(NOUVELLES ECCLÉSIASTIQUES, ou MÉMOIRES POUR SERVIR A L’HISTOIRE DE LA CONSTITUTION Unigenitus POUR L’ANNÉE 1749 1 )

9 octobre 1749.

La défense de l’Appel étant proprement la défense de la religion, et les Appelants faisant profession de défendre toute vérité, les livres des prétendus esprits forts de notre siècle ne sont point étrangers à ces Mémoires. Il y a environ un an qu’il s’est répandu ici une de ces productions irréligieuses dont le monde depuis quelque temps est inondé, et qui ne se sont si prodigieusement multipliées que depuis l’arrivée de la Bulle Unigenitus, et encore plus depuis qu’on n’est occupé que du soin de faire prévaloir le décret antichrétien. Le livre scandaleux dont il s’agit paraît imprimé à Genève en 2 vol. in-4, et en 4 vol. in-12, sous le titre de l’Esprit des Lois. Les journalistes de Trévoux en ont parlé dans leur journal du mois d’avril dernier, mais très-faiblement, dans une lettre qu’ils supposaient leur avoir été écrite à ce sujet. Il faut en rendre un compte plus juste et plus détaillé.

Le titre de cet ouvrage, le nom de cet auteur qui écrit toujours avec liberté, a beaucoup contribué à en multiplier les éditions. Cependant comme les maximes en sont dangereuses pour l’État et pour la religion, il est nécessaire d’en reprendre l’auteur, et d’en garantir le chrétien et le fidèle sujet ; ainsi, sans être censeur ni journaliste, on en va rendre un compte juste et détaillé.

L’auteur dit qu’il a bien des fois commencé et abandonné son ouvrage, que bien des fois il en a jeté les feuilles au vent. C’est qu’alors il marchait sans savoir où il allait. « Je suivais mon objet (dit-il dans la préface) sans former de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi ; et dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer, et finir. »

Si l’auteur avait voulu suivre un chemin frayé, son ouvrage lui aurait coûté moins de temps et de travail. Mais voulant marcher dans des routes détournées, il n’est pas surprenant qu’il ait éprouvé tout ce qui arrive à ceux qui s’égarent. Cependant quand l’auteur jettait au feu ses premières productions, il était moins éloigné de la vérité que lorsqu’il a commencé à être content de son travail. Il jettait au feu ses premières productions, parce que la vérité lui en découvrait le faux ; mais la vérité s’est retirée pour punir celui que sa lumière attristait. Laissé à lui-même et à ses propres ténèbres durant vingt ans, l’auteur s’est cru l’organe de la sagesse, et son ouvrage montre que durant vingt ans il a été le jouet de la folie.

Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour apercevoir que l’Esprit des Lois est fondé sur le Système « de la religion naturelle » : système impie que l’on affecte de répandre dans des livres de toute espèce, et que déjà des personnes de tout état, en très-grand nombre, ont le malheur d’avoir embrassé. On a montré dans les lettres contre le poëme de Pope, intitulé Essai sur l’Homme, que le système de la religion naturelle rentre dans celui de Spinosa. C’en est assez pour inspirer à un chrétien l’horreur qu’il doit avoir du nouveau livre que nous annonçons. On y reconnaît le génie et le style de l’auteur des Lettres Persanes. Les esprits superficiels qui liront cette dernière production diront : C’est un philosophe qui, se renfermant dans sa sphère, raisonne sur les lois en philosophe et en politique, et qui ne va pas plus loin. Ceux qui connaissent les petites ruses de messieurs de la religion naturelle en jugeront différemment. Ils verront que le livre de l’Esprit des Lois est fait pour venir à l’appui du Système favori. Écoutez les promoteurs et les partisans de ce système : ils n’ont pas la moindre pensée d’attaquer la religion. Dans le fond ils n’écrivent que pour la combattre. Chez eux toutes les religions, sans en excepter la religion chrétienne, ne sont regardées que comme chose de police. Reconnaître en général un premier Être ; élever de temps en temps son cœur vers lui ; s’abstenir des actions qui déshonorent dans le climat que l’on habite, et remplir certains devoirs par rapport à la société : voilà l’unique nécessaire ; tout le reste n’est qu’accidentel. Ainsi, en quelque lieu que vous soyez, conformez-vous au culte qui est reçu. En France vous serez catholique, en Angleterre protestant, à Constantinople musulman, aux Indes idolâtre : tous ces cultes sont indifférents. C’est le plan sur lequel l’auteur de l’Esprit des Lois a travaillé : ce n’est point dans la religion chrétienne qu’il puise les lumières dont il a besoin ; sa faible raison est le guide qui le conduit ; aussi tombe-t-il lourdement dès le premier pas. « Les lois, dans la signification la plus étendue, dit-il, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses 2  ». Les lois, des rapports ! cela se conçoit-il ? Que les rapports qu’ont les êtres les uns avec les autres soient la cause ou plutôt l’occasion des lois : on le comprend ; mais que les lois soient des rapports, qui le comprendra ? Cependant l’auteur n’a pas changé la définition des lois sans dessein. Quel est donc son but ? Le voici :

