LETTRE AU P. B. J. 2 SUR LE LIVRE INTITULÉ : L’ESPRIT DES LOIS.

Je suis surpris, mon Révérend Père, que vous n’ayez point encore parlé dans vos Mémoires de l’Esprit des Lois, livre si fameux parmi les gens de lettres, si connu même de ceux qui sont incapables de l’entendre. Auriez-vous donc manqué l’occasion d’acquérir cet ouvrage, de vous le faire communiquer du moins par ceux qui le possèdent ?

Quoi qu’il en soit, je vous dirai ici mes pensées ; non sur toutes les parties de cet ouvrage (ce serait trop de matière pour une simple lettre), mais sur quelques points où l’auteur ne ménage pas assez la religion. Dans la suite je vous entretiendrai de plusieurs autres articles qui m’ont fourni un grand nombre de réflexions.

En général je puis vous assurer que l’Esprit des Lois part d’une plume très-légère et très-exercée à écrire ; que l’érudition y est répandue sans affectation et sans pédanterie ; que l’auteur a une connaissance singulière de l’histoire ancienne et moderne, de la jurisprudence des Grecs et des Romains, des Asiatiques et des Européens. Mais je ne vous dissimulerai pas non plus qu’il est souvent aussi faible de preuves, que fertile en conjectures et en paradoxes. Il se propose, non de traiter des lois en elles-mêmes, mais « des rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses ». Ainsi, rapports des lois aux diverses espèces de gouvernement, à la nature du climat, aux qualités du terrain, au genre de vie des peuples, au commerce, au nombre, aux inclinations, à la religion des habitants : rapports encore des lois entre elles, avec leur origine, avec l’esprit du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies : tel est, selon l’auteur même, tout cet Esprit des Lois compris en deux volumes in-4º.

Or, dans cette multitude d’objets, que de propositions peu certaines ou peu prouvées ! Vous pouvez en juger déjà, mon Révérend Père, par cet exemple : Livre II, chapitre III, l’auteur dit que « la meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à la puissance, est si petite et si pauvre, que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. » Et il produit, pour confirmer cette doctrine, l’exemple d’Antipater, « qui établit à Athènes que, ceux qui n’auraient pas deux mille drachmes, seraient exclus du droit de suffrage ». Par là, continue-t-il, « Antipater forma la meilleure aristocratie qui fût possible, parce que ce cens était si petit qu’il n’excluait que peu de gens, etc. » Or, ce trait d’histoire, qu’on dit tiré de Diodore de Sicile, est rapporté tout autrement par cet auteur : je l’ai sous les yeux et j’y lis, en termes exprès, que le nombre des Athéniens qui n’avaient pas les deux mille drachmes se trouva de plus de vingt-deux mille personnes, tandis que le nombre des autres citoyens ne montait qu’à environ neuf mille : circonstances qui détruisent tout le raisonnement contenu dans cet endroit de l’Esprit des Lois 3 .

Mais j’entre, mon Révérend Père, dans mon dessein, qui est de vous marquer ce qui blesse ici directement ou indirectement la religion. Croirez-vous, par exemple, l’auteur quand il dit, Livre XII, chapitre II : « La liberté philosophique consiste dans l’exercice de sa volonté, ou du moins (s’il faut parler dans tous les systèmes), dans l’opinion où l’on est que l’on exerce sa volonté. » Ne direz-vous pas : 1º que le simple exercice de la volonté ne suffit pas pour faire que nous soyions libres, et qu’il faut pour cela l’exercice de la puissance élective de la volonté » ; 2º que s’il y avait un système qui se contentât, pour la liberté, de l’opinion où l’on pourrait être que l’on exerce sa volonté, ce serait un système totalement condamnable 4  ?

Que penserez-vous aussi de cette proposition si générale, qui est au livre XII, chapitre IV : « Il faut faire honorer la Divinité, et ne la venger jamais ? » Vous penserez, sans doute, qu’on ne peut jamais entreprendre de venger parfaitement et totalement la Divinité, mais qu’il est des circonstances où il convient de punir les entreprises sacriléges contre Dieu, parce que cela sert à réparer son culte suprême, et à intimider les méchants. Avec le principe de l’auteur, comment justifierait-on tant d’ordonnances des princes et des magistrats, qui décernent des peines contre les blasphémateurs et les blasphèmes 5  ?

