PRONONCÉ LE PREMIER MAI 1716.
Les sages de l’antiquité recevaient leurs disciples sans examen et sans choix : ils croyaient que la sagesse devait être commune à tous les hommes, comme la raison, et que, pour être philosophe, c’était assez d’avoir du goût pour la philosophie.
Je me trouve parmi vous, messieurs, moi qui n’ai rien qui puisse m’en approcher que quelque attachement pour l’étude, et quelque goût pour les belles-lettres. S’il suffisait, pour obtenir cette faveur, d’en connaître parfaitement le prix, et d’avoir pour vous de l’estime et de l’admiration, je pourrais me flatter d’en être digne, et je me comparerais à ce Troyen qui mérita la protection d’une déesse, seulement parce qu’il la trouva belle.
Oui, messieurs, je regarde votre académie comme l’ornement de nos provinces ; je regarde son établissement comme ces naissances heureuses où les intelligences du ciel président toujours.
On avait vu jusqu’ici les sciences non pas négligées, mais méprisées, le goût entièrement corrompu, les belles-lettres ensevelies dans l’obscurité, et les muses étrangères dans la patrie des Paulin et des Ausone.
Nous nous trompions de croire que nous fussions connus chez nos voisins par la vivacité de notre esprit ; ce n’était sans doute que par la barbarie de notre langage.
Oui, messieurs, il a été un temps où ceux qui s’attachaient à l’étude étaient regardés comme des gens singuliers, qui n’étaient point faits comme les autres hommes. Il a été un temps où il y avait du ridicule et de l’affectation à se dégager des préjugés du peuple, et où chacun regardait son aveuglement comme une maladie qui lui était chère, et dont il était dangereux de guérir.
Dans un temps si critique pour les savants, on n’était point impunément plus éclairé que les autres : si quelqu’un entreprenait de sortir de cette sphère étroite qui borne les connaissances des hommes, une infinité d’insectes qui s’élevaient aussitôt formaient un nuage pour l’obscurcir ; ceux même qui l’estimaient eu secret se révoltaient en public, et ne pouvaient lui pardonner l’affront qu’il leur faisait de ne pas leur ressembler.
Il n’appartenait qu’à vous de faire cesser ce règne ou plutôt cette tyrannie de l’ignorance : vous l’avez fait, messieurs ; cette terre où nous vivons n’est plus si aride ; les lauriers y croissent heureusement ; on en vient cueillir de toutes parts : les savants de tous les pays vous demandent des couronnes :
Manibus date lilia plenis 1 .
C’est assez pour vous que cette académie vous doive et sa naissance et ses progrès ; je la regarde moins comme une compagnie qui doit perfectionner les sciences que comme un grand trophée élevé à votre gloire : il me semble que j’entends dire à chacun de vous ces paroles du poëte lyrique :
Exegi monumentum ære perennius 2 .
Nous avons été animés à cette grande entreprise par cet illustre protecteur dont le génie puissant veille sur nous 3 . Nous l’avons vu quitter les délices de la cour, et faire sentir sa présence jusqu’au fond de nos provinces. C’est ainsi que la fable nous représente ces dieux bienfaisants qui du séjour du ciel descendaient sur la terre pour polir des peuples sauvages, et faire fleurir parmi eux les sciences et les arts.
Oserai-je vous dire, messieurs, ce que la modestie m’a fait taire jusqu’ici ? Quand je vis votre académie naissante s’élever si heureusement, je sentis une joie secrète ; et, soit qu’un instinct flatteur semblât me présager ce qui m’arrive aujourd’hui, soit qu’un sentiment d’amour-propre me le fit espérer, je regardai toujours les lettres de votre établissement comme des titres de ma famille.
Lié avec plusieurs d’entre vous par les charmes de l’amitié, j’espérai qu’un jour je pourrais entrer avec eux dans un nouvel engagement, et leur être uni par le commerce des lettres, puisque je l’étais déjà par le lien le plus fort qui fût parmi les hommes. Et, si ce que dit un des plus enjoués de nos poëtes n’est point un paradoxe, qu’il faut avoir du génie pour être honnête homme, ne pouvais-je pas croire que le cœur qu’ils avaient reçu leur serait un garant de mon esprit ?
J’éprouve aujourd’hui, messieurs, que je ne m’étais point trop flatté ; et, soit que vous m’ayez fait justice, soit que j’aie séduit mes juges, je suis également content de moi-même : le public va s’aveugler sur votre choix ; il ne regardera plus sur ma tête que les mains savantes qui me couronnent.
1 VIRG., Æneid., VI, v. 885.
2 HORAT., Od., III, XXIV.
3 Henri-Jacques Nompar de Caumont, duc de la Force, pair de France, membre de l’Académie française (1675-1726). V. plus loin le Discours prononcé à l’Académie de Bordeaux, le 25 août 1726.