Selon le nouveau Système, il y a entre tous les êtres qui forment ce que Pope appelle le grand Tout un enchaînement si nécessaire, que le moindre dérangement porterait la confusion jusqu’au trône du premier Être ; c’est ce qui fait dire à Pope que les choses n’ont pu être autrement qu’elles ne sont, et que « tout est bien comme il est ». Cela posé, on entend la signification de ce langage nouveau, que les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; à quoi l’on ajoute « que dans ce sens tous les êtres ont leurs lois : la Divinité a ses lois ; le monde matériel a ses lois ; les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois ; les bêtes ont leurs lois ; l’homme a ses lois ». Sur quoi l’auteur cite Plutarque, qui dit que « la loi est la reine de tous mortels et immortels ». Mais est-ce d’un payen que nous devons apprendre ce qui convient à Dieu ? Plutarque reconnaît une loi, qui impose aux dieux la nécessité de la suivre : c’est le destin. Pour nous, nous savons que Dieu ne peut avoir d’autre loi que celle qu’il s’impose à lui-même ; vérité que l’auteur semble reconnaître, quand il dit que Dieu a fait les lois, selon lesquelles il a créé et conservé le monde. Mais le moment d’après il ajoute : « La création qui paraît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées : » Si la création paraît être un acte arbitraire, et qu’elle ne le soit pas ; si Dieu est nécessité à créer ; si tous les êtres ont avec lui des rapports si nécessaires, qu’il n’ait pu se dispenser de les créer, et de les créer tels qu’ils sont : voilà donc le monde nécessaire comme Dieu même ; et l’auteur a raison de soutenir que la création suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées : aussi l’auteur suppose-t-il partout que les hommes ont été créés avec l’ignorance et la concupiscence, sujets aux maladies et à la mort. Chez lui il n’est pas question de péché originel ; ne sachant pas comment les hommes ont été formés, il aime mieux imaginer avec les payens un temps où ils ont vécu en sauvages, que de puiser dans les livres saints ce qui y est dit de la création du premier homme, de sa chute, et des maux qu’elle a causés. M. Domat, dans son excellent Traité des Lois, prend la révélation pour guide, et plaint les payens d’avoir été privés de sa lumière (chap. I). Il pose pour fondement que l’homme a été créé pour connaître et pour aimer Dieu ; d’où il conclut que « la première loi » est celle qui prescrit à l’homme ses devoirs envers Dieu. Que l’auteur est éloigné de suivre un si beau modèle ! Il convient que la loi qui prescrit à l’homme ses devoirs envers Dieu est la plus importante ; mais il nie qu’elle soit le première. Il prétend que la première loi de la nature, c’est « la paix » ; parce que les hommes ont commencé par avoir peur les uns des autres. « On a trouvé, dit-il, dans les forêts, des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir. Des hommes qui ont peur les uns des autres sont bien éloignés de se faire la guerre 3  ; » d’où l’auteur conclut que la paix est la première loi qu’inspire la nature. La seconde loi de la nature, dit-il, presse l’homme de chercher à se nourrir : la troisième invite les deux sexes à s’unir ; la quatrième, quand les hommes sont revenus de la peur qu’ils avaient les uns des autres, les porte à former des sociétés ; mais dès que les sociétés sont formées, les guerres commencent. Telles sont les lois qui dérivent de la nature de l’homme, selon l’auteur. N’avons-nous pas bien de l’obligation à ces messieurs de substituer les idées basses et rampantes de leur « religion naturelle » aux idées nobles que la révélation nous donne de notre origine, de notre destination, et des devoirs qui y sont attachés ? Poursuivons :

L’auteur dit qu’il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique 4 . La raison qu’il en donne, est que les êtres particuliers, intelligents, sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l’erreur ; et d’un autre côté qu’il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. « Un tel être, dit-il parlant de l’homme, pouvait à tous les instants oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il pouvait oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles. »