Dans l’Esprit des Lois, on rencontre divers morceaux qui prouvent que l’auteur est versé dans l’étude de la physique et de l’anatomie : connaissances très-utiles, quand on les emploie à propos. Mais je ne vois pas qu’il fallût les mettre en œuvre pour excuser le suicide, si commun, dit-on, parmi les Anglais ; car c’est l’excuser que de le regarder comme une maladie causée par la nature du climat. « Cette action, dit l’auteur (Livre XIV, chapitre XII), tient à l’état physique de la machine... et l’on ne peut pas plus punir l’homicide de soi-même en Angleterre, qu’on punit les effets de la démence. » Comment nous persuadera-t-on que les Anglais, qui se tuent de sang-froid, n’ont point assez de liberté pour continuer de vivre ? Le climat et la constitution des corps furent les mêmes en Angleterre, il y a trois ou quatre cents ans : alors la pratique de suicide s’y remarquait-elle plus qu’ailleurs ? N’est-ce pas une sorte de mode qui s’y est établie, ou par vanité, comme on dit qu’elle règne chez les Japonais, ou plutôt par principe d’irréligion, comme on a tout lieu de le croire, depuis que l’Angleterre est devenue le centre de toutes les mauvaises doctrines ?

Un des endroits qui méritent le moins d’excuse, dans cet ouvrage sur les lois, est le chapitre IV du livre XVI. On y lit en titre, que « la loi de la polygamie est une affaire de calcul » 6  ; et l’auteur apporte en preuve qu’il naît plus de filles que de garçons en Asie, où la pluralité des femmes est si commune ; et pour montrer qu’il naît dans ces vastes contrées plus de filles que de garçons, il produit, d’après Kæmpfer, un dénombrement, par lequel on voit qu’à Méaco, capitale du Japon, il y avait un peu plus de 182,000 mâles, et 223,573 femelles.

Cette preuve est-elle bien concluante ? Le dénombrement que cite Kæmpfer fut fait en 1672, dix-huit ans avant son arrivée au Japon. Il ne nous dit point si, dans cette année 1672, quelque cause particulière n’avait point diminué considérablement le nombre des hommes de Méaco. En temps de guerre ou d’embarquement, on voit en France beaucoup plus de femmes que d’hommes, soit dans les campagnes, soit dans les ports de mer, quelquefois même dans les grandes villes. Si quelqu’un assurait pour lors qu’il naît parmi nous plus de femmes que d’hommes, ne se tromperait-il pas ? Or, qui nous assurera qu’en 1672 il n’y avait pas à Méaco quelque raison semblable de diminution dans la liste des hommes ?

Il est prouvé, par le témoignage du même Kæmpfer, que le dernier dénombrement fait à Méaco (apparemment en 1689 ou 1690) excédait de plus 124 mille personnes celui de 1672. 7 On ne spécifie point, il est vrai, dans ce dénombrement de 1689 ou 1690, le nombre des hommes et des femmes ; mais on n’a aucune raison de croire que l’excès ne fût pas en grande partie sur le compte des hommes. Ainsi la preuve tirée de ce dénombrement de 1672 est très-équivoque ; elle est de plus très-insuffisante pour le reste de l’Asie. Car quel argument est celui-ci : il y avait à Méaco, en 1672, beaucoup plus de femmes que d’hommes ; donc en Asie il naît beaucoup plus de filles que de garçons ? Et moi je produis, d’après l’auteur même de l’Esprit des Lois, le pays des Lamas, qui est le Thibet, où il naît beaucoup plus de garçons que de filles, en sorte même que chez ces peuples une femme épouse plusieurs maris.

Mais, dira-t-on, cette pratique des Lamas prouve donc que « la loi de la polygamie est une affaire de calcul » ? Point du tout, répondrai-je, puisqu’il est certain que les Tartares leurs voisins, qui sont dans le même cas, c’est-à-dire qui ont parmi leurs enfants beaucoup plus de garçons que de filles, ne donnent pourtant jamais plusieurs maris à une seule femme. Voyez Description de la Chine, tome IV, p. 461.

