Préface de l’éditeur

En publiant un Commentaire sur quelques principales maximes de l’Esprit des Lois, Voltaire le fit précéder d’un Avant-propos, où, suivant son habitude, il égratigne à la fois ceux qu’il attaque et ceux qu’il défend.

« Montesquieu, dit-il, fut compté parmi les hommes les plus illustres du dix-huitième siècle, et cependant il ne fut pas persécuté : il ne fut qu’un peu molesté pour ses Lettres persanes, ouvrage imité du Siamois de Dufresny, et de l’Espion turc ; imitation très-supérieure aux originaux, mais au-dessous de son génie. Sa gloire fut l’Esprit des Lois 1 . Les ouvrages de Grotius et de Puffendorf n’étaient que des compilations ; celui de Montesquieu parut être celui d’un homme d’État, d’un philosophe, d’un bel esprit, d’un citoyen. Presque tous ceux qui étaient les juges naturels d’un tel livre, gens de lettres, gens de lois de tous les pays, le regardèrent, et le regardent encore comme le code de la raison et de la liberté. Mais, dans les deux sectes des jansénistes et des jésuites qui existaient encore, il se trouva des écrivains qui prétendirent se signaler contre ce livre, dans l’espérance de réussir à la faveur de son nom, comme les insectes s’attachent à la poursuite de l’homme, et se nourrissent de sa substance. Il y avait quelques misérables profits alors à débiter des brochures théologiques, et en attaquant les philosophes. Ce fut une belle occasion pour le gazetier des Nouvelles ecclésiastiques, qui vendait toutes les semaines l’histoire moderne des sacristains de paroisse, des porte-dieu, des fossoyeurs et des marguilliers. Cet homme cria contre le président de Montesquieu : Religion, Religion, DIEU, DIEU ! et il l’appela déiste et athée, pour mieux vendre sa gazette. Ce qui semble peu croyable, c’est que Montesquieu daigna lui répondre. Les trois doigts qui avaient écrit l’Esprit des Lois, s’abaissèrent jusqu’à écraser, par la force de la raison et à coup d’épigrammes, la guêpe convulsionnaire qui bourdonnait à ses oreilles quatre fois par mois.

« Il ne fit pas le même honneur aux jésuites ; ils se vengèrent de son indifférence en publiant à sa mort qu’ils l’avaient converti. On ne pouvait attaquer sa mémoire par une calomnie plus lâche et plus ridicule. Cette turpitude fut bien reconnue lorsque, peu d’années après, les jésuites furent proscrits sur le globe entier qu’ils avaient trompé par tant de controverses et troublé par tant de cabales.

« Ces hurlements des chiens du cimetière Saint-Médard, et ces déclamations de quelques régents de collége, ex-jésuites, ne furent pas entendus au milieu des applaudissements de l’Europe. »

Si j’ai cité ce jugement peu bienveillant pour Montesquieu, et plus qu’acerbe pour les jansénistes et les jésuites, c’est que, tout en renfermant plus d’une inexactitude, il nous apprend que les critiques et la Défense de l’Esprit des Lois furent un événement littéraire en 1749 et 1750. D’Alembert, qui appelle la Défense un chef-d’œuvre, n’est pas moins explicite sur ce point. La parole n’était pas libre en France, surtout en ce qui touchait à la religion. C’était la première fois peut-être qu’un philosophe, dénoncé comme un ennemi de la foi, tenait tête à ses adversaires sans les injurier, et qu’à force de raison et d’esprit, il mettait les rieurs de son côté. Comparée aux pamphlets violents et cyniques de Voltaire, la Défense est de l’atticisme le plus pur.

C’est toujours ainsi qu’on l’a regardée. Mais, en proclamant la victoire de Montesquieu, les éditeurs ne nous ont point fait connaître les pièces du procès. Nous avons la réponse de l’auteur ; nous ne savons pas toujours à quoi il répond. Ne serait-il pas équitable de publier l’attaque en même temps que la défense, et de permettre au lecteur de juger comme on l’a fait au dernier siècle, après avoir entendu les parties ?