L’auteur ne nous dit point quelle est la religion dont les lois rappellent l’homme à Dieu. Est-ce la religion chrétienne ? Est-ce la religion de Mahomet ? Est-ce la religion des Chinois ? C’est apparemment la « religion naturelle ». Quoi qu’il en soit, remarquons que, selon l’auteur, ce n’est point à la religion à régler les mœurs : c’est aux philosophes. Dieu, par les lois de la religion, rappelle l’homme à ce qu’il lui doit ; mais les philosophes par les lois de la morale, le rappellent à ce qu’il se doit à soi-même, et les législateurs à ce qu’il doit aux autres. Ainsi, selon l’auteur, le gouvernement du monde intelligent est partagé entre Dieu, les philosophes et les législateurs. Mais ces philosophes et ces législateurs sont des hommes, qui pouvaient à tous les instants s’oublier et oublier les autres. Qui les a rappelés à ce qu’ils se doivent à eux-mêmes, et à ce qu’ils doivent aux autres ? Où les philosophes ont-il appris les lois de la morale ? Où les législateurs ont-ils vu ce qu’il faut prescrire pour gouverner les sociétés avec équité ? Dans la religion chrétienne, les enfants savent ce que les sectateurs de la « religion naturelle » n’ont pu trouver après vingt ans de travail, que l’amour de Dieu est la première de toutes les lois, que l’amour du prochain est la seconde, et que de ces deux lois primordiales naissent toutes les autres.

Remarquons encore que l’auteur (qui trouve que Dieu ne peut pas gouverner les êtres libres aussi bien que les autres, parce qu’étant libres il faut qu’ils agissent par eux-mêmes) ne remédie à ce désordre que par des lois qui peuvent bien montrer à l’homme ce qu’il doit faire, mais qui ne lui donnent pas le moyen de le faire. Ainsi, dans le système de l’auteur, Dieu crée des êtres dont il ne peut empêcher le désordre, ni le réparer. Ne soyons plus surpris de les entendre dire, qu’il s’en faut bien que le monde intelligent soit « aussi bien » gouverné que le monde physique. Aveugle, qui ne voit pas que Dieu fait ce qu’il veut de ceux mêmes qui ne font pas ce qu’il veut ; et que sa sagesse se manifeste encore davantage dans le gouvernement du monde intelligent que dans le gouvernement du monde physique.

L’auteur, après avoir posé les principes généraux qu’il lui a plu, vient à la division de son ouvrage ; et d’abord il nous avertit que ce n’est point des lois qu’il traite, mais de l’esprit des lois. Les lois, nous le lui avons entendu dire, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Ici il ajoute que « l’esprit des lois consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses » 5 . Cela n’est-il pas bien clair ? L’auteur distingue ensuite trois espèces de gouvernements : « le républicain, le monarchique et le despotique. Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance. Le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. (Livre II, chapitre I.) Il ne faut pas, continue l’auteur, beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique, ou un gouvernement despotique, se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, contiennent tout. Mais dans un État populaire il faut un ressort de plus, qui est la vertu. » (Livre III, chapitre I.) La vertu est donc le principe du gouvernement républicain.

Mais « la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique ». C’est ce qu’on lit en titre au chapitre V, livre III. « Dans les monarchies, dit-on, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut, comme dans les plus belles machines l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible. L’État subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler. Les lois y tiennent la place de toutes ces vertus dont on n’a aucun besoin : l’État vous en dispense. Une action qui se fait sans bruit, y est en quelque façon sans conséquence. » L’auteur avertit ici, dans une note, « qu’il ne parle point de cette vertu qui a du rapport aux vérités révélées ». Mais reconnaît-il des vérités révélées ? Parle-t-il en aucun endroit en homme qui croit ? Quand messieurs de la « religion naturelle » ont glissé un mot pour dire qu’ils mettent la religion à part, ils croient pouvoir débiter impunément leurs impiétés ; mais leurs finesses sont aisées à découvrir.

Ce n’est point la vertu qui est le mobile qui fait agir dans un État monarchique. « Mais s’il manque d’un ressort, il en a un autre, dit l’auteur. L’honneur, c’est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition prend la place de la vertu, et la représente partout. » (Livre III, chapitre VI.) « Il est vrai, continue-t-il, que, philosophiquement parlant, c’est un honneur faux qui conduit toutes les parties de l’État ; mais cet honneur faux est aussi utile au public que le vrai le serait aux particuliers qui pourraient l’avoir. Et n’est-ce pas beaucoup, ajoute-t-il, d’obliger les hommes à faire toutes les actions difficiles et qui demanderaient de la force, sans autre récompense que le bruit de ces actions ? » (Livre III, chapitre VII.)

