ? » [Cicéron, De divinatione, II, 157] Qu’il s’agisse des prédictions tirées de l’anatomie des bêtes lors des sacrifices, (prédictions qui selon Platon ont déterminé en partie l’arrangement naturel des organes internes) , ou tirées du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, (nous croyons que certains oiseaux sont nés pour servir l’art des augures, ou encore de la foudre, des tourbillons des rivières, les haruspices voient beaucoup de choses, les augures en prévoient beaucoup, beaucoup d’événements sont annoncés par les oracles, beaucoup par les devins, beaucoup par les songes, beaucoup par les prodiges ou d’autres sortes de prédictions encore, sur lesquelles l’antiquité fondait la plupart de ses projets, tant publics que privés – notre religion les a abolies. Il nous reste pourtant encore quelques moyens de divination par les astres, les esprits, les formes du corps, les songes, et ailleurs – exemple remarquable de la folle curiosité de notre nature, qui passe son temps à se préoccuper des choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire avec les présentes !

Pourquoi as-tu voulu, maître de l’Olympe,

ajouter cette angoisse aux maux des mortels,

qu’ils connaissent leurs malheurs futurs par de cruels présages ?

Que ton dessein conçu les frappe à l’improviste !

Que leur âme soit aveugle à leurs destins futurs !

Qu’ils puissent espérer au milieu de leurs craintes !

[Lucain, La Pharsale, II, 4,5, 6,14 et 19]

« Il n’y a aucun intérêt à connaître l’avenir. C’est en effet une misère de se tourmenter sans profit. »

[Cicéron, De natura deorum, XII, 6]

Mais l’autorité de la divination est désormais bien moindre.

Voilà pourquoi l’exemple de François Marquis de Saluces m’a semblé remarquable. Lieutenant du Roi François 1er dans son armée d’Italie, infiniment favorisé par notre cour, et obligé du Roi pour le marquisat lui-même, qui avait été confisqué à son frère, alors qu’aucune occasion de faire cela ne se présentait, et que son affection même le lui interdisait, il fut terriblement épouvanté (cela est avéré), par les belles prédictions qu’on faisait alors courir de tous côtés à l’avantage de l’Empereur Charles-Quint, et à notre détriment (au point qu’en Italie, où ces folles prophéties avaient trouvé un large écho, une grande somme d’argent fut mise au change en raison de notre prétendue ruine prochaine). Tellement épouvanté, donc, qu’après s’être souvent plaint auprès de ses proches des malheurs qu’il voyait inévitablement se préparer pour la couronne de France et pour les amis qu’il y avait, il fit volte-face et changea de parti. Ce fut pourtant à son grand dommage, quelque constellation qu’il y eût alors dans le ciel… Mais il se conduisit en homme tiraillé entre des passions opposées, car, ayant en son pouvoir des villes et des forces, l’armée ennemie sous les ordres d’Antoine de Leve étant à trois pas de lui, et que nous n’avions aucun soupçon de son revirement, il eût pu nous faire bien plus de mal qu’il ne nous en fit. Car sa trahison ne nous fit perdre aucun homme ni autre ville que Fossano – et encore, après l’avoir longtemps disputée.

C’est par prévoyance qu’un dieu

Cache dans l’ombre l’avenir ;

Et qu’il se rit de ce mortel

Qui s’affole plus que de raison.

Il est maître de lui, celui

Qui dit du jour « je l’ai vécu ! »

Qu’importe que demain, le Père

Emplisse le ciel d’un orage

Ou nous offre un pur soleil !

[Horace, Odes, III, XXIX, 29-32 et 40-44]

L’esprit, satisfait du présent,

Ne craint pas l’avenir.

[Horace, Odes, II, XVI, 25]

Et ceux qui croient le mot que voici, ont tort, au contraire :

Ils argumentent ainsi : s’il y a divination, il y a des dieux, et s’il y a des dieux, il y a divination.

Beaucoup plus sagement, Pacuvius écrit, lui :

Car ceux qui comprennent le langage des oiseaux,

ceux qu’un foie renseigne plus que leur raison,

mieux vaut les écouter que les croire.

Cet art de divination qu’on a tant vanté chez les Toscans, voici comment il naquit : un laboureur ouvrant profondément la terre de son coutre, en vit surgir Tagès, demi-dieu au visage enfantin, mais sage comme un vieillard. Et chacun d’accourir… Ses paroles et sa science, qui contenaient les principes et les moyens de cet art, furent recueillis et conservés pendant des siècles.

