CHAPITRE XVII.

CHANGEMENT DANS L’ÉTAT.

Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les empereurs s’associèrent des personnes en qui ils avaient confiance : et Dioclétien, sous prétexte de la grandeur des affaires, régla qu’il y aurait toujours deux empereurs et deux Césars. Il jugea que les quatre principales armées étant occupées par ceux qui auraient part à l’empire, elles s’intimideraient les unes les autres ; que les autres armées n’étant pas assez fortes pour entreprendre de faire leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume d’élire, et qu’enfin la dignité de César étant toujours subordonnée, la puissance, partagée entre quatre pour la sûreté du gouvernement, ne serait pourtant, dans toute son étendue, qu’entre les mains de deux.

Mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c’est que les richesses des particuliers et la fortune publique ayant diminué, les empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables ; de manière que la récompense ne fut plus proportionnée au danger de faire une nouvelle élection.

D’ailleurs les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir et pour les fonctions, étaient à peu près comme les grands visirs de ces temps-là, et faisaient à leur gré massacrer les empereurs pour se mettre en leur place, furent fort abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions civiles, et en fit quatre au lieu de deux.

La vie des empereurs commença donc à être plus assurée ; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir un peu adouci leurs mœurs ; ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie, mais plus sourde : ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques, des formes de justice qui semblaient n’éloigner la mort que pour flétrir la vie ; la cour fut gouvernée et gouverna par plus d’artifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence : enfin, au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action, et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus régner que les vices des âmes faibles, et des crimes réfléchis.

Il s’établit un nouveau genre de corruption. Les premiers empereurs aimaient les plaisirs, ceux-ci la mollesse : ils se montrèrent moins aux gens de guerre ; ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques 1 , plus attachés à leurs palais, et plus séparés de l’empire.

Le poison de la cour augmenta sa force, à mesure qu’il fut plus séparé ; on ne dit rien, on insinua tout ; les grandes réputations furent toutes attaquées ; et les ministres et les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l’État, ni souffrir qu’on le serve avec gloire 2 .

Enfin, cette affabilité des premiers empereurs, qui seule pouvait leur donner le moyen de connaître leurs affaires, fut entièrement bannie. Le prince ne sut plus rien que sur le rapport de quelques confidents, qui, toujours de concert, souvent même lorsqu’ils semblaient être d’opinion contraire, ne faisaient auprès de lui que l’office d’un seul.

Le séjour de plusieurs empereurs en Asie, et leur perpétuelle rivalité avec les rois de Perse, firent qu’ils voulurent être adorés comme eux ; et Dioclétien, d’autres disent Galère, l’ordonna par un édit.

Ce faste et cette pompe asiatique s’établissant a , les yeux s’y accoutumèrent d’abord ; et, lorsque Julien voulut mettre de la simplicité et de la modestie dans ses manières, on appela oubli de la dignité ce qui n’était que la mémoire des anciennes mœurs.

Quoique depuis Marc-Aurèle il y eût eu plusieurs empereurs, il n’y avait eu qu’un empire ; et l’autorité de tous étant reconnue dans la province, c’était une puissance unique exercée par plusieurs.

Mais Galère et Constance Chlore n’ayant pu s’accorder, ils partagèrent réellement l’empire 3  : et, par cet exemple, qui fut suivi dans la suite par Constantin, qui prit le plan de Galère, et non pas celui de Dioclétien, il s’introduisit une coutume qui fut moins un changement qu’une révolution.

De plus, l’envie qu’eut Constantin de faire une ville nouvelle, la vanité de lui donner son nom, le déterminèrent b à porter en Orient le siége de l’empire. Quoique l’enceinte de Rome ne fût pas, à beaucoup près, si grande qu’elle est à présent, les faubourgs en étaient prodigieusement étendus 4  : l’Italie, pleine de maisons de plaisance, n’était proprement que le jardin de Rome ; les laboureurs étaient en Sicile, en Afrique, en Égypte 5  ; et les jardiniers en Italie ; les terres n’étaient presque cultivées que par les esclaves des citoyens romains. Mais, lorsque le siège de l’empire fut établi en Orient, Rome presque tout entière c y passa, les grands y menèrent leurs esclaves, c’est-à-dire presque tout le peuple ; et l’Italie fut privée de ses habitants.

Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à l’ancienne, Constantin voulut qu’on y distribuât aussi du bled, et ordonna que celui d’Égypte serait envoyé à Constantinople, et celui de l’Afrique à Rome ; ce qui, me semble, n’était pas fort sensé.

Dans le temps de la république, le peuple romain, souverain de tous les autres, devait naturellement avoir part aux tributs ; cela fit que le sénat lui vendit d’abord du bled à bas prix, et ensuite le lui donna pour rien. Lorsque le gouvernement fut devenu monarchique, cela subsista contre les principes de la monarchie ; on laissait cet abus à cause des inconvénients qu’il y aurait eu à le changer. Mais Constantin fondant une ville nouvelle, l’y établit sans aucune bonne raison.

Lorsque Auguste eut conquis l’Égypte, il apporta à Rome le trésor des Ptolomées ; cela y fit, à peu près, la même révolution que la découverte des Indes a faite depuis en Europe, et que de certains systèmes d ont fait de nos jours 6  ; les fonds doublèrent de prix à Rome 7 . Et, comme Rome continua d’attirer à elle les richesses d’Alexandrie, qui recevait elle-même celles de l’Afrique et de l’Orient, l’or et l’argent devinrent très-communs en Europe ; ce qui mit les peuples en état de payer des impôts très-considérables en espèces.

Mais, lorsque l’empire eut été divisé, ces richesses allèrent à Constantinople. On sait d’ailleurs que les mines d’Angleterre n’étaient point encore ouvertes 8  ; qu’il y en avait très-peu en Italie et dans les Gaules 9  ; que, depuis les Carthaginois, les mines d’Espagne n’étaient guère plus travaillées, ou du moins n’étaient plus si riches 10  : L’Italie, qui n’avait plus que des jardins abandonnés, ne pouvait, par aucun moyen, attirer l’argent de l’Orient, pendant que l’Occident, pour avoir de ses marchandises, y envoyait le sien. L’or et l’argent devinrent donc extrêmement rares en Europe ; mais les empereurs y voulurent exiger les mêmes tributs : ce qui perdit tout.

Lorsque le gouvernement a une forme depuis longtemps établie, et que les choses se sont mises dans une certaine situation, il est presque toujours de la prudence de les y laisser, parce que les raisons, souvent compliquées et inconnues, qui font qu’un pareil état a subsisté, font qu’il se maintiendra encore ; mais, quand on change le système total, on ne peut remédier qu’aux inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse d’autres que la pratique seule peut faire découvrir.

Ainsi, quoique l’empire ne fût déjà que trop grand, la division qu’on en fit le ruina : parce que toutes les parties de ce grand corps, depuis longtemps ensemble, s’étaient pour ainsi dire ajustées pour y rester, et dépendre les unes des autres.

Constantin 11 , après avoir affaibli la capitale, frappa un autre coup sur les frontières : il ôta les légions qui étaient sur le bord des grands fleuves, et les dispersa dans les provinces ; ce qui produisit deux maux : l’un, que la barrière qui contenait tant de nations fut ôtée, et l’autre, que les soldats 12 vécurent et s’amollirent dans le cirque et dans les théâtres 13 .

Lorsque Constantin envoya Julien dans les Gaules, il trouva que cinquante villes, le long du Rhin 14 , avaient été prises par les Barbares ; que les provinces avaient été saccagées ; qu’il n’y avait plus que l’ombre d’une armée romaine que le seul nom des ennemis faisait fuir.

Ce prince, par sa sagesse, sa constance, son économie, sa conduite, sa valeur, et une suite continuelle d’actions héroïques, rechassa les Barbares 15  ; et la terreur de son nom les contint tant qu’il vécut 16 .

La brièveté des règnes, les divers partis politiques, les différentes religions, les sectes particulières de ces religions, ont fait que le caractère des empereurs est venu à nous extrêmement défiguré. Je n’en donnerai que deux exemples. Cet Alexandre, si lâche dans Hérodien, paraît plein de courage dans Lampridius : ce Gratien, tant loué par les orthodoxes, Philostorgue le compare à Néron g .