L’auteur traite ensuite du principe du gouvernement despotique, et il dit : « Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie de l’honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique ; pour la vertu, elle n’y est point nécessaire et l’honneur y serait dangereux. » (Livre III, chapitre IX.) « Tels sont, dit-il, les principes des trois gouvernements ; ce qui ne signifie pas que dans une certaine république on soit vertueux, mais qu’on devrait l’être. Cela ne prouve pas non plus que dans une monarchie on ait de l’honneur, et que dans un État despotique particulier on ait de la crainte ; mais qu’il faudrait en avoir, sans quoi le gouvernement sera imparfait. » (Livre III, chapitre XI.) Qui l’aurait cru, que pour rendre parfait le gouvernement monarchique, il fallût que les membres de l’État fussent destitués de vertu, et remplis de vanité ? A ce compte on devrait bannir de toutes les monarchies la religion chrétienne. Elle déteste les hommes vains ; et le grand ressort de monarchies, nous dit-on, c’est la vanité et le faux honneur.

Dans le livre XIV, l’auteur traite des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du climat. Il prétend que dans les pays de l’Orient la faiblesse d’organe, jointe à une certaine paresse dans l’esprit, est la cause de l’immutabilité de la religion et des mœurs. (Livre XIV, chapitre IV.) Il ajoute que le monachisme est né dans les pays chauds d’Orient, où l’on est moins porté à l’action qu’à la spéculation. (Livre XIV, chapitre VII.) Il en donne pour preuve les derviches qui sont en Asie, et les pénitents idolâtres qui sont en si grand nombre aux Indes. Il voudrait que les lois cherchassent à ôter tous les moyens de vivre sans travail. « Mais, dit-il, dans le midi de l’Europe elles font tout le contraire. Elles donnent à ceux qui veulent être oisifs, des places propres à la vie spéculative, et y attachent des richesses immenses. » Remarquez que l’auteur met sur la même ligne tous les moines, de quelque religion qu’ils soient : chrétiens, musulmans, idolâtres. On reconnaît à ce trait la main qui a écrit les Lettres Persanes. Mais autant l’auteur est sévère contre les moines, dont il veut que les lois vainquent la paresse malgré la nature du climat, autant il est indulgent pour les Anglais qui se tuent de sens froid. « Il est clair, dit-il, que les lois civiles de quelques pays peuvent avoir eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même ; mais en Angleterre on ne peut pas plus le punir qu’on punit les effets de la démence (livre XIV, chapitre XII) ; » c’est que chez les Anglais, selon l’auteur, l’homicide de soi-même « est l’effet d’une maladie ; cette action tient à l’état physique de la machine, et est indépendante de toute autre cause ». Un sectateur de la religion naturelle n’oublie pas que l’Angleterre est le berceau de sa secte. Il passe l’éponge sur tous les crimes qu’il y aperçoit. L’auteur finit le quatorzième livre comme il l’a commencé. Après avoir dit du peuple des Indes qu’il est doux, tendre, compatissant, il s’écrie : « Heureux climat, qui fait naître la candeur des mœurs, et produit la douceur des lois ! » C’est le climat qui donne les bonnes mœurs ! l’auteur ne s’élève pas plus haut. Cependant les Indiens sont idolâtres, dissolus à l’excès ; et leurs lois obligent leurs femmes de se brûler avec le corps de leurs maris : « Heureux climat, qui fait naître la candeur des mœurs, et la douceur des lois ! »

L’auteur traite de la polygamie (livre XVI), et dit que la loi qui ne permet qu’une femme est conforme au physique du climat de l’Europe, et non au physique du climat de l’Asie. « C’est pour cela, ajoute-t-il, que le mahométisme a trouvé tant de facilité à s’établir en Asie, et tant de difficulté à s’établir en Europe ; que le christianisme s’est maintenu en Europe, et a été détruit en Asie, et qu’en effet les mahométans font tant de progrès à la Chine, et les chrétiens si peu. » (Livre XVI, chapitre II.) Le chapitre IV porte pour titre, que « la loi de la polygamie est une affaire de calcul 6  » ; c’est-à-dire que dans les lieux où il naît plus de garçons que de filles, comme en Europe, on ne doit épouser qu’une femme ; dans ceux où il naît plus de filles que de garçons, la polygamie doit y être introduite. L’auteur observe que dans les climats froids de l’Asie, où il naît plus de garçons que de filles, on permet à une femme d’avoir plusieurs maris. La raison qu’il en donne, « c’est que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes est plus conforme à la nature dans certains pays que dans d’autres. Dans tout ceci, continue-t-il, je ne justifie pas les usages, mais j’en rends les raisons. » Comme si ce n’était pas justifier la double polygamie à l’égard de certains pays, que de dire qu’elle y est plus conforme à la nature : d’ailleurs la polygamie d’une femme qui a plusieurs maris est un désordre monstrueux, qui n’a été permis en aucun cas, et que l’auteur ne distingue en aucune sorte de la polygamie d’un homme qui a plusieurs femmes. Ce langage dans un sectateur de la religion naturelle n’a pas besoin de commentaire.