Voilà une naissance à l’image de ce qui s’en suivit…

J’aimerais mieux régler mes affaires en jouant aux dés que par ces balivernes. Il est vrai que dans tous les États on a toujours accordé un rôle important au hasard. Platon, dans l’organisation politique qu’il imagine à son gré, lui attribue la décision dans plusieurs domaines importants : il veut, entre autres choses, que les mariages se fassent par tirage au sort entre les « bons ». Et il donne tellement d’importance à ce choix par le sort que les enfants qui en naissent doivent être élevés dans le pays, tandis que ceux qui naissent des « mauvais » en seront chassés. Mais toutefois, si l’un de ces bannis venait par hasard à prouver en grandissant qu’on peut attendre quelque chose de lui, on pourra le faire revenir. Et à l’inverse, on pourra aussi exiler celui d’entre les élus qui décevrait, par son adolescence, les espoirs mis en lui. J’en vois qui étudient et annotent leurs Almanachs, et nous en allèguent l’autorité pour tout ce qui se passe. Mais à dire tant de choses, il faut bien que s’y trouvent des vérités et des mensonges…

Quel est celui qui, tirant toute la journée, n’atteindrait pas le but, parfois ?

[Cicéron, De divinatione, II, 59]

Ce n’est pas parce qu’il leur arrive de tomber juste que mon estime pour eux en est renforcée.

Il y aurait plus de certitude dans ce qu’ils disent s’ils avaient pour règle de mentir toujours. D’autant que personne ne tient registre de leurs erreurs, parce qu’elles sont ordinaires et innombrables. Et pourtant on fait valoir leurs divinations parce qu’elles sont rares, difficiles à croire, et étonnantes. Comme Diagoras, surnommé « l’Athée », se trouvait dans l’île de Samothrace, celui qui lui montrait dans le Temple la quantité d’ex-voto et de portraits donnés par ceux qui avaient échappé au naufrage, lui dit alors : « Eh bien ! Vous qui pensez que les Dieux se désintéressent des choses humaines, que dites-vous de tant d’hommes sauvés par leur entremise ? » À quoi Diagoras répondit : « mais ceux qui sont morts noyés et qui sont bien plus nombreux, on ne les a pas peints. » Cicéron dit que parmi tous les philosophes qui ont admis l’existence des Dieux, seul Xénophane de Collophon a essayé de déraciner toute sorte de divination. Il n’est donc guère étonnant que l’on ait pu voir certains de nos esprits princiers faire cas de ces sottises, et à leur détriment d’ailleurs. Je voudrais bien avoir vu de mes propres yeux les deux merveilles que voici : la première est le livre de Joachim, abbé de Calabre, qui prédisait tous les Papes futurs, avec leurs noms et leurs traits. La deuxième est celui de Léon l’Empereur qui prédisait les Empereurs et les Patriarche de la Grèce. Mais ce que j’ai vu de mes propres yeux, par contre, c’est que dans les troubles de la société, les hommes, frappés de stupeur par ce qui leur arrive, recherchent dans le ciel, comme dans toutes les superstitions, les causes et les signes annonciateurs de leurs misères. Et ils y parviennent curieusement si bien, de nos jours, qu’ils ont fini par me persuader qu’il y a là un jeu pour les esprits subtils et oisifs, et que ceux qui sont habitués à cet art qui consiste à manipuler et dévoiler le sens des textes seraient bien capables, dans n’importe lequel, de trouver à la fin ce qu’ils y cherchent. Mais ils y ont beau jeu, car à ce langage obscur, ambigu et fantastique des textes prophétiques, leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité puisse lui appliquer celui qui lui conviendra. Le démon de Socrate était peut-être une sorte d’impulsion de la volonté, qui lui venait sans le secours de la parole. En un esprit bien épuré comme le sien, et préparé par le continuel exercice de la sagesse et de la vertu, il est vraisemblable que ces avertissements, quoique prématurés et confus, de par leur importance, aient toujours mérité d’être suivis. Chacun de nous a ressenti en lui ces sortes d’agitations dues à une pensée qui le traverse, de façon aussi véhémente que fortuite. À moi de leur donner alors quelque autorité, moi qui en donne si peu à la sagesse. J’ai éprouvé de semblables mouvements, peu raisonnés, mais faits de persuasion ou de dissuasion violentes, si fréquents chez Socrate dit-on, par lesquels je me suis laissé emporter si utilement et avec tant de succès que l’on pourrait les considérer comme ayant quelque chose à voir avec l’inspiration divine.

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