DES PLAISIRS DE NOTRE AME.

L’âme, indépendamment des plaisirs qui lui viennent des sens, en a qu’elle aurait indépendamment d’eux, et qui lui sont propres : tels sont ceux que lui donnent la curiosité, les idées de sa grandeur, de ses perfections, l’idée de son existence, opposée au sentiment du néant, le plaisir d’embrasser tout d’une idée générale, celui de voir un grand nombre de choses, etc., celui de comparer, de joindre et de séparer les idées. Ces plaisirs sont dans la nature de l’âme, indépendamment des sens, parce qu’ils appartiennent à tout être qui pense ; et il est fort indifférent d’examiner ici si notre âme a ces plaisirs comme substance unie avec le corps, ou comme séparée du corps, parce qu’elle les a toujours, et qu’ils sont les objets du goût : ainsi nous ne distinguerons point ici les plaisirs qui viennent à l’âme de sa nature, d’avec ceux qui lui viennent de son union avec le corps ; nous appellerons tout cela plaisirs naturels, que nous distinguerons des plaisirs acquis, que l’âme se fait par de certaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et de la même manière et par la même raison, nous distinguerons le goût naturel et le goût acquis.

Il est bon de connaître la source des plaisirs dont le goût est la mesure : la connaissance des plaisirs naturels et acquis pourra nous servir à rectifier notre goût naturel et notre goût acquis. Il faut partir de l’état où est notre être, et connaître quels sont ces plaisirs, pour parvenir à les mesurer, et même quelquefois à les sentir.

Si notre âme n’avait point été unie au corps, elle aurait connu ; mais il y a apparence qu’elle aurait aimé ce qu’elle aurait connu : à présent nous n’aimons presque que ce que nous ne connaissons pas.

Notre manière d’être est entièrement arbitraire ; nous pouvions avoir été faits comme nous sommes, ou autrement. Mais si nous avions été faits autrement, nous verrions autrement 2  ; un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre éloquence, une autre poésie ; une contexture différente des mêmes organes aurait fait encore une autre poésie : par exemple, si la constitution de nos organes nous avait rendus capables d’une plus longue attention, toutes les règles qui proportionnent la disposition du sujet à la mesure de notre attention ne seraient plus ; si nous avions été rendus capables de plus de pénétration, toutes les règles qui sont fondées sur la mesure de notre pénétration tomberaient de même ; enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d’une certaine façon, seraient différentes si notre machine n’était pas de cette façon.

Si notre vue avait été plus faible et plus confuse, il aurait fallu moins de moulures et plus d’uniformité dans les membres de l’architecture ; si notre vue avait été plus distincte, et notre âme capable d’embrasser plus de choses à la fois, il aurait fallu dans l’architecture plus d’ornements ; si nos oreilles avaient été faites comme celles de certains animaux, il aurait fallu réformer bien des instruments de musique. Je sais bien que les rapports que les choses ont entre elles auraient subsisté ; mais le rapport qu’elles ont avec nous ayant changé, les choses qui, dans l’état présent, font un certain effet sur nous, ne le feraient plus ; et comme la perfection des arts est de nous présenter les choses telles qu’elles nous fassent le plus de plaisir qu’il est possible, il faudrait qu’il y eût du changement dans les arts, puisqu’il y en aurait dans la manière la plus propre à nous donner du plaisir.

On croit d’abord qu’il suffirait de connaître les diverses sources de nos plaisirs pour avoir le goût, et que, quand on a lu ce que la philosophie nous dit là-dessus, on a du goût, et que l’on peut hardiment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n’est pas une connaissance de théorie ; c’est une application prompte et exquise des règles mêmes que l’on ne connaît pas. Il n’est pas nécessaire de savoir que le plaisir que nous donne une certaine chose que nous trouvons belle, vient de la surprise ; il suffit qu’elle nous surprenne, et qu’elle nous surprenne autant qu’elle le doit, ni plus ni moins.

Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les préceptes que nous pourrions donner pour former le goût, ne peuvent regarder que le goût acquis, c’est-à-dire ne peuvent regarder directement que ce goût acquis, quoiqu’ils regardent encore indirectement le goût naturel ; car le goût acquis affecte, change, augmente et diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change, augmente et diminue le goût acquis.

La définition la plus générale du goût, sans considérer s’il est bon ou mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le sentiment ; ce qui n’empêche pas qu’il ne puisse s’appliquer aux choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l’âme, qu’elle était la seule félicité que de certains philosophes pussent comprendre. L’âme connaît par ses idées et par ses sentiments 3  ; car, quoique nous opposions l’idée au sentiment, cependant, lorsqu’elle voit une chose, elle la sent ; et il n’y a point de choses si intellectuelles qu’elle ne voie ou qu’elle ne croie voir, et par conséquent qu’elle ne sente.

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