AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR 1

Pour l’intelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer que ce que j’appelle la vertu dans la république est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique ; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l’honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J’ai donc appelé vertu politique l’amour de la patrie et de l’égalité. J’ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n’ont pas compris ceci m’ont fait dire des choses absurdes, et qui seraient révoltantes dans tous les pays du monde ; parce que, dans tous les pays du monde, on veut de la morale 2 .

2e. Il faut faire attention qu’il y a une très-grande différence entre dire qu’une certaine qualité, modification de l’âme [ame], ou vertu, n’est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu’elle n’est point dans ce gouvernement. Si je disais : telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre, en conclurait-on qu’ils ne sont point dans la montre ? Tant s’en faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu politique ne l’est pas. En un mot, l’honneur est dans la république, quoique la vertu politique en soit le ressort ; la vertu politique est dans la monarchie, quoique l’honneur en soit le ressort.

Enfin, l’homme de bien dont il est question dans le livre III, chapitre V, n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j’ai parlé. C’est l’homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l’amour des lois de son pays. J’ai donné un nouveau jour à toutes ces choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées ; et, dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot de vertu, j’ai mis vertu politique 3 .

1 Cet Avertissement n’est point dans les premières éditions. Il a été fait pour répondre aux critiques du temps, qui regardaient comme une insulte au gouvernement, et presque comme un crime de lèse-majesté, qu’un Français du XVIIIe siècle ne fît pas de la vertu le principe de la monarchie.

2 Conf. Éclaircissements sur l’Esprit des Lois ; à la suite de la Défense.

3 On a toujours argumenté contre Montesquieu comme s’il eût dit qu’il n’y avait que de la vertu dans les républiques et que de l’honneur dans les monarchies, ou qu’il n’y avait d’honneur que dans celle-ci et de vertu que dans celle-là ; mais il n’a dit ni l’un ni l’autre, et il est même fort étrange qu’on l’ait supposé, car c’était aussi le supposer capable d’une très-grande absurdité ; mais la malveillance n’y regarde pas de si près. (LA HARPE.)

Montesquieu s’est fait une langue scientifique. Les mots vertu, honneur, monarchie, etc., ont chez lui un sens particulier très-nettement défini. Pour comprendre Montesquieu, et surtout pour le critiquer, il faut avant tout en étudier le dictionnaire.

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