Mais, continue-t-on, il est du moins certain que l’usage d’épouser plusieurs femmes a quelque rapport au climat ; ainsi l’on ne peut nier que « la loi de la polygamie ne soit une affaire de calcul ». C’est à peu près tout le fond de ce chapitre IV, livre XVI, de l’Esprit des Lois. Je réponds qu’en admettant même la première proposition qui n’est pas incontestable, je nierais bien la conséquence. En effet, de ce que l’usage d’épouser plusieurs femmes aurait quelque rapport au climat, s’ensuivrait-il absolument que « la loi de la polygamie fût une affaire de calcul », c’est-à-dire, une affaire dont on pût et dût rendre raison, par la supputation seule des personnes de l’un et de l’autre sexe qui naissent dans un pays ? Ne sait-on pas que d’autres causes ont influé dans cet usage ? Aux premiers temps, nécessité ou prétexte d’avancer la propagation du genre humain : dans la suite, religions fausses, qui accordent tout aux désirs sensuels : quelquefois, motifs de luxe et de vanité, comme chez les anciens seigneurs de Germanie, qui, au rapport de Tacite, se distinguaient du vulgaire par la multitude de leurs femmes : presque toujours, passion, mauvais exemple, éducation trop libre : voilà les causes qui ont autorisé, accrédité, maintenu la polygamie, et qui l’empêchent d’être simplement « une affaire de calcul ».

J’aurais encore à vous faire observer, mon Révérend Père, dans le même endroit de l’Esprit des Lois, le peu d’exactitude de cette proposition : « La pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, est plus conforme à la nature dans certains pays, que dans d’autres. » Tous les maîtres de la morale enseignent que la pluralité des hommes pour une seule femme n’est nullement « conforme à la nature », parce qu’il ne peut en résulter aucun bien.

Mais passez avec moi, je vous prie, au chapitre XV de ce même livre XVI, où l’on trouve que la loi du Mexique qui défendait, sous peine de la vie, à deux époux de se réunir après le divorce, était plus sensée que la loi des Maldives, qui permettait à un mari de reprendre la femme qu’il avait répudiée ; et voyez un peu la raison qu’en donne l’auteur. C’est, dit-il, que la loi du Mexique, « dans le temps même de la dissolution, songeait à l’éternité du mariage » : au lieu que « la loi des Maldives semble se jouer également du mariage et de la répudiation ». Si je ne me trompe, « songer à l’éternité du mariage », c’est songer à son indissolubilité ; or, si la loi du Mexique songeait à l’indissolubilité du mariage, pourquoi permettait-elle donc de le dissoudre ? Et si elle faisait tant que d’en permettre la dissolution, que ne laissait-elle du moins aux époux la liberté de se réunir, puisqu’on la suppose songer à l’indissolubilité de leur union ? En un mot, de deux lois, dont l’une permet de renouer les liens sacrés du mariage, et l’autre le défend, laquelle doit-on regarder comme « songeant mieux à l’éternité du mariage », comme plus sensée par conséquent ? Tout le monde dira sans doute, que c’est la première, et tel fut le cas de la loi des Maldives, non celui de la loi du Mexique.

C’en est assez, mon Révérend Père, sur le premier tome de l’Esprit des Lois : je viens au second qui pourrait me fournir un plus grand nombre d’observations ; mais il est nécessaire d’abréger.

Au livre XXIII, chapitre XXII, l’auteur dit : « Les Romains eurent une bonne police sur l’exposition des enfants. Romulus imposa à tous les citoyens la nécessité d’élever tous les enfants mâles et les aînées des filles. Si les enfants étaient difformes et monstrueux, il permettait de les exposer, etc. » Ce trait est tiré de Denys d’Halicarnasse, et je ne m’inscris pas en faux contre la citation ; mais je ne puis approuver que l’on qualifie de « bonne police » une pratique barbare. L’auteur dit lui-même dans un autre endroit de ce volume (Livre XXIV, chapitre VI) : « Maxime générale : nourrir ses enfants est une obligation du droit naturel. » Jugez par là si c’est une « bonne police » que de les tuer.

Au livre XXIV, chapitre XI, on trouve que « quand la religion donne des règles, non pas pour le bien, mais pour ce qui est meilleur ; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait ; il serait convenable que ce fussent des conseils, et non pas des lois ».

Le célibat vient ici en forme d’exemple. « On en fit une loi, dit l’auteur, pour un certain ordre de gens, mais il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua : il fatigua la société pour faire exécuter aux hommes, par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil. » Ici, mon Révérend Père, on ne prend pas garde que l’entrée « dans ce certain ordre de gens » étant tout à fait libre 8 , la loi du célibat n’a point dû paraître onéreuse. C’est une condition qu’on propose à ceux qui veulent se dévouer plus particulièrement au service de l’Église. L’obligation qu’ils contractent suit la liberté de leur engagement. Elle ne « fatigue », cette obligation, que ceux qui oublient la générosité et la sainteté de leur promesse ; que ceux qui voudraient retourner en arrière, après avoir fait une démarche à laquelle personne ne les forçait.