Le chapitre XV, où l’auteur traite de divorce et de la répudiation, est digne de lui. « Il est, dit-il, quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier, et il leur est toujours si fâcheux de le faire, que la loi est tyrannique, qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes... C’est donc une règle générale que, dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l’accorder aux femmes. Il y a plus : dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation, et aux hommes seulement le divorce. » Quelle morale ! quels hommes que ces messieurs de la religion naturelle, qui débitent de sens froid de pareilles absurdités, et qui osent s’en glorifier.

Autre décision, également conforme à la nature corrompue. L’auteur (livre XXII, chapitre XIX) dit de l’usure : « Il est clair que celui qui a besoin d’argent doit le louer, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin. C’est bien une action très-bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt ; mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, et non une loi civile. » Au chapitre suivant, il ne voit rien que de juste dans l’usure maritime. Et résumant ensuite tout ce qu’il a dit de l’usure, il soutient qu’il est permis à un créancier de vendre le temps. Voici ses paroles : « Celui-là paye moins, dit Ulpien, qui paye plus tard. Cela décide la question si l’intérêt est légitime, c’est-à-dire si le créancier peut vendre le temps, et le débiteur peut l’acheter. » L’aveuglement est tel chez ces messieurs, qu’ils prétendent justifier l’usure par l’endroit que les Pères de l’Église et les payens mêmes ont le plus fait valoir pour la condamner. Quant à Ulpien, l’auteur le prend tout de travers. Ulpien parle d’un débiteur qui ne paye pas au terme convenu, et qui par là cause du dommage à son créancier ; il mérite alors d’être condamné à payer des intérêts, sur ce principe que celui-là paye moins qui paye plus tard ; mais lorsque le débiteur paye au terme précis ce qu’il a emprunté, doit-il donc payer des intérêts ? L’auteur reprend Tacite, pour avoir dit que la loi des Douze Tables fixa l’intérêt à un pour cent. (Livre XXII, chapitre XXII.) « Il est visible qu’il s’est trompé, » dit l’auteur. Tacite ne s’est point trompé. Il parle de l’intérêt à un pour cent par mois, et l’auteur s’est imaginé qu’il parle d’un pour cent par an. Rien n’est si connu que « la centésime », qui se payait à l’usurier tous les mois ; un homme qui écrit deux volumes in-4º sur les lois devrait-il l’ignorer ?

Au chapitre II du livre XXIII, l’auteur parlant des mariages dit : « L’obligation naturelle qu’a le père de nourrir ses enfants a fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette obligation. » Un chrétien rapporterait l’institution du mariage à Dieu même, qui donna une compagne à Adam, et qui unit le premier homme à la première femme par un lien indissoluble, avant qu’ils eussent des enfants à nourrir. Mais l’auteur évite tout ce qui a trait à la révélation, quoiqu’il veuille quelquefois passer pour chrétien.

Quand il parle des lois romaines, qui accordaient des récompenses à ceux qui se mariaient ou qui avaient un certain nombre d’enfants, ou qui punissaient ceux qui ne se mariaient pas, il le fait avec éloge ; mais il ne peut s’empêcher de laisser voir son chagrin sur le changement que la religion chrétienne a apporté aux lois romaines à cet égard. « On trouve, dit-il, les morceaux de ces lois dispersées... dans le Code Théodosien qui les a abrogées, dans les Pères qui les ont censurées, sans doute avec un zèle louable pour les choses de l’autre vie, mais avec très-peu de connaissance des affaires de celles-ci... (Livre XXIII, chapitre XXI.) Des sectes de philosophes avaient déjà introduit dans l’Empire un esprit d’éloignement pour les affaires.... De là une idée de perfection attachée à tout ce qui mène à une vie spéculative ; de là l’éloignement pour les soins et les embarras d’une famille. La religion chrétienne, venant après la philosophie, fixa, pour ainsi dire, des idées que celle-ci n’avait fait que préparer. Il est certain que les changements de Constantin furent faits, ou sur des idées qui se rapportaient à l’établissement du christianisme, ou sur des idées prises de sa perfection... De là ces lois qui affaiblirent l’autorité paternelle, en ôtant au père la propriété du bien de ses enfants. Pour étendre une religion nouvelle, il faut ôter l’extrême dépendance des enfants, qui tiennent toujours moins à ce qui est établi... On ne cessa de prêcher partout la continence, c’est-à-dire, cette vertu qui est plus parfaite, parce que par sa nature elle doit être pratiquée par très-peu de gens... La même raison de spiritualité qui avait fait permettre le célibat, imposa bientôt la nécessité du célibat même. A Dieu ne plaise que je parle ici contre le célibat qu’a adopté la religion, mais qui pourrait se taire contre celui qu’a formé le libertinage ; celui où les deux sexes, se corrompant par les sentiments naturels mêmes, fuient une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celles qui les rendent toujours pires ? C’est une règle tirée de la nature que, plus on diminue le nombre des mariages qui pourraient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits. Moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages : comme lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols. » (Livre XXIII, chap. XXI.)

