La clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans la république, où l’on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Dans l’État despotique, où règne la crainte, elle est moins en usage, parce qu’il faut contenir les grands de l’État par des exemples de sévérité. Dans les monarchies, où l’on est gouverné par l’honneur, qui souvent exige ce que la loi défend 1 , elle est plus nécessaire 2 La disgrâce y est un équivalent à la peine ; les formalités même des jugements y sont des punitions. C’est là que la honte vient de tous côtés pour former des genres particuliers de peine.
Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur égard est inutile ; elle ne peut servir qu’à ôter aux sujets l’amour qu’ils ont pour la personne du prince, et le respect qu’ils doivent avoir pour les places.
Comme l’instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature de la monarchie.
Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d’amour, ils en tirent tant de gloire, que c’est presque toujours un bonheur pour eux d’avoir l’occasion a de l’exercer ; et on le peut presque toujours dans nos contrées.
On leur disputera peut-être quelque branche de l’autorité, presque jamais l’autorité entière ; et si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie.
Mais, dira-t-on, quand faut-il punir ? quand faut-il pardonner ? C’est une chose qui se fait mieux sentir qu’elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très-visibles ; on la distingue aisément de cette faiblesse qui mène le prince au mépris et à l’impuissance même de punir.
L’empereur Maurice 3 prit la résolution de ne verser jamais le sang de ses sujets. Anastase 4 ne punissait point les crimes. Isaac l’Ange jura que, de son règne, il ne ferait mourir personne. Les empereurs grecs avaient oublié que ce n’était pas en vain qu’ils portaient l’épée.
1 En cas de duel, par exemple.
2 L’auteur ne parle que de la cour et de la noblesse de France. Il oublie quelle était la dureté des peines pour le peuple, et combien la clémence du prince était rarement mise en jeu, quand il ne s’agissait point des grands.
a A. D’avoir une occasion, etc. ; B. D’avoir occasion, etc.
3 Evagre, Histoire.
4 Fragment de Suidas [qui se retrouve] dans Const. Porphyrogénète. (M.) Le sens de l’original est qu’Anastase donnait les charges à des sujets indignes. L’ancienne version latine de Suidas a trompé M. de Montesquieu. (CRÉVIER.)