TROISIÈME PARTIE.

On a vu, dans les deux premières parties, que tout ce qui résulte de tant de critiques amères est ceci, que l’auteur de l’Esprit des Lois n’a point fait son ouvrage suivant le plan et les vues de ses critiques ; et que si ses critiques avaient fait un ouvrage sur le même sujet, ils y auraient mis un très-grand nombre de choses qu’ils savent. Il en résulte encore qu’ils sont théologiens et que l’auteur est jurisconsulte ; qu’ils se croient en état de faire son métier, et que lui ne se sent pas propre à faire le leur. Enfin il en résulte qu’au lieu de l’attaquer avec tant d’aigreur, ils auraient mieux fait de sentir eux-mêmes le prix des choses qu’il a dites en faveur de la religion, qu’il a également respectée et défendue. Il me reste à faire quelques réflexions.

Cette manière de raisonner n’est pas bonne, qui, employée contre quelque bon livre que ce soit, peut le faire paraître aussi mauvais que quelque mauvais livre que ce soit ; et qui, pratiquée contre quelque mauvais livre que ce soit, peut le faire paraître aussi bon que quelque bon livre que ce soit.

Cette manière de raisonner n’est pas bonne, qui, aux choses dont il s’agit en rappelle d’autres qui ne sont point accessoires, et qui confond les diverses sciences, et les idées de chaque science.

Il ne faut point argumenter sur un ouvrage fait sur une science, par des raisons qui pourraient attaquer la science même.

Quand on critique un ouvrage, et un grand ouvrage, il faut tâcher de se procurer une connaissance particulière de la science qui y est traitée, et bien lire les auteurs approuvés qui ont déjà écrit sur cette science, afin de voir si l’auteur s’est écarté de la manière reçue et ordinaire de la traiter.

Lorsqu’un auteur s’explique par ses paroles ou par ses écrits, qui en sont l’image, il est contre la raison de quitter les signes extérieurs de ses pensées, pour chercher ses pensées ; parce qu’il n’y a que lui qui sache ses pensées. C’est bien pis, lorsque ses pensées sont bonnes, et qu’on lui en attribue de mauvaises.

Quand on écrit contre un auteur, et qu’on s’irrite contre lui, il faut prouver les qualifications par les choses, et non pas les choses par les qualifications.

Quand on voit dans un auteur une bonne intention générale, on se trompera plus rarement, si, sur certains endroits qu’on croit équivoques, on juge suivant l’intention générale, que si on lui prête une mauvaise intention particulière.

Dans les livres faits pour l’amusement, trois ou quatre pages donnent l’idée du style ou des agréments de l’ouvrage : dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne tient toute la chaîne.

Comme il est très-difficile de faire un bon ouvrage, et très-aisé de le critiquer, parce que l’auteur a eu tous les défilés à garder, et que le critique n’en a qu’un à forcer, il ne faut point que celui-ci ait tort : et s’il arrivait qu’il eût continuellement tort, il serait inexcusable.

D’ailleurs, la critique pouvant être considérée comme une ostentation de sa supériorité sur les autres, et son effet ordinaire étant de donner des moments délicieux pour l’orgueil humain, ceux qui s’y livrent méritent bien toujours de l’équité, mais rarement de l’indulgence.

Et comme de tous les genres d’écrire, elle est celui dans lequel il est plus difficile de montrer un bon naturel, il faut avoir attention à ne point augmenter par l’aigreur des paroles la tristesse de la chose.

Quand on écrit sur les grandes matières, il ne suffit pas de consulter son zèle, il faut encore consulter ses lumières ; et, si le ciel ne nous a pas accordé de grands talents, on peut y suppléer par la défiance de soi-même, l’exactitude, le travail et les réflexions.

Cet art de trouver dans une chose, qui naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu’un esprit qui ne raisonne pas juste peut lui donner, n’est point utile aux hommes : ceux qui le pratiquent ressemblent aux corbeaux, qui fuient les corps vivants et volent de tous côtés pour chercher des cadavres.