On aperçoit ici toute la malignité de l’auteur, qui veut rejeter sur la religion chrétienne des désordres qu’elle déteste. Elle n’impose à personne la nécessité d’embrasser la continence ; mais ceux qui s’engagent à l’observer, sont obligés d’accomplir leur vœu ; et combien y en a-t-il qui l’observent avec fidélité ? S’il en est qui violent leur engagement, comme en effet il y en a, est-ce à la religion qu’il faut s’en prendre, en insinuant qu’elle a rendu le monde plus corrompu, sous prétexte de l’élever à un plus haut degré de perfection ?

16 octobre 1749.

Dans un autre endroit l’auteur reprend Bayle d’avoir flétri la religion chrétienne, après avoir insulté toutes les religions. « Il ose avancer, dit-il, (livre XXIV, chapitre VI.) que de véritables chrétiens ne formeraient pas un État qui pût subsister. » A quoi l’auteur répond que « les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques ». Réponse qui ferait de l’auteur un chrétien, si le moment d’après il ne la détruisait. En continuant de répondre à Bayle, il dit : « Il est étonnant que ce « grand homme » n’ait pas su distinguer les ordres pour l’établissement du christianisme d’avec le christianisme même, et qu’on puisse lui imputer d’avoir méconnu l’esprit de sa propre religion. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils, c’est qu’il a vu que ces conseils, s’ils étaient ordonnés comme des lois, seraient contraires à l’esprit de ces lois. Les lois humaines, faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes et point de conseils. La religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils et peu de préceptes... Le célibat fut un conseil du christianisme. Lorsqu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua, il fatigua la société, pour faire exécuter aux hommes, par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil. » (Livre XXIV, chapitre VII.)

D’abord on aurait cru l’auteur fort éloigné des principes de Bayle ; mais Bayle « flétrissant » la religion chrétienne n’en est pas moins « un grand homme » aux yeux de l’auteur. Seulement il lui reproche de n’avoir pas compris que l’on pouvait, par une voie moins odieuse que celle qu’il a prise, se débarrasser de la gêne où la religion met ceux qui aiment à vivre sans joug. Et cette voie, c’est de réduire à de simples conseils les préceptes de la religion. En la regardant comme élevant les hommes à une perfection qui n’est que de conseil, on se conserve la liberté de parler d’elle quelquefois d’une manière avantageuse ; ce qui est mieux reçu que de s’annoncer pour un impie de profession. Mais le masque que prend l’auteur lui ôte-t-il le caractère d’impie ? Non, un impie masqué est toujours un impie, et d’ailleurs l’auteur ôte souvent son masque. Par exemple, quand il dit « que la religion catholique convient mieux à une monarchie, et la protestante à une république, » (livre XXIV, chapitre V.) c’est dire aux Hollandais de se donner bien de garde de se réunir à l’Église. De même, quand il dit que « le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne, et le gouvernement despotique à la mahométane, » (livre XXIV, chapitre III), c’est dire aux princes mahométans qu’ils doivent éviter avec grand soin de se faire chrétiens, parce que la religion chrétienne ne serait propre qu’à renverser tous les principes de leur gouvernement ; mais l’éloge que l’auteur fait de la secte stoïque le caractérise encore mieux.

« Les diverses sectes de philosophes, dit-il, étaient chez les anciens des espèces de religion. Il n’y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l’homme, et plus propres à former des gens de bien que celle des stoïciens ; et si je pouvais un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrois m’empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain. Elle n’outrait que les choses où il y a de la grandeur : le mépris des plaisirs et de la douleur. Elle seule savait faire les citoyens ; elle seule faisait les grands hommes ; elle seule faisait les grands empereurs. Faites pour un moment abstraction des vérités révélées ; cherchez dans toute la nature, et vous n’y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins. Julien même, Julien (un suffrage ainsi arraché ne me rendra point complice de son apostasie), non, il n’y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes. Pendant que les stoïciens regardaient comme une chose vaine les richesses, les grandeurs humaines, la douleur, les chagrins, les plaisirs, ils n’étaient occupés qu’à travailler au bonheur des hommes, à exercer les devoirs de la société : il semblait qu’ils regardassent cet esprit sacré qu’ils croyaient être en eux-mêmes, comme une espèce de providence favorable qui veillait sur le genre humain. Nés pour la société, ils croyaient tous que leur destin était de travailler pour elle : d’autant moins à charge que leur récompense était toute dans eux-mêmes ; qu’heureux par leur philosophie seule, il semblait que le seul bonheur des autres pût augmenter le leur. » (Livre XXIV, chapitre X.)