Il n’est pas vrai non plus que le « législateur », c’est-à-dire l’Église, se soit « fatiguée », ni qu’elle ait « fatigué » la société, en renouvelant ses ordonnances pour maintenir la loi du célibat. La preuve qu’elle ne s’est point « fatiguée », c’est qu’elle a toujours parlé avec vigueur sur cet article. Combien n’y a-t-il pas eu de décrets et d’ordonnances contre le relâchement des couvents ? La preuve qu’elle n’a point « fatigué la société », c’est que tous les États qui sont demeurés attachés à l’Église, conservent inviolablement la même loi. A l’égard des peuples qui ont abandonné l’ancienne créance de leurs pères, ils étaient apparemment aussi fatigués des autres lois ecclésiastiques que de celle du célibat ; et qu’en faudrait-il conclure ? Que toutes les autres lois ecclésiastiques étaient de trop ? Qu’il aurait fallu s’en tenir aux simples conseils, pour la sanctification des fêtes, par exemple, pour les jeûnes et les abstinences ? Je ne crois pas que l’auteur voulût embrasser ces maximes.

Je remarque, mon Révérend Père, au Livre XXIV, chapitre X, un si grand éloge de Julien l’Apostat, que je ne crains presque pas les mauvais effets qu’il pourrait produire. S’il était plus modéré, je craindrais davantage. On fait, il est vrai, abstraction des vérités révélées et de l’apostasie de Julien ; mais ceci, mis une fois à quartier, on dit : « Non, il n’y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes. » Quoi ! Théodose, Charlemagne, saint Louis, Édouard III, Charles le Sage, Louis XII, Charles-Quint, Louis XIV, et tant d’autres monarques de mémoire immortelle, n’étaient pas plus dignes de gouverner que cet empereur, le plus vain, le plus pédant, le plus bizarre de tous les hommes ? J’en appelle du jugement de l’auteur à saint Grégoire de Nazianze, à saint Jean Chrysostome, et aux ouvrages mêmes de Julien.

Je voudrais avoir l’éloquence des deux saints Pères que je viens de nommer, pour m’élever autant qu’il serait nécessaire contre ces propositions du chapitre X du Livre XXV : « Ce sera une très-bonne loi civile, lorsque l’État est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre, » Et tout de suite : « Voici le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est le maître de recevoir dans un État une nouvelle religion ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle est établie, il faut la tolérer. » L’auteur a bien mis deux fois, pour préliminaire, qu’il n’est pas théologien ; mais sans avoir cette qualité, il doit convenir, il convient même en bien des endroits de son ouvrage, qu’il y a une véritable religion ; que cette véritable religion est la religion chrétienne ; que cette religion chrétienne serait la plus propre de toutes à faire de bons citoyens. Cependant, suivant les maximes qu’on lit ici, jamais cette religion ne se serait établie dans le monde. Les Juifs étaient contents de leur religion, quand Jésus-Christ leur annonça son Évangile. Les Romains, les Grecs, les Barbares se portaient pour être contents de leur religion, quand les apôtres et les hommes apostoliques les invitèrent à la foi. Ainsi c’eût été « une très-bonne loi civile » chez les Juifs, chez les Romains, chez les Grecs, chez les Barbares, de ne point souffrir l’établissement du christianisme. Et si l’auteur eût été appelé au conseil de l’empereur Constantin, il l’aurait bien détourné de protéger les chrétiens ; et aujourd’hui encore, si on lui demandait son avis à la cour de Constantinople, du Mogol, de Siam, de la Chine, etc., touchant la loi de Jésus-Christ, il ne manquerait pas de dire qu’il est de la bonne politique de ne la pas recevoir. Faites le même raisonnement pour la créance catholique. Selon les mêmes principes, jamais elle ne pourrait rentrer dans les États où elle a régné si longtemps. Quelles conséquences ! Je souhaite que l’auteur ne les ait point aperçues ; mais je ne puis croire qu’elles échappent à ses lecteurs ; et par cette raison j’ai dû en indiquer le danger.