Une pareille manière de critiquer produit deux grands inconvénients. Le premier, c’est qu’elle gâte l’esprit des lecteurs, par un mélange du vrai et du faux, du bien et du mal : ils s’accoutument à chercher un mauvais sens dans les choses, qui naturellement en ont un très-bon ; d’où il leur est aisé de passer à cette disposition, de chercher un bon sens dans les choses qui naturellement en ont un mauvais : on leur fait perdre la faculté de raisonner juste, pour les jeter dans les subtilités d’une mauvaise dialectique. Le second mal est, qu’en rendant par cette façon de raisonner les bons livres suspects, on n’a point d’autres armes pour attaquer les mauvais ouvrages : de sorte que le public n’a plus de règle pour les distinguer. Si l’on traite de spinosistes et de déistes ceux qui ne le sont pas, que dira-t-on à ceux qui le sont ?

Quoique nous devions penser aisément que les gens qui écrivent contre nous, sur des matières qui intéressent tous les hommes, y sont déterminés par la force de la charité chrétienne ; cependant, comme la nature de cette vertu est de ne pouvoir guère se cacher, qu’elle se montre en nous malgré nous, et qu’elle éclate et brille de toutes parts ; s’il arrivait que, dans deux écrits faits contre la même personne, coup sur coup, on n’y trouvât aucune trace de cette charité, qu’elle n’y parût dans aucune phrase, dans aucun tour, aucune parole, aucune expression, celui qui aurait écrit de pareils ouvrages aurait un juste sujet de craindre de n’y avoir pas été porté par la charité chrétienne.

Et, comme les vertus purement humaines sont en nous l’effet de ce que l’on appelle un bon naturel ; s’il était impossible d’y découvrir aucun vestige de ce bon naturel, le public pourrait en conclure que ces écrits ne seraient pas même l’effet des vertus humaines.

Aux yeux des hommes, les actions sont toujours plus sincères que les motifs ; et il leur est plus facile de croire que l’action de dire des injures atroces est un mal, que de se persuader que le motif qui les a fait dire est un bien.

Quand un homme tient à un état qui fait respecter la religion et que la religion fait respecter, et qu’il attaque, devant les gens du monde, un homme qui vit dans le monde, il est essentiel qu’il maintienne, par sa manière d’agir, la supériorité de son caractère. Le monde est très-corrompu : mais il y a de certaines passions qui s’y trouvent très-contraintes ; il y en a de favorites, qui défendent aux autres de paraître. Considérez les gens du monde entre eux ; il n’y a rien de si timide : c’est l’orgueil qui n’ose pas dire ses secrets, et qui, dans les égards qu’il a pour les autres, se quitte pour se reprendre. Le christianisme nous donne l’habitude de soumettre cet orgueil ; le monde nous donne l’habitude de le cacher. Avec le peu de vertu que nous avons, que deviendrions-nous, si toute notre âme se mettait en liberté, et si nous n’étions pas attentifs aux moindres paroles, aux moindres signes, aux moindres gestes ? Or, quand des hommes d’un caractère respecté manifestent des emportements que les gens du monde n’oseraient mettre au jour, ceux-ci commencent à se croire meilleurs qu’ils ne sont en effet : ce qui est un très-grand mal.

Nous autres gens du monde sommes si faibles, que nous méritons extrêmement d’être ménagés. Ainsi, lorsqu’on nous fait voir toutes les marques extérieures des passions violentes, que veut-on que nous pensions de l’intérieur ? Peut-on espérer que nous, avec notre témérité ordinaire de juger, ne jugions pas ?

On peut avoir remarqué, dans les disputes et les conversations, ce qui arrive aux gens dont l’esprit est dur et difficile : comme ils ne combattent pas pour s’aider les uns les autres, mais pour se jeter à terre, ils s’éloignent de la vérité, non pas à proportion de la grandeur ou de la petitesse de leur esprit, mais de la bizarrerie ou de l’inflexibilité plus ou moins grande de leur caractère. Le contraire arrive à ceux à qui la nature ou l’éducation ont donné de la douceur : comme leurs disputes sont des secours mutuels, qu’ils concourent au même objet, qu’ils ne pensent différemment que pour parvenir à penser de même, ils trouvent la vérité à proportion de leurs lumières : c’est la récompense d’un bon naturel.