Un éloge si outré de la secte de Zénon pourrait-il partir de la plume d’un chrétien ? Quand on a dit de cette secte orgueilleuse et impie qu’elle seule savait faire les citoyens, qu’elle seule faisait les grands hommes, qu’il n’y a jamais eu de religion dont les principes fussent plus dignes de l’homme et plus propres à former les gens de bien : que reste-t-il à dire de la religion chrétienne ? Mais la secte stoïcienne a de si grands charmes pour un sectateur de la religion naturelle, que l’on ne doit pas être surpris de l’enthousiasme avec lequel l’auteur en parle. Les stoïciens n’admettaient qu’un Dieu ; mais ce Dieu n’était autre chose que l’âme du monde. Ils voulaient que tous les êtres depuis les premiers fussent nécessairement enchaînés les uns avec les autres. Une nécessité fatale entraînait tout. Ils niaient l’immortalité de l’âme, et faisaient consister le souverain bonheur à vivre conformément à la nature. C’est le fonds du système de la religion naturelle. Les parenthèses que l’auteur met ici, pour nous dire qu’il est chrétien, sont de faibles garants de sa catholicité. L’auteur rirait de notre simplicité, si nous le prenions pour ce qu’il n’est pas. Un chrétien ne parle point d’une secte impie comme l’auteur en parle ; écoutons-le encore quelques moments et nous le laisserons : « Quand Montézuma, dit-il, s’obstinait tant à dire que la religion des Espagnols était bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disait pas une absurdité, parce qu’en effet les législateurs n’ont pu s’empêcher d’avoir égard à ce que la nature avait établi avant eux. » (Livre XXIV, chapitre XXIV.) « Lorsque la religion fondée sur le climat a trop choqué le climat d’un autre pays, elle n’a pu s’y établir ; et quand on l’y a introduite, elle en a été chassée. Il semble, humainement parlant, que ce soit le climat qui a prescrit des bornes à la religion chrétienne et à la religion mahométane. » (Livre XXIV, chapitre XXVI.) L’auteur nous a dit ci-dessus que la religion doit permettre la polygamie dans les pays chauds, et non dans les pays froids. C’est ce qui est cause, selon lui, que le christianisme a été banni de l’Asie, et que le mahométisme n’a pu s’établir en Europe. Quelques pages plus bas l’auteur dit : « Nous sommes extrêmement portés à l’idolâtrie, et cependant nous ne sommes pas fort attachés aux religions idolâtres ; nous ne sommes guère portés aux idées spirituelles, et cependant nous sommes fort attachés aux religions qui nous font adorer un Être spirituel. Cela vient de la satisfaction, que nous trouvons en nous-mêmes, d’avoir été assez intelligents pour nous choisir une religion qui tire la Divinité de l’humiliation où les autres l’avaient mise. Nous regardons l’idolâtrie comme la religion des peuples grossiers, et la religion qui a pour objet un être spirituel, comme celle des peuples éclairés. » (Livre XXV, chapitre II.)

Un sectateur de la religion naturelle ramène tout à la nature. Tantôt c’est la nature du climat qui fait embrasser une religion plutôt qu’une autre ; tantôt c’est la conformation du corps et une certaine paresse dans l’esprit, qui sont cause de l’immutabilité de la religion dans certains pays. Maintenant c’est à l’orgueil que l’on attribue d’avoir fait passer les hommes de l’idolâtrie à la créance de l’unité d’un Dieu. Il feint d’ignorer que toute la terre était idolâtre quand Jésus-Christ a paru ; que les Juifs étaient le seul peuple qui connût Dieu, et que ce peuple avait eu, jusqu’à la captivité de Babylone, un affreux penchant pour l’idolâtrie. Quelques philosophes avaient essayé de ramener les hommes à des idées plus dignes de la Divinité ; mais ces philosophes eux-mêmes s’étaient démentis, en suivant la religion du peuple ; et leur doctrine était demeurée dans l’obscurité de leurs écoles, quoiqu’elle dût, selon les principes de l’auteur, faire beaucoup de progrès, en ce qu’elle flattait l’orgueil de l’homme. Ce ne fut qu’à la prédication des apôtres que l’univers ouvrit les yeux ; encore vit-on le simple peuple embrasser la religion toute spirituelle de Jésus-Christ avant les grands, les philosophes, les magistrats. Ceux-ci ne se convertirent qu’après avoir persécuté les chrétiens, et combattu pour l’idolâtrie pendant trois cents ans. Comment est-il arrivé que les idées spirituelles de la religion chrétienne aient été goûtées par le petit peuple, avant que les grands génies la reçussent ? C’est à quoi le sectateur de la religion naturelle ne répondra jamais. Cependant on nous dit aujourd’hui que, si d’idolâtre le monde est devenu chrétien, cela vient de la satisfaction que nous trouvons en nous-mêmes, d’avoir été assez intelligents pour avoir choisi une religion qui tire la Divinité de l’humiliation où les autres l’avaient mise. Quel orgueil ! quelle ingratitude ! quelle folie !

