CHAPITRE VIII.

DES DIVISIONS QUI FURENT TOUJOURS DANS LA VILLE 1 .

Pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait, dans ses murailles, une guerre cachée ; c’étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation.

Après l’expulsion des rois, le gouvernement était devenu aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules 2 toutes les magistratures, toutes les dignités, et par conséquent tous les honneurs militaires et civils 3 .

Les patriciens, voulant empêcher le retour des rois, cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l’esprit du peuple ; mais ils firent plus qu’ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme l’autorité royale avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté, dont on voulait lui donner tant d’amour, il ne l’avait pas : il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens, et à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce qu’il demanda : car, dans une ville où la pauvreté était la vertu publique ; où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nombre, et l’aristocratie se changer peu à peu en un état populaire.

Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés d’envie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets, qu’il n’en est presque pas vu ; et il est si fort au-dessus d’eux, qu’ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer ; mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous, et ne sont pas si élevés, que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi a-t-on vu, de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs 4 . Les républiques, où la naissance ne donne aucune part au gouvernement, sont, à cet égard, les plus heureuses ; car le peuple peut moins envier une autorité qu’il donne à qui il veut, et qu’il reprend à sa fantaisie.

Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le mont sacré : on lui envoya des députés qui l’apaisèrent ; et, comme chacun se promit secours l’un à l’autre, en cas que les patriciens ne tinssent pas les paroles données 5 , ce qui eût causé, à tous les instants, des séditions, et aurait troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu’il valait mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien 6 . Mais, par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s’en servirent pour attaquer ; ils enlevèrent peu à peu toutes les prérogatives des patriciens : cela produisit des contestations continuelles a . Le peuple était soutenu, ou plutôt animé par ses tribuns ; et les patriciens étaient défendus par le sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace n’élevât à la tyrannie quelque tribun.

Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa supériorité dans les suffrages, ses refus d’aller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le sénat se défendait par sa sagesse, sa justice et l’amour qu’il inspirait pour la patrie ; par ses bienfaits et une sage dispensation des trésors de la république ; par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles et la vertu des grands personnages 7  ; par la religion même, les institutions anciennes, et la suppression des jours d’assemblée, sous prétexte que les auspices n’avaient pas été favorables ; par les clients c  ; par l’opposition d’un tribun à un autre ; par la création d’un dictateur 8 , les occupations d’une nouvelle guerre, ou les malheurs qui réunissaient tous les intérêts ; enfin, par une condescendance paternelle à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la république aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût.

Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent tellement abaissé les patriciens, que cette 9 distinction de familles devint vaine, et que les unes et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y eut de nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les principales familles patriciennes ou plébéiennes, qu’on appela les Nobles, et qui avaient pour elles le sénat, qui en était composé. Mais, comme les mœurs anciennes n’étaient plus, que des particuliers avaient des richesses immenses, et qu’il est impossible que les richesses ne donnent du pouvoir, les nobles résistèrent avec plus de force que les patriciens n’avaient fait ; ce qui fut cause de la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travaillèrent sur leur plan 10 .

Il faut que je parle d’une magistrature qui contribua beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peuple d  ; et, de plus, comme la force de la république consistait dans la discipline, l’austérité des mœurs et l’observation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient les abus que la loi n’avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir 11 . Il y a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes ; et plus d’États ont péri parce qu’on a violé les mœurs que parce qu’on a violé les lois. A Rome, tout ce qui pouvait introduire des nouveautés dangereuses, changer le cœur ou l’esprit du citoyen, et en empêcher, si j’ose me servir de ce terme, la perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étaient réformés par les censeurs : ils pouvaient chasser du sénat qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public, mettre un citoyen dans une autre tribu, et même parmi ceux qui payaient les charges de la ville sans avoir part à ses priviléges 12 e .

M. Livius nota le peuple même ; et, de trente-cinq tribus, il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n’avaient point de part aux privilèges de la ville 13 . « Car, disait-il, après m’avoir condamné, vous m’avez fait consul et censeur : il faut donc que vous ayez prévariqué une fois, en m’infligeant une peine ; ou deux fois, en me créant consul et ensuite censeur. »

M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du sénat par les censeurs ; parce que, pendant sa magistrature, il avait abrogé la loi qui bornait les dépenses des festins 14 .