Quand un homme écrit sur les matières de religion, il ne faut pas qu’il compte tellement sur la piété de ceux qui le lisent, qu’il dise des choses contraires au bon sens ; parce que, pour s’accréditer auprès de ceux qui ont plus de piété que de lumières, il se décrédite auprès de ceux qui ont plus de lumières que de piété.

Et comme la religion se défend beaucoup par elle-même, elle perd plus lorsqu’elle est mal défendue, que lorsqu’elle n’est point du tout défendue.

S’il arrivait qu’un homme, après avoir perdu ses lecteurs, attaquât quelqu’un qui eût quelque réputation, et trouvât par là le moyen de se faire lire, on pourrait peut-être soupçonner que, sous prétexte de sacrifier cette victime à la religion, il la sacrifierait à son amour-propre.

La manière de critiquer, dont nous parlons, est la chose du monde la plus capable de borner l’étendue, et de diminuer, si j’ose me servir de ce terme, la somme du génie national. La théologie a ses bornes, elle a ses formules ; parce que les vérités qu’elle enseigne étant connues, il faut que les hommes s’y tiennent ; et on doit les empêcher de s’en écarter : c’est là qu’il ne faut pas que le génie prenne l’essor : on le circonscrit, pour ainsi dire, dans une enceinte. Mais c’est se moquer du monde, de vouloir mettre cette même enceinte autour de ceux qui traitent les sciences humaines. Les principes de la géométrie sont très-vrais ; mais, si on les appliquait à des choses de goût, on ferait déraisonner la raison même. Rien n’étouffe plus la doctrine que de mettre à toutes les choses une robe de docteur : les gens qui veulent toujours enseigner, empêchent beaucoup d’apprendre ; il n’y a point de génie qu’on ne rétrécisse, lorsqu’on l’enveloppera d’un million de scrupules vains. Avez-vous les meilleures intentions du monde ? on vous forcera vous-même d’en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire, quand vous êtes sans cesse effrayé par la crainte de dire mal ; et qu’au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes, qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot : « Prenez garde de tomber ; vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » Va-t-on prendre l’essor ? ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force et de la vie ? on vous l’ôte à coups d’épingle. Vous élevez-vous un peu ? voilà des gens qui prennent leur pied, ou leur toise, lèvent la tête, et vous crient de descendre pour vous mesurer. Courez-vous dans votre carrière ? ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin. Il n’y a ni science ni littérature qui puisse résister à ce pédantisme. Notre siècle a formé des Académies ; on voudra nous faire rentrer dans les écoles des siècles ténébreux. Descartes est bien propre à rassurer ceux qui, avec un génie infiniment moindre que le sien, ont d’aussi bonnes intentions que lui : ce grand homme fut sans cesse accusé d’athéisme ; et l’on n’emploie pas aujourd’hui contre les athées de plus forts arguments que les siens.

Du reste, nous ne devons regarder les critiques comme personnelles, que dans les cas où ceux qui les font ont voulu les rendre telles. Il est très-permis de critiquer les ouvrages qui ont été donnés au public ; parce qu’il serait ridicule que ceux qui ont voulu éclairer les autres, ne voulussent pas être éclairés eux-mêmes. Ceux qui nous avertissent sont les compagnons de nos travaux. Si le critique et l’auteur cherchent la vérité, ils ont le même intérêt ; car la vérité est le bien de tous les hommes : ils seront des confédérés, et non pas des ennemis.

C’est avec grand plaisir que je quitte la plume : on aurait continué à garder le silence, si de ce qu’on le gardait, plusieurs personnes n’avaient conclu qu’on y était réduit.

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