Valentinien sentit, plus que personne, la nécessité de l’ancien plan : il employa toute sa vie à fortifier les bords du Rhin, à y faire des levées, y bâtir des châteaux, y placer des troupes, leur donner le moyen d’y subsister. Mais il arriva dans le monde un événement qui détermina Valens, son frère, à ouvrir le Danube, et eut d’effroyables suites.

Dans le pays qui est entre les Palus-Méotides, les montagnes du Caucase, et la mer Caspienne, il y avait plusieurs peuples qui étaient la plupart de la nation des Huns ou de celle des Alains ; leurs terres étaient extrêmement fertiles ; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient presque toujours à cheval ou sur leurs chariots, et erraient dans le pays où ils étaient enfermés : ils faisaient bien quelques ravages sur les frontières de Perse et d’Arménie ; mais on gardait aisément les portes Caspiennes, et ils pouvaient difficilement pénétrer dans la Perse par ailleurs. Comme ils n’imaginaient point qu’il fût possible de traverser les Palus-Méotides 17 , ils ne connaissaient pas les Romains ; et, pendant que h d’autres Barbares ravageaient l’empire, ils restaient dans les limites que leur ignorance leur avait données.

Quelques-uns 18 ont dit que le limon que le Tanaïs avait apporté, avait formé une espèce de croûte sur le Bosphore cimmérien, sur laquelle ils avaient passé ; d’autres 19 , que deux jeunes Scythes, poursuivant une biche qui traversa ce bras de mer, le traversèrent aussi. Ils furent étonnés de voir un nouveau monde ; et, retournant dans l’ancien, ils apprirent à leurs compatriotes les nouvelles terres, et, si j’ose me servir de ce terme, les Indes qu’ils avaient découvertes 20 .

D’abord, des corps innombrables i de Huns passèrent ; et, rencontrant les Goths les premiers, ils les chassèrent devant eux. Il semblait que ces nations se précipitassent les unes sur les autres ; et que l’Asie, pour peser sur l’Europe, eût acquis un nouveau poids.

Les Goths effrayés se présentèrent sur les bords du Danube, et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les flatteurs de Valens saisirent cette occasion, et la lui représentèrent comme une conquête heureuse d’un nouveau peuple, qui venait défendre l’empire et l’enrichir 21 .

Valens ordonna qu’ils passeraient sans armes ; mais, pour de l’argent, ses officiers leur en laissèrent tant qu’ils voulurent 22 . Il leur fit distribuer des terres ; mais, à la différence des Huns, les Goths n’en cultivaient point 23  : on les priva même du bled qu’on leur avait promis ; ils mouraient de faim, et ils étaient au milieu d’un pays riche ; ils étaient armés, et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout, depuis le Danube jusqu’au Bosphore, exterminèrent Valens et son armée, et ne repassèrent le Danube que pour abandonner l’affreuse solitude qu’ils avaient faite 24 .

1 Domestique est pris ici dans le vieux sens de familier, de serviteur de tout ordre, depuis les ministres jusqu’aux chambellans. On dit encore un prélat domestique, pour désigner un prélat attaché à la personne du pape.

2 Voyez ce que les auteurs nous disent de la cour de Constantin, de Valens, etc. (M.)

a A. Ayant été établis.

3 Voyez Orose, liv. VII, et Aurelius Victor. ( M.)

b A. le détermina.

4 Exspatiantia tecta multas addidere urbes, dit Pline, Hist. nat. liv. III (M.)

5 On portait autrefois d’Italie, dit Tacite, du bled dans les provinces reculées, et elle n’est pas encore stérile ; mais nous cultivons plutôt l’Afrique et l’Égypte, et nous aimons mieux exposer aux accidents la vie du peuple romain. Annales, liv. XII, ch. XLIII. (M.)

c A. Rome presque entière.

d A. de certains systèmes ridicules.