Nous l’avons pensé. Aussi donnons-nous la critique du Journal de Trévoux, ainsi que celle des Nouvelles ecclésiastiques, en y joignant la réponse que cette dernière feuille fit à la Défense de l’Esprit des Lois. Les observations du journal des jésuites (on suppose que le père Plesse en est l’auteur) sont faites avec convenance ; on y entrevoit même une certaine admiration pour Montesquieu. Quant aux Nouvelles ecclésiastiques, les articles qu’on attribue à un abbé La Roche, fort avancé dans le parti convulsionnaire, sont aigres et malveillantes ; on y sent l’âpre désir de compromettre l’auteur de l’Esprit des Lois avec les évêques, et de livrer tout au moins le livre au bras séculier. A la distance où nous sommes cette critique paraît misérable ; les contemporains n’en jugeaient pas de même. Les Nouvelles ecclésiastiques défendaient, disait-on, la religion et la morale ; cela suffisait pour remuer l’opinion et inquiéter les bonnes âmes, qui ont toujours peur. Dans tous les temps, les hommes qui ont apporté au monde quelque vérité nouvelle ont été regardés comme suspects et dangereux. Dans tous les temps, on a pris au sérieux un certain nombre d’écrivains, à l’esprit borné et envieux, qui, sans aucun scrupule, affublent d’un manteau sacré leur prodigieuse ignorance, et de leur propre chef se déclarent les vengeurs de Dieu et de l’Église. Ils n’ont d’autre talent que l’injure ; qu’importe ? Pourvu qu’on fasse du bruit et qu’on batte le tambour, le gros du public se laisse aisément étourdir et suit volontiers celui qui crie le plus fort. Montesquieu ne pouvait échapper au sort commun des grands esprits. Son mérite fut d’apercevoir tout d’abord la perfidie des coups qu’on lui portait, et de se défendre avec autant d’adresse que de modération. Après tout, on a peut-être tort d’en vouloir à des hommes qui, vivant dans l’ombre du passé, se sentent troublés tout à coup par l’éclat d’une lumière nouvelle. Des préjugés sont une propriété à laquelle on ne renonce pas volontiers. L’Esprit des Lois, c’était la philosophie, c’est-à-dire la raison qui s’emparait du droit public, et qui le sécularisait. Un instinct secret disait au Nouvelliste ecclésiastique qu’il y avait là le germe d’une révolution dans les idées ; cet instinct ne le trompait pas.

A ces pièces curieuses nous en avons joint quelques autres aussi peu connues, telles que la Suite de la Défense de l’Esprit des Lois, par La Beaumelle, suite qu’on a attribuée à Montesquieu, quoiqu’elle ne porte en aucune façon la marque de son style ni de son esprit. Elle renferme quelques détails qui ne manquent pas d’intérêt, et nous donne le ton de l’opinion favorable à l’Esprit des Lois. Au point de vue purement littéraire, tous ces pamphlets sont de peu de valeur ; au point de vue historique, il en est tout autrement. En ne respectant qu’un petit nombre de chefs-d’œuvre parmi les productions de chaque siècle, le temps les isole comme les pyramides au milieu des sables du désert. Cela suffit pour les admirer de confiance ; mais si l’on veut les estimer à leur prix, il faut les replacer dans le milieu qu’ils occupaient au jour de leur apparition, et reconstruire en quelque façon les chaumières et les cabanes qui les entouraient. C’est ainsi seulement qu’on en saisira la véritable grandeur. Ajouterai-je qu’à cette comparaison personne n’a moins à perdre que Montesquieu ?

Juillet 1877

1 Voltaire ne parle point de la Grandeur et de la Décadence des Romains, que, dans une lettre à Thiriot, il appelle la Décadence du Président. Malgré tout son esprit, Voltaire n’a rien compris, ou n’a rien voulu comprendre, au génie de Montesquieu.

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