C’était une institution bien sage. Ils ne pouvaient ôter à personne une magistrature, parce que cela aurait troublé l’exercice de la puissance publique 15  ; mais ils faisaient déchoir de l’ordre et du rang, et privaient, pour ainsi dire, un citoyen de sa noblesse particulière.

Servius Tullius f avait fait la fameuse division par centuries, que Tite-Live 16 et Denys d’Halicarnasse 17 nous ont si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes, et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie, qui formait seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite, on régla qu’excepté dans quelques cas particuliers, on suivrait, dans les suffrages, la division par tribus. Il y en avait trente-cinq qui donnaient chacune leur voix, quatre de la ville, et trente-une de la campagne. Les principaux citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans les tribus de la campagne ; et celles de la ville recurent le bas peuple 18 , qui, y étant enfermé, influait très-peu dans les affaires ; et cela était regardé comme le salut de la république. Et, quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple, qu’Appius Claudius avait répandu dans toutes, il en acquit le surnom de très-grand 19 . Les censeurs jetaient les yeux tous les cinq ans sur la situation actuelle de la république, et distribuaient de manière le peuple dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir.

Le gouvernement de Rome fut admirable, en ce que, depuis sa naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la force du sénat, ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put toujours être corrigé.

Carthage périt, parce que, lorsqu’il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba, parce que ses erreurs lui parurent si douces, qu’elle ne voulut pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus ; aussi n’ont-elles pas plus de liberté que Rome n’en eut du temps des décemvirs 20 .

Le gouvernement d’Angleterre est plus sage g , parce qu’il y a un corps 21 qui l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement lui-même ; et telles sont ses erreurs, qu’elles ne sont jamais longues, et que, par l’esprit d’attention qu’elles donnent à la nation, elles sont souvent utiles.

En un mot, un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir, s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction.

1 Machiavel, Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. IV. — Cicéron, de Orat., II, 48 ; Tite-Live, VII, 40.

2 Les patriciens avaient même, en quelque façon, un caractère sacré : il n’y avait qu’eux qui pussent prendre les auspices. Voyez, dans Tite-Live, liv. VI, chap. XL et XLI, la harangue d’Appius Claudius. (M.)

3 Par exemple, il n’y avait qu’eux qui pussent triompher, puisqu’il n’y avait qu’eux qui pussent être consuls et commander les armées. (M.)

4 Allusion à Venise.

5 Zonaras, liv. II. (M.)

6 Origine des tribuns du peuple. (M.)

a A. Cela produisit des disputes continuelles.

7 Le peuple, qui aimait la gloire, composé de gens qui avaient passé leur vie à la guerre, ne pouvait refuser ses suffrages à un grand homme, sous lequel il avait combattu. Il obtenait le droit d’élire des plébéiens, et il élisait des patriciens. Il fut obligé de se lier les mains, en établissant qu’il y aurait toujours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes qui entrèrent dans les charges, y furent-elles ensuite continuellement portées ; et, quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de néant, comme Varron et Marius, ce fut une espèce de victoire qu’il remporta sur lui-même b . (M.) Esprit des lois, VIII, 12.

b Dans A. cette note est ainsi rédigée : Le peuple avait tant de respect pour les principales familles que, quoiqu’il eut obtenu le droit de faire des tribuns militaires plébéiens, qui avaient la même puissance que les consuls, il élevait toujours à cette charge des patriciens ; il fut obligé de se lier les mains et d’établir qu’il y aurait toujours un consul plébéien. Et quand quelques familles plébéiennes entrèrent dans les charges, elles y furent ensuite continuellement portées. C’était avec peine que le peuple, dans le désir continuel d’abaisser la noblesse, l’abaissait en effet ; et quand il élevait aux honneurs quelque homme de néant comme Varron et Marius, ce fut une victoire qu’il gagna sur lui-même.

c A. Par ses clients.