6 Le système de Law. Conf. Lettres persanes, CXXXVIII, CXLII.

7 Suétone, in August., Orose, liv. VI. Rome avait eu souvent de ces révolutions. J’ai dit que les trésors de Macédoine, qu’on y apporta, avaient fait cesser tous les tributs. Unius imperatoris prœda finem attulit tributorum. Cicéron, Des Offices, liv. II. (M.)

8 Tacite, De moribus Germanorum, le dit formellement. On sait d’ailleurs, à peu près, l’époque de l’ouverture des mines d’Allemagne. Voyez Thomas Sesréiberus, sur l’origine des mines du Harts. On croit celles de Saxe moins anciennes. (M.)

9 Voyez Pline, liv. XXXVII, art. 77. (M.)

10 Les Carthaginois, dit Diodore, surent très-bien l’art d’en profiter, et les Romains, celui d’empêcher que les autres n’en profitassent. (M.)

11 Dans ce qu’on dit de Constantin, on ne choque point les auteurs ecclésiastiques, qui déclarent qu’ils n’entendent parler que des actions de ce prince qui ont du rapport à la piété, et non de celles qui en ont au gouvernement de l’État. Eusèbe, Vie de Constantin, liv. I, ch. XIX ; Sacrale, liv. I, ch. I. (M.)

12 Zozime, liv. VIII. (M.)

13 Depuis l’établissement du christianisme, les combats des gladiateurs devinrent rares. Constantin défendit d’en donner : ils furent entièrement abolis sous Honorius e , comme il parait par Théodoret et Othon de Frisingue. Les Romains ne retinrent, de leurs anciens spectacles, que ce qui pouvait affaiblir les courages, et servait d’attrait à la volupté f . (M.)

e A. Cette barbare coutume ne fut entièrement abolie que sous Honorius.

f A ajoute : Dans les temps précédents, avant que les soldats partissent pour l’armée, on leur donnait un combat de gladiateurs pour les accoutumer à voir le sang, le fer et les blessures, et à ne pas craindre l’ennemi. (Julius Capitolin, Vie de Maxime et de Balbin. (M.)

14 Ammien Marcellin, liv. XVI, XVII et XVIII. (M.)

15 ld. ibid. (M.)

16 Voyez le magnifique éloge que Ammien Marcellin fait de ce prince, liv. XXV. Voyez aussi les Fragments de l’Histoire de Jean d’Antioche. (M.) Esprit des lois, XXIV, 10.

g A. n’a point ce paragraphe.

17 Procope, Histoire mêlée. (M.)

h A. De façon que pendant que, etc.

18 Zozime, liv. IV. (M.)

19 Jornandès, De rébus gelicis. Histoire mêlée de Procope. (M.)

20 Voyez Sozomène, liv. VI. (M.)

i A. Des années innombrables de Huns, etc.

21 Amm. Marcellin, liv. XXIX. (M.)

22 De ceux qui avaient reçu ces ordres, celui-ci conçut un amour infâme ; celui-là fut épris de la beauté d’une femme barbare ; les autres furent corrompus par des présents, des habits de lin et des couvertures bordées de franges : on n’eut d’autre soin que de remplir sa maison d’esclaves, et ses fermes de bétail. Histoire de Dexipe. (M.)

23 Voyez l’Histoire gothique de Priscus, où cette différence est bien établie.

On demandera, peut-être, comment des nations qui ne cultivaient point les terres, pouvaient devenir si puissantes, tandis que celles de l’Amérique sont si petites. C’est que les peuples pasteurs ont une subsistance bien plus assurée que les peuples chasseurs.

Il parait, par Ammien Marcellin, que les Huns, dans leur première demeure, ne labouraient point les champs ; ils ne vivaient que de leurs troupeaux, dans un pays abondant en pâturages, et arrosé par quantité de fleuves, comme font encore aujourd’hui les petits Tartares, qui habitent une partie du même pays. Il y a apparence que ces peuples, depuis leur départ, ayant habité des lieux moins propres à la nourriture des troupeaux, commencèrent à cultiver les terres. (M.)

24 Voyez Zozime, liv. IV. Voyez aussi Dexipe, dans l’Extrait des ambassades de Constantin Porphyrogénète. (M.)

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