Vous verrez bien aussi, mon Révérend Père, ce qu’on doit penser des maximes répandues dans le chapitre XII du Livre XXV, où il est question des lois pénales en matière de religion. L’auteur les condamne toutes absolument, et sans restriction ; puis il ajoute : « Il est plus sûr d’attaquer une religion par la faveur, par les commodités de la vie, par l’espérance de la fortune, non pas par ce qui avertit, mais par ce qui fait qu’on oublie ; non pas par ce qui indigne, mais par ce qui jette dans la tiédeur, lorsque d’autres passions agissent sur nos âmes, et que celles que la religion inspire sont dans le silence. » Comme ceci est dit en général, il n’y a pas de doute qu’on en puisse s’en servir aussi bien contre la vraie religion que contre les fausses ; et tel est le danger de tous ces principes purement politiques, qu’on fait entrer trop avant dans tout ce que l’homme doit croire et pratiquer pour son salut.

Ma dernière observation sera sur un endroit du Livre XXVI, chapitre IX, où l’Esprit des Lois désapprouve la conduite de Justinien, qui « mit parmi les causes de divorce le consentement du mari et de la femme d’entrer dans un monastère ». Voici la raison de l’auteur : « Il est naturel que des causes de divorce tirent leur origine de certains empêchements qu’on ne devait pas prévoir avant le mariage ; mais ce désir de garder la chasteté pouvait être prévu, puisqu’il est en nous. » Or, je le demande à toute personne intelligente : le désir de garder la chasteté ne peut-il pas aussi bien venir à des époux depuis leur mariage, que d’autres causes de divorce ? Et si ce désir se fait sentir à eux, n’est-il pas dans l’analogie de la religion de leur faciliter la route d’une vie plus parfaite ? « Mais, ajoute-t-on, cette loi ne fait que donner des victimes à Dieu sans sacrifice. » Ceci, sans doute, doit paraître singulier ! Quoi ! ce n’est pas un sacrifice que de s’engager à garder la chasteté tout le reste de sa vie ? Je finis ici ma très-longue lettre, qui n’attaque pas l’auteur de l’Esprit des Lois par animosité ou par jalousie, puisque je ne le connais pas. Je puis vous assurer au contraire que j’applaudis de grand cœur aux talents de cet écrivain, et que je ne refuserais pas d’entendre ses raisons, s’il en avait de bonnes à produire pour sa défense. Je vous prie d’insérer au plus tôt cette lettre dans vos Mémoires. Je suis, etc.

1 Le véritable titre du recueil, souvent cité sous le nom de Journal de Trévoux, est Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, commencés à Trévoux, in-12, Paris, Chaubert.

2 Au Père Berthier, jésuite.

On croit que cette première critique de l’Esprit des Lois est du Père Plesse, jésuite, qui plus tard travailla, dit-on, avec le Père Berthier aux Observations de Dupin. Voyez notre Introduction à l’Esprit des Lois t. III, page XXXVI, note I, et page XXXIX.

3 C’est à cette critique que Montesquieu répond dans les Éclaircissements, joints à la Défense de l’Esprit des Lois. (V. inf.)

4 La question n’est pas de savoir si le système est condamnable ; mais s’il existe, ce qui n’est pas douteux. Montesquieu discute les faits ; il n’en est pas responsable.

5 Qu’est-ce qui décide qu’une entreprise est un sacrilège contre Dieu ? Des hommes, qui se mettent à la place de Dieu, et qui se chargent de le venger : c’est une grande fatuité. Voit-on que le monde soit devenu plus pervers depuis qu’on s’en remet à la Divinité du soin de punir les blasphèmes ?

6 Dans l’édition de 1758, ce titre a été changé. Le chapitre est intitulé : De la Polygamie, ses diverses circonstances. Voyez aussi Inf. la Défence.

7 Celui de 1672 était de 403,643 personnes. Le dernier, dont parle Kæmpfer, était de 529,726. Voyez Kœmpfer, tome I, p. 192, et tome II, p. 199. (Note du Journal de Trévoux.)

8 Montesquieu fait allusion aux couvents. Il s’en faut de beaucoup que dans notre ancienne société l’entrée au couvent fût tout à fait libre. Aucune loi n’y obligeait, sans doute, mais dans combien de familles n’y avait-il pas des religieuses, des moines, et même des prêtres sans vocation, c’est-à-dire des gens forcés de contracter un engagement perpétuel, non par choix, mais par nécessité ?

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