8 Les patriciens, pour se défendre, avaient coutume de créer un dictateur ; ce qui leur réussissait admirablement bien ; mais les plébéiens, ayant obtenu de pouvoir être élus consuls, purent aussi être élus dictateurs ; ce qui déconcerta les patriciens. Voyez dans Tite-Live, liv. VIII, chap. XII, comment Publilius Philo les abaissa dans sa dictature : il fit trois lois qui leur furent très-préjudiciables. (M.)

9 Les patriciens ne conservèrent que quelques sacerdoces et le droit de créer un magistrat, qu’on appelait entre-roi. (M.)

10 Comme Saturninus et Glaucias. (M.)

d A. met ici la note suivante : Le cens en lui-même ou le dénombrement des citoyens était une chose très-sage, c’était une reconnaissance de l’état de ses affaires, et un examen de sa puissance ; il fut établi par Servius Tullius. Avant lui, dit Eutrope, liv. 1, le cens était inconnu dans le monde. (M.)

11 On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui, après la bataille de Cannes, avaient été d’avis d’abandonner l’Italie ; ceux qui s’étaient rendus à Annibal ; ceux qui, par une mauvaise interprétation, lui avaient manqué de parole. (M.)

12 Cela s’appelait Ærarium aliquem facere, aut in Cœritum tabulas referre. On était mis hors de la centurie ; on n’avait plus la droit de suffrage. (M.)

e A. rédige ainsi la fin de la phrase : Ils pouvaient réduire un citoyen au nombre de ceux qui payaient les charges de la ville sans avoir part à ses priviléges ; enfin ils jetaient les yeux sur la situation actuelle de la république et distribuaient de manière le peuple dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple ne put pas abuser de son pouvoir.

13 Tite-Live, liv. XXIX, chap. XXXVII. (M.)

14 Valère Maxime, liv. II, chap. IX, art. 5. (M.)

15 La dignité de sénateur n’était pas une magistrature. (M.)

f Dans A. cet alinéa est en note, et ainsi rédigé : Les plébéiens obtinrent contre les patriciens, que les lois et les élections des magistrats se feraient par le peuple assemblé par tribus et non par centuries. Il y avait trente-cinq tribus qui donnaient chacune leur voix, quatre de la ville et trente et une de la campagne. Comme il n’y avait chez les Romains que deux professions en honneur, la guerre et l’agriculture, les tribus de la campagne furent les plus considérées ; et les quatre autres reçurent cette vile partie de citoyens qui, n’ayant pas de terres à cultiver, n’étaient, pour ainsi dire, citoyens qu’à demi ; la plupart n’allaient pas même à la guerre ; car pour faire les enrôlements, on suivait la division par centuries, et ceux qui étaient dans les quatre tribus de la ville étaient à peu près les mêmes qui, dans la division par centuries, étaient de la sixième classe, dans laquelle on n’enrôlait personne. Ansi, il était difficule que les suffrages fussent entre les mains du bas peuple, qui était enfermé dans ses quatre tribus ; mais, comme chacun faisait mille fraudes pour en sortir, tous les cinq ans les censeurs pouvaient corriger ce désordre, et ils mettaient dans telle tribu qu’ils voulaient, non-seulement un citoyen, mais aussi des corps et des ordres entiers. Voy. la remarque qui est la première du chap. XI ; voyez aussi Title-Live, première décade, liv. I, où les différentes divisions du peuple faites par Servius Tullius sont très-bien expliquées : c’était le même coprs du peuple, mais divisé sous divers égards. (M.)

16 Liv. I, chap. XLII. (M.)

17 Liv. IV, art. 15 et suivants. (M.)

18 Appelé turba forensis. (M.)

19 Voyez Tite-Live, liv. IX, chap. XLVI. (M.)

20 Ni même plus de puissance. (M.) Allusion aux républiques de Venise et de Gênes.

g A. Le gouvernement d’Angleterre est un des plus sages de l’Europe. C’était là une de ces hardiesses qu’on ne souffrait pas en France, au dernier siècle. Il fallut que Montesquieu voilât son sentiment sous une forme plus générale et plus timide. Du reste la correction se trouve dans l’erratum de l’édition de 1731.

21 Le parlement.

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