Finissons par un trait de l’auteur sur la tolérance en fait de religion. (Livre XXV, chapitre IX.) « Lorsque les lois d’un État, dit-il, ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entre elles. C’est un principe, que toute religion qui est réprimée devient elle-même réprimante ; car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie. Il faut donc que les lois exigent de ces diverses religions, non-seulement qu’elles ne troublent par l’État, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entre elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois en se contentant de ne pas agiter le corps de l’État ; il faut encore qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit. Comme il n’y a guère que les religions intolérantes qui aient un grand zèle pour s’établir ailleurs, parce qu’une religion qui peut tolérer les autres, ne pense guère à sa propagation, ce sera une très-bonne loi civile, lorsque l’État est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre. Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un État une nouvelle religion, ou de ne pas la recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle est établie, il faut la tolérer. »

C’est, comme on voit, donner gain de cause aux anciens et aux nouveaux persécuteurs de la religion chrétienne. C’est armer actuellement les princes infidèles contre le christianisme, et leur dire qu’ils ne doivent jamais souffrir que l’on vienne prêcher l’Évangile dans leurs États. Tout le livre de l’Esprit des Lois tend à montrer que la religion doit s’accommoder aux mœurs, aux usages et aux coutumes des différents pays, quels qu’ils soient. Où l’usure, où la polygamie, où l’idolâtrie sont permises, il faut les permettre, sans quoi on ne doit point être écouté.

Mais serons-nous écouté, nous qui dénonçons les livres qui contiennent de pareilles maximes ? Un constitutionnaire fanatique 7 dira que ce serait faire trop d’honneur aux Nouvelles ecclésiastiques que de flétrir des livres qu’elles dénoncent comme pernicieux, et qui le sont en effet. Mais faut-il fermer les yeux sur l’impiété, parce que les nôtres sont ouverts pour la repousser ? Qu’importe par qui le bien se fasse, pourvu qu’il se fasse. Les préventions où l’on est à notre égard doivent-elles influer sur la religion, jusqu’à la laisser en proie à ses ennemis, parce que Dieu nous a donné quelque zèle pour la défendre. On s’est plaint en tout temps que l’erreur souffrait tout, hors la vérité. Nous avons encore cette marque de conformité avec les anciens défenseurs de la religion que le monde n’aura de haine que contre nous. Cet acharnement à défendre les appelants 8 , tandis que les déistes marchent tête levée, est pour quiconque sait rechercher la gloire de l’appel et l’ignominie de la bulle.

Ajoutons à cette analyse : 1º que ceux que nous appelons les messieurs de la religion naturelle n’en ont proprement aucune, puisque c’est n’avoir aucune religion, que de n’avoir que celle qu’on se fait en suivant une raison aveugle et corrompue ; 2º que l’ouvrage dont il s’agit n’est pas moins contraire aux saines maximes du gouvernement temporel qu’à la religion de Jésus-Christ et aux saintes règles de l’Évangile. On fera brûler par la main du bourreau les Nouvelles ecclésiastiques, dont le but unique et perpétuel est de confirmer les hommes dans la possession des vérités qui font également et le vrai chrétien et le fidèle sujet du roi ; et on laissera débiter un malheureux écrit qui apprend aux hommes à regarder la vertu comme un mobile inutile dans les monarchies, et toutes les religions, même la véritable, comme une affaire de politique, une pure suite du climat, etc. Qu’il nous soit permis de le dire : L’un ne serait-il pas une punition de l’autre ?

1 Avec cette épigraphe : Bellabunt adversum te, et non prœvalebunt ; quia ego tecum sum ut salvam te, et eruam te, dixit Dominus. (Jérémie, XV, 20.)

2 Esprit des Lois, livre I, chapitre I.

3 Esprit des Lois, livre I, ch. II.

4 Esprit des Lois, livre I, chap. I.

5 Esprit des Lois, livre I, chapitre III.

6 Ce titre a été remplacé dans l’édition de 1758 par celui-ci : De la Polygamie ; ses diverses circonstances.

7 C’est-à-dire un partisan de la constitution Unigenitus.

8 C’est-à-dire à empêcher de parler les Jansénistes, qui en appellent de la bulle Unigenitus au futur concile.

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